Un film qui joue avec la vérité

Pierre Trépanier

Le 28 avril 2002, le réseau de télévision Canal D diffusait le film Je me souviens d'Éric R. Scott, sorte de pamphlet déguisé en documentaire qui cherchait à prouver, en s'appuyant sur les recherches d'Esther Delisle (auteure d'une thèse de doctorat dont la validité fut plus d'une fois contestée, notamment par le sociologue Gary Caldwell) et sur les propos de Jacques Zylberberg (directeur de la thèse en question), que l'antisémitisme des intellectuels traditionalistes canadiens-français et l'antisémitisme éliminationniste nazi ne fut qu'une seule et même chose. Pierre Trépanier, spécialiste de Lionel Groulx et de l'histoire intellectuelle québécoise, a brillamment dénoncé et réfuté les mensonges véhiculés par le film. Selon M. Trépanier, le film d'Éric R. Scott « attente à la vérité et bafoue l'histoire ».

« On peut fausser l'histoire avec des faits avérés comme avec des mensonges voilés ou flagrants. Le dimanche 28 avril, Canal D présentait Je me souviens, film d'Eric R. Scott, avec la participation d'Esther Delisle et de Jacques Zylberberg, directeur de recherche de cette dernière. Deux sujets s'y entremêlent : l'antisémitisme des chefs de file du nationalisme canadien-français dans le Québec de l'entre-deux-­guerres et au-delà; l'aventure intellectuelle de Mme Delisle, censément victime d'un complot nationaliste pour la bâillonner et l'empêcher de révéler au monde le pétainisme et l'antisémitisme des élites canadiennes-françaises. Robert Rumilly, Mason Wade, Michael Oliver, Richard Jones et Irving Abella, entre autres, avaient pourtant établi la présence de l'un ou de l'autre bien avant la politologue diplômée de l'université Laval.

Mme Delisle n'a jamais compris que les réticences des spécialistes à son égard s'expliquent par la piètre qualité scientifique de sa thèse de doctorat, appréciation sur laquelle tombent d'accord le sociologue Gary Caldwell, le politologue Guy-Antoine Lafleur et l'historien Gérard Bouchard. Je partage l'opinion motivée de ces collègues.

L'étude de l'antisémitisme au Québec ne me gêne nullement. Ce qui a été a été. J'abonde dans le sens de Robert O. Paxton, historien de la France de Vichy, qui remarque dans le documentaire : « Elle [Mme Delisle] ne délire pas; et comme je le disais tout à l’heure, la langue antisémite nous choque aujourd'hui, mais c'était à l'époque assez normal. En France, avoir été battu en juin 40 laissait une cicatrice extraordinaire. La construction d'une mémoire est une chose compliquée. Quand on a vécu une défaite et quatre ans de collaboration, c'est difficile. Les années 30, c'était le moment de l'influence maximum de l'autoritarisme, du fascisme et de l'extrême droite européenne ailleurs dans le monde, et ça serait normal d'explorer ces influences au Québec parce que ces influences ont existé partout. Un citoyen formé, un citoyen instruit doit reconnaître la vérité, même quand ce n'est pas toujours très beau ».

Ce qui me gêne, c'est le refus de Mme Delisle et de MM. Zylberberg et Scott de distinguer dans l'antisémitisme les types, les formes et les degrés : Lionel Groulx, Esdras Minville, Adrien Arcand, Adolf Hitler, même combat! L'honnêteté intellectuelle impose ces distinctions comme elle oblige à ne pas mettre sur le même pied les graffiti haineux et les chambres à gaz. Si le destin avait permis aux victimes du nazisme de choisir entre l'antisémitisme hitlérien et l'antisémitisme nationaliste-traditionaliste, de quel côté leur choix se serait-il porté? S'interdire de nuancer, tout malaxer dans une pâte grise, à grand renfort d'effets cinématographiques, comme s'y emploie ce film, équivaut à banaliser l'antisémitisme éliminationniste ainsi que la Shoah.

Je veux souligner ici trois méthodes par lesquelles ce film attente à la vérité et bafoue l'histoire : l'exagération, l'amalgame et la partialité, armes de tout temps familières aux antisémites.

M. Zylberberg déclare dans le film: « Chaque jour, il y a un éditorial antisémite, il y a une caricature antisémite en première page du Devoir - il n'y a pas beaucoup plus en première page -, et vous me dites que le journal n'est pas antisémite, et ça dure pendant des dizaines d'années : jusqu' où pouvez-vous aller dans l'invraisemblable? » Vraiment, M. Zylberberg, chaque jour, en première page et pendant des dizaines d'années?

La consultation du microfilm du Devoir montre que les propos malveillants à l'égard des Juifs y sont assez fréquents, mais qu'ils ne trahissent pas une obsession quotidienne et n'occupent qu'un espace restreint de l'espace rédactionnel. Les journalistes du Devoir pouvaient passer des journées entières sans s'occuper des Juifs. De loin en loin, il leur échappait même, au sujet de ces derniers, des observations neutres ou, à l'occasion, favorables. Pierre Anctil ne relève qu'une vingtaine d'éditoriaux relatifs aux Juifs dans le Devoir, pendant le directorat de Pelletier, soit de 1932 à 1947 (Le Devoir, les Juifs et l'immigration, p. 97) Quant aux caricatures, sauf erreur, le Devoir en est dépourvu dans l'entre-deux-guerres et le premier caricaturiste sera Robert La Palme. Soyons généreux et disons que M. Zylberberg exagère.

Amalgame, maintenant. Le film épingle, entre autres personnages, Lionel Groulx, Georges Pelletier et Esdras Minville. M. Zylberberg martèle : « Et je crois que le pire péché c'est qu'elle [Mme Delisle] touche, inconsciemment, à un mythe de l'histoire officielle, qu'un certain nombre d'élites intellectuelles étaient franquistes, pétainistes [comme si c'était beau d'être franquiste ou pétainiste], mais pas hitlériennes. Ce n'est pas vrai. Les gens qui entouraient le chanoine Groulx étaient pro-Adolf Hitler ». Spécialiste de Lionel Groulx, j'affirme que M. Zylberberg se trompe ou nous trompe.

Où sont ses preuves? Dans le cas de Minville, professeur, puis directeur de l'École des Hautes Etudes commerciales, une seule citation, et de 1935. Le narrateur du film la lit : « Ce que nous voulons, ce que veulent les directeurs de l’Action nationale, ce que veut M. l'abbé Groulx, notre maître à tous, c'est assez simple en vérité. Et l'étonnant est bien que nous en soyons encore à le désirer quand nous devrions en avoir toujours vécu. Si les nationaux-socialistes entendent remettre en honneur, sauver, cultiver, exalter même tout ce qui est allemand, s'ils entendent ramener l’Allemagne à ses traditions et à son esprit, lui restituer la conscience de soi-­même, le sens de son génie propre, la foi dans ses destinées; s'ils entendent lui rendre sa dignité, sa fierté, son indépendance, sa joie de vivre la vie allemande, alors ils font une œuvre saine, une oeuvre d'intelligence et de volonté. Ils donnent ainsi l'exemple à bien d'autres peuples. Je veux espérer que j'interprète justement leurs intentions. Ce que, en 1933, Gonzague De Reynold ne faisait ainsi qu'espérer de Hitler et de ses chemises brunes, il aurait pu dès lors, il pourrait encore aujourd'hui l'écrire en toute vérité de M. l'abbé Groulx et des directeurs de l’Action nationale ». Le lecteur arrête ici la citation.

Poursuivons-la : « Impossible en moins de lignes de résumer plus exactement leur pensée. "Remettre en honneur, sauver, cultiver, exalter (peut-être même n’irions-nous pas jusque-là) tout ce qui est canadien-­français; ramener le Canada français à ses traditions et à son esprit; lui restituer la conscience de soi-même, le sens de son génie propre, la foi dans ses destinées... Sa dignité, sa fierté, sa joie de vivre la vie canadienne-française... " Eh bien! quoi que prétende certain lanceur d'excommunication, cela épuise nos ambitions » (L'Action nationale, octobre 1935, p. 96, 97; Mme Delisle cite ces lignes dans le Traître et le Juif, p. 244-245, en les détournant de leur sens obvie). Bousculé par le rythme du film, le spectateur ne remarquera peut-être pas la date de ce texte. De plus, rien ne lui fait soupçonner qu'une bonne partie en est empruntée à un auteur suisse. Une personne de bonne foi peut-elle conclure de ces lignes que Minville était un nazi, un hitlérien? Le prétendre, n'est-ce pas se rendre coupable d'une mauvaise action, peut-être même d'une calomnie?

L'exagération et l'amalgame sont au service de la partialité. Que penserait-on d'un juge qui, instruisant un procès, n'entendrait que les témoins à charge, écartant tout témoin à décharge? Qui ne verserait au dossier que les pièces accusatoires, repoussant les autres du seul fait qu'elles atténuent la responsabilité de l'inculpé? C'est l'indélicatesse que commettent les justiciers Scott, Delisle et Zylberberg.

Par exemple, ils se gardent de mentionner le fait que Minville a condamné le nazisme. Dès mai 1932, dans L'Actualité économique, il notait les « progrès inquiétants » des nazis aux élections. Dans une conférence de 1937, il soutenait que « le fascisme n'est pas un article d'exportation [...] Je dis la même chose du nazisme ». Son Citoyen canadien-français, qui est de 1946, rejette « les totalitarismes de toutes marques, le fascisme, le nazisme et leurs succédanés qui, procédant d'une doctrine inhumaine de l'État, de la race ou de la classe, réduisent l'homme au rôle d'unité matricule dans un troupeau et le plient, corps et esprit, à la volonté souveraine et universelle du chef de l’État » (t.1, p. 185). Quelques années plus tôt, dans une étude préparée par la Commission Rowell-Sirois, il affichait ses convictions : « L'individu isolé du "libéralisme économique" est une proie offerte à toutes les exploitations; l'État providence du socialisme et du communisme, une tyrannie inposée à la personne humaine - de même que l'État totalitaire du fascisme et du nazisme ».

La réputation des deux autres souffre aussi de la partialité de Scott et de Delisle. Le film rappelle ces lignes de Jacques Brassier, pseudonyme de Groulx : « Et que, par miracle, notre mot d'ordre fût compris et exécuté, et, dans six mois, un an, le problème juif serait résolu, non seulement dans Montréal, mais d'un bout à l'autre de la province. De Juifs, il ne resterait plus que ce qui pourrait subsister entre soi. Le reste aurait déguerpi, se serait forcément dispersé, pour chercher sa vie en d'autres occupations que le commerce » (L'Action nationale, avril 1933, p. 242-243; je rétablis le texte légèrement modifié dans le film).

Mais, quelle était cette consigne que le film ne mentionne pas? « À ceux de nos compatriotes toujours plus ou moins en velléité d'antisémitisme, nous dirions, en toute franchise, pour calmer leurs ardeurs belliqueuses, qu'il n’y a de problème juif en ce pays que parce que nous l'avons voulu et ne cessons de le vouloir. L'antisémitisme, non seulement n'est pas une solution chrétienne; c'est une solution négative et niaise. Pour résoudre le problème juif, il suffirait aux canadiens-français de recouvrer le sens commun. Nul besoin d'appareils législatifs extraordinaires, nul besoin de violence d'aucune sorte. Nous ne donnerions même pas aux nôtres ce mot d'ordre: "N'achetez pas chez les Juifs!" Nous dirions simplement aux clients canadiens-français : "Faites comme tout le monde, faites comme tous les autres groupes ethniques : achetez chez vous!" Nous dirions ensuite aux commerçants canadiens-français: "Ayez un certain sens des affaires; ne laisser pas les Juifs accaparer tout le commerce de gros; améliorez vos méthodes; ayez une certaine volonté d'attirer et de satisfaire le client ... "Eh, oui, voilà à peu près tout ce que nous dirions » (ibidem).

Plus tard, le 1er novembre 1953, faisant une lecture spiritualiste de l'histoire contemporaine, Groulx déclarera, dans une allusion transparente à Hitler et à Mussolini : « En déifiant l'homme en quelque sorte, ou, en tout cas, en instituant une religion de l'Homme, Karl Marx prétendait bien le libérer des servitudes capitalistes. Il n'a fait que l'enchaîner au fond de l'enfer communiste. D'autres chefs de peuple que nous n'avons pas oubliés, ont tenté de déifier la nation ou la patrie, pour le faux espoir de les grandir; ils les ont acheminés vers les tragiques catastrophes ».

Pelletier, qui ironise parfois grossièrement aux dépens des Juifs, a aussi consigné, dans le Devoir du 26 novembre 1938, p. 1, cette protestation : « Personne qui ne soit un peu humain, quels que puissent être ses sentiments envers les Juifs d'ici ou d'ailleurs, ne saurait rester indifférent aux actes de brutalité méthodique dont les Juifs d'Allemagne souffrent. Une nation vraiment forte, civilisée, chrétienne, ne traque pas ainsi, pour quelque motif que ce soit, des boutiquiers, des marchands, de petits ou de moyens industriels, des professeurs, des hommes de profession, ne les jette pas dans les camps de concentration, ne prend pas leurs propriétés, ne les dépouille pas de leurs biens, ne les sépare pas ainsi de leurs familles, n'expatrie pas des femmes, des enfants, des vieillards, dans le plus grand dénuement. Il n’y a pas de raison valable à pareille conduite. Le meurtre d'un jeune diplomate par un adolescent juif affolé ne justifie pas les excès racistes auxquels se livrent les gouvernants du Reich contre tout un groupe ethnique sans défense. Ces gouvernants, il est vrai, ont tourné le dos au Christ pour adorer l'idole aryenne ».
On peut mentir par omission autant que par commission. Un chercheur intègre n'aurait-il pas rappelé au passage que, au milieu des préjugés des uns et des autres, on avait aussi un certain souci de la vérité dans les milieux du nationalisme traditionaliste? Par exemple, en octobre 1939, dans L’Actualité économique, François-Albert Angers, qui venait d'analyser les données pertinentes du recensement de 1931, lançait cet avertissement : « Partir en guerre au Canada contre la finance juive, comme le font certains de nos antisémites, c'est donc se battre contre un fantôme; c'est transplanter chez nous, sans l'adapter à notre milieu, comme on le fait malheureusement dans trop de cas, une solution qui ne trouve pas sa justification dans les faits » (p. 419).

Découvre-t-on de l'antisémitisme? C'est une évidence. Est-ce l'antisémitisme de Himmler et de Goebbels? L'exagération, l'amalgame et la partialité suggèrent une réponse positive. L'observateur intègre conclut par la négative.

Je le demande aux professeurs d'université : tolèreraient-ils de tels procédés dans des travaux d'étudiants de première année?

Mais on se récriera : ces procédés sont trop grossiers et personne n'en sera dupe. Est-ce sûr?

Voyez, dans le film, l'opinion professée par le président de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, Guy Bouthillier : « Mais tout ça est à rejeter, sauf de la mémoire. II faut le rejeter, sachant que ça a déjà existé. Mais il ne faut même pas chercher à gratter, dire oui, mais, par ailleurs, cependant. Tout s'en va au panier ». Et les droits de la vérité, M. Bouthillier? Faudrait-il tout accepter en bloc, les vérités incontestables, les demi-vérités, la diffamation et la calomnie, sans réagir, sans y regarder à deux fois, sans tenter de comprendre? Comprendre n'est pas excuser. La thèse du film est qu'il n'y a pas de différence entre l'idéologie antisémite du nationalisme traditionaliste québécois et l'idéologie antisémite du nazisme: SSJB et SS, même antisémitisme! Toujours pas de oui, mais, M. Bouthillier?

Ramsay Cook, historien en vue du Canada anglais, a signé la préface de la version anglaise du livre de Mme Delisle. Il y vante « the rigour of her analysis ». Oui, oui, MM. Caldwell, Lafleur et Bouchard, vous n'avez pas la berlue : « the rigour of her analysis! »

Avec de nombreux autres courants, pétainisme et antisémitisme composent la trame de l'histoire des idéologies dans le Québec du deuxième tiers du XXe siècle. Fait indéniable et sur lequel on ne saurait projeter trop de lumière. Mais même les pires criminels ont un droit strict à un procès équitable. La première vertu de l'historien, c'est encore la droiture, la probité, que désigne si bien le beau mot français de loyauté. 

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