Le fantôme de Duplessis
La discussion sur Duplessis fut relancée au cours des derniers mois, lors de deux rencontres publique: la première, un débat accompagné d'un visionnement organisé le 11 avril par la Fondation André-Guérin sur le thème «Duplessis. Pouvoir et liberté d'expression»; la seconde, un colloque tenu dans le cadre du congrès de l'ACFAS, les 16 et 17 mai, à l'université McGill, sous les auspices de l'Association d'histoire politique sous le titre «Duplessis et le duplessisme».
La rencontre du 11 avril portait spécifiquement sur la série «Duplessis», que présenta en 1978 la télé de Radio-Canada. La production de cette série pose, en soi, un problème de liberté d'expression, puisqu'elle fut, à l'époque, l'objet de tentatives visant à empêcher sa diffusion. La soirée débuta par un exposé de Mark Blandford, réalisateur de la série, qui fut suivi du visionnement d'extraits de quelques émissions et, à la fin, de celui du quatrième épisode en son entier. Une table ronde composée, outre Blanford, de Jacques Lacoursière, historien et recherchiste pour la série, et de Gérard Pelletier, alimenta les échanges avec le public. Les artisans de la série insistèrent sur le fait que toute reconstitution dramatique, qu'on le veuille ou non, est une interprétation. Il y a donc, inévitablement, des modifications par rapport à la vérité historique. Ainsi, on fait parfois certaines transpositions. Lacoursière donna l'exemple d'une conversation entre Mgr Villeneuve et Duplessis, qui était en réalité un échange épistolaire.
Une discussion avec le public s'ensuivit sur la représentation du personnage de Duplessis dans la série. Pelletier dit y reconnaître la grossièreté du personnage, mais il estima qu'on aurait pu être encore plus sévère, par exemple en insistant davantage sur les violations de la liberté d'expression les plus graves (l'Affaire Roncarelli, la Loi du cadenas). Lacoursière estima que l'image de Duplessis peinte par Pelletier était exagérement noire. Il rappela que celui-ci était bien de son temps. Il dirigeait la province, en quelque sorte, comme un père de famille. Il était souvent brutal, grossier, mais le peuple se reconnaissait en lui.
La série n'aurait-elle pas créé l'image mythique d'un Duplessis sympathique? L'intention du réalisateur était bien de dépeindre celui-ci, dans une certaine mesure, de manière sympathique. Car c'est, selon lui, la marque d'un bon texte dramatique. Le spectateur déteste le personnage, mais l'aime en même temps. Et, selon lui, il y a très peu de monstres véritables, sauf Hitler sans doute. Il ne trouve donc pas anormal que, dans une série dramatique, on ait présenté Duplessis comme un être humain avec de grands défauts mais aussi des côtés positifs.
L'historien Robert Comeau, présent dans la salle, rappela que Duplessis, en raison de son conservatisme social, avait résisté à la mise en place d'un État-providence fédéral. Certains libéraux progressistes, comme André Laurendeau (qui le critiquaient sur le plan des libertés civiles), estimaient toutefois qu'il avait raison de dénoncer la centralisation mise en oeuvre par Ottawa. Comeau reproche aux artisans de la série d'avoir adopté un point de vue manichéen (avec, d'un côté, les «bons», que seraient les libéraux, et, de l'autre, les «méchants», les unionistes), qui ne fait aucune place aux opposants du régime ne se situant pas à l'intérieur de cette dichotomie.
Pour l'écrivain et cinéaste Jacques Godbout, également dans l'assistance, Duplessis n'était certes pas un défenseur de la liberté d'expression. Aujourd'hui, si la question ne se pose plus dans les mêmes termes, cette liberté n'en est pas moins, selon lui, menacée par la dichotomie indépendantisme/fédéralisme, à laquelle sont ramenés tous les problèmes, et qui a pour conséquence qu'«on ne pense plus».
Somme toute, ce fut une discussion plutôt décevante, qui dépassa rarement les généralités. On avait le sentiment d'un débat qui ne levait pas, avec des participants paraissant quelque peu ennuyés de se trouver là.
Pourtant, à la suite de cette soirée, bien des questions subsistent au sujet de la série et, plus généralement, de notre capacité à représenter au moyen de la fiction la période duplessiste. Je n'en indiquerai ici qu'une seule: est-ce qu'une série comme «Duplessis» serait concevable dans le contexte politique et idéologique qui est est le nôtre? J'avoue ne pas être sûr de la réponse. Le vent de la rectitude politique a depuis soufflé et, si des tabous ont été levés, d'autres sont apparus. Les adversaires de la série ne seraient certes plus les mêmes; on verrait plutôt des intellectuels libéraux au bon teint canadiens-anglais et québécois, et non plus des membres de l'Église catholique ou des partisans de Duplessis outrés de voir attaqués l'institution ou le personnage qu'ils vénèrent.
Prenant prétexte du 60e anniversaire de la prise du pouvoir de l'Union nationale, le colloque «Duplessis et le duplessisme» se voulait, «une occasion privilégiée pour les chercheurs de faire le point sur le régime Duplessis et sur l'influence qu'il a eue sur la société québécoise». J'ajouterais que la parution récente d'un ouvrage important de Gilles Bourque, Jacques Beauchemin et Jules Duchastel, La Société libérale duplessiste. La Société libérale duplessiste 1944-1960 (1), et les réaction que celui-ci a suscitées, ne sont sans doute pas non plus étrangères à la tenue de l'événement. Plusieurs des interventions se situèrent en effet par rapport à ce livre, tantôt pour en contester les thèses, tantôt pour les applaudir ou les nuancer.
Michael Oliver avait été convié à prononcer l'allocution d'ouverture. Dans un exposé nuancé, il chercha à mettre en évidence les transformations survenues dans notre perception du duplessisme depuis les 1960. Il examina aussi la question de la continuité possible de certains traits du duplessisme dans le Québec d'aujourd'hui. Il conclue, à l'encontre de ceux qui invoquent à tout propos les démons du duplessisme, que le Québec d'aujourd'hui n'éprouve plus guère de nostalgie pour Duplessis et pour le système qu'il incarnait.
La soirée fut ensuite consacrée à des témoignages: ceux de François-Albert Angers, Gérard Pelletier, Madeleine Parent et Arthur Tremblay. Je dois dire ma déception, d'abord en raison du contenu le plus souvent prévisible des interventions des participants (sauf peut-être Mme Parent). Ce sont d'ailleurs fréquemment les mêmes personnes qu'on invite à tous les événements semblables. Le cas de Gérard Pelletier est manifeste puisque, on l'a vu, il était aussi présent à la soirée du 11 avril. Pour Angers, Duplessis fut le défenseur de l'autonomie provinciale; il fut un «résistant» qui a fini par user Ottawa. Le cité-libriste Pelletier, qui se posa d'emblée comme une victime du régime duplessiste, affirma quant à lui que si Duplessis était bien un résistant, c'était un résistant au changement, au progrès, à l'ouverture au monde. Une toute petite femme aux cheveux gris et à la voix douce, prit ensuite la parole. Madeleine Parent, militante syndicale qui lutta contre Duplessis et fut même emprisonnée par lui, nous livra un exposé vivant sur les difficultés de la vie des femme sous son règne. L'intervention d'Arthur Tremblay fut par contre décevante; on cherchait le témoignage personnel dans ce qui tenait davantage de l'analyse des relations fédérales-provinciales de l'époque. Un bref témoignage, plus nuancé que ceux de la veille, fut livré, le lendemain, par Gilles Paquet, à l'intérieur de sa communication. Évoquant sa jeunesse, il disait ne pas s'être reconnu dans la description du Québec duplessiste faite par Denise Bombardier dans Une enfance à l'eau bénite, trop sombre à son avis. Sans nier ou banaliser la douleur vécue par plusieurs sous le régime de Duplessis, il me semble nécessaire aujourd'hui d'enrichir de points de vue variés la mémoire que nous avons de cette époque, mémoire qui demeure encore bien manichéenne.
J'avoue m'interroger sur la fécondité scientifique de la démarche consistant à inviter, lors de telles séances de témoignages, des «intellectuels», c'est-à-dire, bien souvent, des maîtres de l'auto-justification qui ont tendance de surcroît à surestimer leur importance et leur rôle, ou encore la validité de leur perspective, et à minimiser ceux de leurs adversaires. Des gens qui, de plus, connaissent généralement bien tout ce qui s'est écrit sur la période concernée au cours des trente dernières années. Alors, parler en ce cas de témoignages... N'aurait-il pas été plus intéressant, quoique je ne minimise pas la difficulté de l'entreprise, d'avoir le point de vue d'acteurs «ordinaires» du régime duplessiste, de membres du clergé, d'avocats, de fonctionnaires de l'époque, qui auraient pu enrichir d'aperçus neufs notre compréhension?
Suivirent, au cours de la deuxième journée, quatre ateliers portant respectivement sur 1) le discours, 2) le socio-économique, 3) le poltique et les relations fédérales-provinciales et 4) les interprétations. Le colloque a permis de mettre clairement en évidence les divers courants d'interprétation du duplessisme dans la société actuelle. Le point de vue «révisionniste», au sens que donne Ronald Rudin à ce terme, y était peu représenté, tandis que prédominaient les points de vue critiques sur la période.
On notait une certaine distanciation dans l'analyse, une volonté de soumettre l'objet d'étude qu'est la société duplessiste au même traitement critique que n'importe quel autre. Une telle approche était manifeste dans le cas de Bourque, Duchastel et Beauchemin:
Puisque, semble-t-il, nous pourrions être sommés de comparaître devant le tribunal de l'historiographie, signalons pour commencer que nous n'entendons nullement réhabiliter l'Église et le duplessisme, mais bien plutôt analyser le discours politique dominant de l'après-guerre au début des années soixante, en faisant table rase aussi bien de l'histoire sainte que de l'épopée modernisatrice (2).
La spécificité du duplessisme ne renvoie pas, pour eux, à l'existence d'une société traditionnelle, mais bien à celle d'une société libérale d'un type déterminé. Ce point de vue suscita des réactions de la part de plusieurs participants. Dorval Brunelle proposa pour sa part une critique nuancée de leurs thèses. Pour lui, Bourque et ses collègues supposent une étanchéité entre la société québécoise et la société canadienne qui n'existait tout simplement pas. En tant que province de l'État libéral canadien, l'État québécois n'appartenait déjà plus à un cadre libéral classique. L'articulation entre l'État québécois et l'État canadien devrait être à son avis davantage développée.
Certains exposés trahissaient une confusion sémantique quant au concept de libéralisme. Celui de Rouillard, par exemple, qui soutenait que le libéralisme existait bien sous Duplessis, mais qu'il ne fallait pas le chercher de son côté ou de celui de l'Église. Duchemin résuma le problème en identifiant une confusion dans la définition du libéralisme comme philosophie et comme type de société.
Aurions-nous été en présence d'une nouvelle génération de chercheurs marquant davantage de liberté face aux idées reçues, aux représentations convenues? Toujours est-il que Michel Sarra-Bournet proposa une lecture intéressante des rapports entre le régime duplessiste et l'Église catholique. On a, selon lui, exagéré l'emprise de l'Église sur Duplessis. Jean-François Nadeau traita quant à lui d'un intellectuel méconnu, Jacques Perreault. Jack Jewab, dans un exposé pour une fois dépourvu de toute polémique, nuança la question des rapports des minorités au régime duplessiste. Pour lui, il est faux de dire que les minorités anglophones et allophones ont toujours voté pour le Parti libéral, et contre l'Union nationale. En effet, avant 1939, dans plusieurs comtés, des anglophones ont voté pour les conservateurs et même pour l'Union nationale. Un tournant survient toutefois après 1939, alors que Duplessis prend position contre la participation à la guerre, donnant un caractère manifestement plus «nationaliste» à son régime.
Les exposés d'Alain-G. Gagnon et de Richard Desrosiers firent la critique de l'interprétation autonomiste du régime duplessiste. Ils mirent plutôt l'accent sur l'opportunisme de Duplessis, sur le manque de sincérité de ses conceptions autonomistes.
Deux interventions portèrent spécifiquement sur la presse et le régime duplessiste. Alain-G. Gagnon nous rappela, de manière quelque peu surprenante, que The Gazette appuya Duplessis pendant une bonne partie de son régime. Bien sûr, Jack Jewab précisera que les médias anglophones avaient l'habitude d'appuyer le parti au pouvoir, unioniste ou non. Mais il y a certes là de quoi suggérer à ceux qui ont la gouverne de ce quotidien aujourd'hui quelque examen de conscience critique sur la tradition dont ils sont les héritiers... Guy Lamarche, journaliste, se demanda pour sa part pourquoi les journalistes, sauf exception, furent à ce point silencieux face aux abus du régime.
Quelques exposés insistèrent sur la nécessité de situer le duplessisme par rapport aux expériences ayant cours, à la même époque, dans les autres provinces canadiennes et ailleurs en Amérique. Michel Lévesque livra un intéressant exposé, qui n'emporta toutefois pas l'adhésion de tous. Pour lui, le régime duplessiste est caractéristique d'une période de transition entre l'État libéral classique et l'État providence. Il tenta de montrer que ce régime correspondait à une certaine idée de la «démocratie» vécue à l'époque. Il faut selon lui distinguer entre l'«idée» de démocratie» et sa «pratique». Du point de vue de la pratique, la situation, ailleurs au Canada, n'était pas si différente de celle du Québec. Plusieurs intervenants réagirent vivement lorsqu'il soutint que la Faculté des sciences sociales du père Lévesque avait été essentiellement un foyer de partisans du Parti libéral. Si cette affirmation manque à mon avis quelque peu de nuance, Lévesque posa néanmoins une question fort pertinente: pourquoi les intellectuels anti-duplessistes n'ont-ils pas manifesté le même empressement à critiquer les torts du régime de Louis Saint-Laurent, qu'à critiquer ceux de Duplessis?
Gilles Paquet livra un des exposés les plus intéressants de la journée. Prenant note du paradoxe entre la représentation de la période duplessiste comme la «grande noirceur» et la croissance économique observée alors (tandis que la Révolution tranquille est caractérisée par le phénomène inverse), il suggèra une hypothèse afin de le résoudre. Pour ce faire, il introduisit d'abord la notion de «capital social» (avec l'idée de cohésion sociale, de réseaux créés par des liens de famille, des groupes régionaux, etc.). À son avis, la société québécoise s'est peut-être débarassée trop vite, au moment de la Révolution tranquille, et sous prétexte de traditionalisme, d'un «capital social» qui avait contribué à la prospérité de la période précédente. Le patronage du régime de Duplessis, si décrié, maintenait sans doute en place, dans les régions, un réseau d'entreprises et de personnes, qui avait une fonction créatrice. Cette passionnante hypothèse fut discutée et critiquée par plusieurs participants et membres de l'assemblée.
Un exposé nous est apparu franchement à contre-courant de tous les autres; exposé qui semble représentatif, hélas, d'un certain courant d'analyse, à notre avis biaisé, de la société québécoise assez répandu dans les milieux intellectuels du Canada anglais (n'ayant rien à voir, il va sans dire, avec celui auquel adhère un intellectuel attentif à la réalité québécoise comme Michael Oliver). Les tenants de ce courant, faut-il rappeler, se sont déjà manifesté de manière tonitruante au moment de l'affaire «Richler-Delisle», au début de la décennie. Pour Michael Behiels en effet, certains universitaires se seraient donnés aujourd'hui au Québec la mission de réhabiliter la figure de Duplessis, de légitimer son régime. La manifestation la plus caractéristique à cet égard serait, selon lui, la publication récente de La Société libérale duplessiste. En bref, pour Behiels, la description de l'État libéral que font Bourque et ses collègues est caricaturale et a-historique. Il va sans dire que son intervention, pour le moins contestable, a suscité, tant de la part des auteurs visés, que des auditeurs dans la salle, des réactions assez virulentes.
Le colloque prit fin avec la communication de Jocelyn Létourneau, l'un des chercheurs ayant produit, au cours des dernières années, certains des travaux les plus originaux sur l'imaginaire historique du Québec contemporain. Selon lui, l'interprétation «héroïque» de la Révolution tranquille est encore largement répandue. Elle constitue en fait la métaphore identitaire du Québec moderne; la «grande noirceur» en est en quelque sorte l'antithèse nécessaire. Nous sommes donc confrontés, avec le duplessisme, à bien plus qu'à une querelle d'interprétation historiographique. Certes, il faut, pour Létourneau, que les intellectuels introduisent de la nuance, de la complexité, dans l'interprétation de cette période. Il propose, quant à lui, d'une part, de forger de nouveaux concept permettant de situer les choses par rapport au présent de cette société et non par rapport à son futur, concepts qui remplaceraient ceux de «traditionalisme» ou «grande noirceur» par exemple. D'autre part, il estime qu'il faut changer l'angle de notre regard, de notre questionnement, élargir le contexte, situer la société duplessiste dans l'ensemble du monde capitaliste nord-américain de son temps. Cette tâche doit être entreprise. Mais, selon lui, compte tenu des enjeux identitaires cruciaux décrits plus haut, elle risque d'être ardue, sinon impossible à mener à terme.
Trente-sept années après la disparition de Duplessis, ce dernier continue à faire couler de l'encre. Si notre connaissances des faits s'affine avec les avancées de la recherche, l'intégration de cet épisode de notre histoire dans la mémoire québécoise tarde à se faire. Ces deux colloques, qui présentaient des perspectives fort différentes et variées, nous indiquent plusieurs pistes pour nous permettre de poursuivre notre réflexion.
Notes
(1) Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1994
(2) Ibid., p. 12.