L'algèbre et la logique formelle dans l'antiquité grecque
De toutes les sciences, la mathématique pure est celle qui a le moins besoin de l'appui et des encouragements du milieu et qui se suffit à elle-même, ou avec un très petit nombre de fidèles que soutient une particulière passion intellectuelle, tant que le flambeau de la tradition n'est pas entièrement éteint. C'est pour cette raison que la géométrie et l'arithmétique seules furent cultivées jusqu'aux derniers moments de la civilisation hellénique. Il faut distinguer deux sortes d'ouvrages : d'une part, les traités qui appartiennent à l'école pythagoricienne dégénérée, dans lesquels règne le mélange des propositions scientifiques acquises avec les raisonnements puérils sur les vertus des nombres géométriques, astronomiques, musicaux : telle est, par exemple, l'Arithmétique de Théon de Smyrne (IIe siècle); de l'autre, des travaux originaux et importants, comme ceux de Pappus et de Diophante. Pappus (fin du IVe), géomètre éminent, mena la science jusqu'au point où Descartes la devait prendre avec une méthode nouvelle 1 pour porter plus loin ses conquêtes et élever ses lois au plus haut degré de généralité. Diophante, mathématicien du même siècle, est l'initiateur de cette branche de l'analyse qui devait s'étendre jusqu'à embrasser tous les problèmes. Il est juste et naturel de nommer à la suite de ces inventeurs les commentateurs tels que Proclus, Boèce et la célèbre Hypatie qui travaillaient en des temps de plus en plus mauvais, sous le coup de persécutions cruelles, à conserver la tradition de l'esprit scientifique.
Mais Diophante est-il réellement le créateur de l'algèbre, et la méthode algébrique a-t-elle été connue des anciens? Il faut répondre affirmativement, si l'on borne cette méthode à un art de poser des équations entre des nombres qui ne sont pas tous donnés, et d'opérer, dans ces équations, certaines simplifications dirigées de telle manière qu'on arrive à voir comment un nombre inconnu se dégage et se calcule à l'aide de ceux qui sont connus. Mais si l'on entend que cette méthode soit facilitée et complétée par ces trois desiderata : 1º désigner tous les nombres, tant donnés que cherchés, par des signes généraux, des lettres, par exemple, qui les représentent comme nombres, mais sans aucune détermination particulière; 2º indiquer, noter par des signes généraux les relations supposées entre ces nombres, les opérations qui doivent être effectuées, en recourant le moins qu'il se puisse au langage commun, toujours trop long et plein de répétitions inévitables; 3° user de ce double procédé d'abstraction pour éviter de se préoccuper de la possibilité de satisfaire en nombres particulièrement déterminés aux relations qu'on envisage, les tenir donc a priori pour toutes possibles, tant qu'on ne passe point à des applications pour lesquelles il faut réellement substituer des nombres à leurs signes dans les formules et exécuter sur eux les opérations indiquées, — si l'on entend tout cela, ni Diophante ni aucun ancien n'a connu l'algèbre, science qui n'est arrivée que lentement et progressivement, chez les modernes, à un degré d'abstraction et de généralité, que l'on peut presque dire excessif, quand le calcul littéral en vient à ne plus même concevoir le nombre sous le symbole qui prend sa place.
Un exemple va nous montrer ce qui manque à la méthode de Diophante, dans un problème très simple: Partager un nombre donné, soit 100, en deux autres dont la différence soit un second nombre donné, soit 40 (nous employons les chiffres arabes). On voit déjà que les nombres donnés ne sont pas notés par des signes généraux. Voici le raisonnement : Soit le plus petit des nombres cherchés, N pris une fois; le plus grand sera donc N pris une fois et 40 unités en sus; les deux ensemble feront donc N pris deux fois et 40 unités en sus, et le tout doit être égal à 100. La notation littérale consiste à appeler N le nombre cherché, U les unités (ce qui était inutile), à faire suivre ces lettres de leurs coefficients : ainsi N1, N2, U40, U100; puis à indiquer l'addition par une simple juxtaposition : ainsi N1U4O, N2U40 (comme nous faisons aujourd'hui pour la multiplication avec un incomparable avantage). Le mot égale énonce l'équation, sans signe spécial. Celle-ci une fois posée : N2U40 égale U100, Diophante dit : Je retranche les semblables des semblables, à savoir de N2U40 les U40 et les U100, de l'autre côté, pareillement U40; et il reste N2 égal à U60, et, par conséquent, N, le plus petit nombre demandé, égal à U30, à trente unités 2.
Ce n'est là que la première question du premier des douze livres des Arithmetica de Diophante, dont six sont perdus. Les problèmes, qui deviennent de plus en plus difficiles en avançant, causent à ceux qui les étudient l'admiration que l'esprit mathématique puisse aller si loin avec un instrument si défectueux de logique spéciale. Le défaut est le même que nous avons essayé de définir à propos de la Géométrie d'Euclide en ses parties qui concernent la mesure : une tournure d'imagination presque toute plastique, pour ainsi parler, la tendance à prendre partout l'idée de ligne, surface ou volume pour symbole de la grandeur, non le nombre, et la répugnance à adopter une de ces idées, déterminée en chaque espèce, pour mesurer comme unité toutes les autres et les exprimer en nombres; parce que ce serait là supposer une commensurabilité universelle, qui n'existe pas. C'est un obstacle auquel on ne croyait pas alors pouvoir passer outre. La même raison qui a fait de beaucoup de théorèmes d'Euclide ce qu'on a appelé très justement, au point de vue moderne, une géométrie appliquée à l'algèbre (nous voulons parler des propositions du genre de (a+ b)(a -b) = a2- b2, démontrées comme des propriétés de surfaces), cette raison est celle qui s'est opposée à ce que la pensée vint à aucun mathématicien de l'antiquité d'exprimer des relations, des fonctions de nombres auxquels ils auraient supposé des valeurs quelconques, comme s'il était possible que des valeurs numériques déterminées fussent toujours possibles pour satisfaire à des relations posées d'avance! C'est cependant cela qui est essentiellement l'algèbre, et c'est parce que l'algèbre est cela que cette science a besoin de signes qui représentent les nombres sans les déterminer et d'autres signes qui indiquent entre eux toutes les sortes de relations, et sur eux toutes les opérations dont ils ne sont pourtant pas tous susceptibles. La rectitude de l'esprit du savant a fait l'infirmité de la science.
Ce n'est donc pas qu'on puisse dire, comme on en serait d'abord tenté, que la faculté d'abstraction a manqué aux anciens, au moins au degré où elle leur eût été ici nécessaire. Ils ont, au contraire, déployé cette faculté dans la géométrie même, très éminemment, par la définition des idées géométriques : le point sans dimensions, la ligne pure, etc. Ils n'ont pas généralisé la conception de ces idées comme nombres, parce qu'une telle généralisation leur a paru fausse. L'abstraction au plus haut degré, ils s'en sont encore montrés capables dans la métaphysique, et dans la physique même, en imaginant, là, des doctrines comme l'Un pur des éléates ou la Pensée de la pensée d'Aristote, ici, des systèmes tels que l'atomisme qui prétend tirer la nature tout entière du jeu des corpuscules insensibles, en mouvement dans l'espace infini.
Mais puisqu'il s'agit de science et d'algèbre, c'est le moment de remarquer que l'esprit hellénique, en la personne d'Aristote, a été le créateur de la logique formelle, c'est-à-dire d'une science qui est pour la règle du commun discours, pour l'énoncé et la conduite du jugement et du raisonnement, en matière de pensée commune, le pendant très exact de l'algèbre comme système d'expression et d'enchaînement des rapports concernant la quantité et le nombre. L'algèbre est une sorte de logique spéciale des relations quantitatives, et une application de la logique générale à cet ordre d'idées susceptibles de définitions sui generis. Or, en logique générale ou formelle, il n'y a point de scrupule analogue à celui qui a retenu les géomètres grecs et les a frustrés de la réelle découverte de l'algèbre. Rien ne s'oppose à la désignation du genre et de l'espèce par des signes généraux, des lettres, et à l'emploi de termes toujours les mêmes pour exprimer tous les cas, toutes les combinaisons possibles de deux jugements d'une certaine forme, donnant lieu parleur rapprochement à un troisième jugement nécessaire. Aristote a fait cette analyse avec une généralité parfaitement scientifique, en employant des lettres pour représenter les termes du jugement, tout en s'étayant d'exemples, et sa théorie du raisonnement défie la critique en ses points fondamentaux, quelque amélioration qu'on puisse apporter à sa terminologie.
On a grand tort de vouloir discréditer, comme on le fait quelquefois, l'analyse syllogistique et de la traiter d'inutile ou même de vicieuse. La logique formelle est une de ces créations de l'esprit qui lui sont intimes, qui le caractérisent, et qui ne pourraient être retranchées de son oeuvre accomplie sur lui-même sans qu'il en éprouvât un déchet. Cette analyse est l'une des principales explorations qu'il ait pu réussir et mener à fin sur ses procédés spontanés. Ce n'est ni sans une raison profonde ni sans une immense utilité que la gloire d'Aristote comme inventeur de la méthode rationnelle a été croissant à mesure que la culture rationnelle elle-même s'affaiblissait, tendait à s'annuler; qu'elle a traversé tout le moyen âge, et que l'étude et les commentaires de l'Organum ont régné au coeur de la barbarie. Le grand instrument de la déduction se conservait ainsi, et avec lui l'usage conscient et réfléchi du raisonnement, contre lequel il n'y avait pas de principe d'autorité qui pu prévaloir et s'imposer ouvertement, à moins de supprimer tout à fait l'exercice de l'entendement. La conservation de la langue latine par l'Église et celle de la logique d'Aristote par tout ce qu'il y avait d'hommes gardant des goûts intellectuels ont formé l'essentiel lien de la civilisation moderne avec la civilisation antique, dont elle a été une dépendance.
Notes
1. C’est ainsi que Descartes lui-même expose l’état de la tradition arrêtée à Pappus douze cents ans avant lui (Géométrie, p.304 sq. de l’édition originale).
2. Ce ne sont pas les lettres du texte grec, mais des équivalents latins.