John Huston, l’homme qui voulut être libre

Jean-Philippe Costes

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

John Huston (cliquez ici pour accéder à son dossier biographique)

 

           Les œuvres de John Huston forment un dédale impressionnant. Commencé en 1941 avec Le Faucon Maltais (The Maltese Falcon)[1], ce labyrinthe cinématographique s’étendit en effet jusqu’en 1987, date à laquelle le réalisateur Américain employa ses dernières forces à tourner Gens de Dublin (The Dead)[2]. Du haut de ces quarante six années de carrière, plusieurs dizaines de longs-métrages nous contemplent. Presque tous ont surmonté les outrages du temps. Presque tous ont conservé leur incroyable intensité dramatique et leur exceptionnelle aptitude à toucher l’âme humaine.        

 

 

            Néanmoins, une sourde appréhension ne manquera pas de réfréner l’enthousiasme de ceux qui, demain, tenteront de les explorer : comment trouver ses repères dans un édifice tentaculaire qui, de prime abord, se dérobe à toute analyse ? Les spectateurs les plus épris d’aventure  ne s’arrêteront pas à ce genre de considérations. Heureusement, leur audace sera princièrement récompensée  par les dieux du Septième Art. Au gré de leur long et passionnant voyage, ils découvriront ainsi que l’aventure est précisément l’une des clefs de l’univers exaltant de John Huston.

 

 

            Comme un signe du destin, ce mot constitue l’épicentre de la biographie du grand cinéaste. Issu d’une famille d’acteurs[3], John Huston eut en effet une jeunesse des plus mouvementées, qui le mena des rings de boxe[4] à la guérilla Zapatiste, au fin fond du Mexique[5]. A bien des égards, cet itinéraire homérique n’était  que le reflet de son tempérament volcanique - tempérament que Clint Eastwood décrivit d’ailleurs avec une truculence teintée d’admiration dans Chasseur blanc, cœur noir (White Hunter, Black Heart). Quoi qu’il en soit, ce profil de baroudeur invétéré devait marquer son travail au fer rouge. Ainsi, l’examen de sa foisonnante filmographie révèle la présence d’une figure récurrente : celle de l’aventurier. On la trouve notamment dans Le trésor de la Sierra Madre (The Treasure of Sierra Madre)[6], où Humphrey Bogart campe un chercheur d’or prospectant les montagnes Latino-Américaines. Dans African Queen[7], ce même Humphrey Bogart incarne un intrépide batelier qui, avec l’aide de la sémillante Katharine Hepburn, s’en va couler un cuirassé Allemand sur le lac Victoria[8] . Dans Moby Dick, c’est Gregory Peck qui reprend le flambeau de l’aventurier en endossant le costume d’Achab, le terrifiant chasseur de baleines. Les films suivants n’ont fait que confirmer l’omniprésence de ce personnage singulier. Entre autres exemples, on retiendra l’écologiste militant interprété par Trevor Howard, dans Les racines du ciel (The Roots of Heaven)[9], les marginaux pathétiques des Misfits (1961)[10], les jouvenceaux héroïques de Promenade avec l’amour et la mort (A Walk With Love and Death)[11] ou encore, les ruffians jubilatoires que jouent Michael Caine et Sean Connery dans L’homme qui voulut être roi (The Man Who Would Be King)[12]. Mais il arrive également que l’aventure se déroule sur un terrain strictement intellectuel. Tel est le cas dans Freud, passions secrètes (Freud), où Huston réalise l’exploit inégalé de raconter la naissance d’une discipline et plus généralement, d’une idéologie : la psychanalyse.

 

 

            Les nécessitées économiques de l’industrie cinématographique pourraient laisser croire que ce parti pris scénaristique n’est qu’une simple manœuvre, destinée à s’attirer sans peine les faveurs du grand public. S’en tenir à cette conclusion serait toutefois aussi hâtif qu’injustifié. Tout indique en effet qu’au-delà des apparences, les héros Hustoniens poursuivent un but précis : exister. Ici, la pensée de John Huston entre en résonance avec les théories de Jean-Paul Sartre, dont il fut l’un des plus fervents admirateurs[13]. Schématiquement, l’éminent philosophe enseignait ceci : tandis qu’une chose est, en conformité avec une essence donnée, l’homme existe. Sa liberté absolue lui permet d’échapper aux déterminations qui tendent à le réifier, c’est-à-dire, à le figer en objet. Dans cette perspective, l’Individu est à l’image de sa seule volonté. Autrement dit, il est tel qu’il se conçoit et ne dépend en aucune manière d’une hypothétique Nature ou de quelque divinité. Pleinement responsable de son destin, il a pour vocation de desserrer toutes les contraintes, de combattre toutes les puissances qui menacent son libre arbitre[14].

 

 

            Chez Huston, Dieu est décrit comme la première et la plus redoutable de ces forces oppressives. Son ombre plane ainsi sur l’existence des héros de Moby Dick, de la Bible (The Bible), de L’homme qui voulut être roi et plus encore, du Malin (Wise Blood)[15].

 

 

            Les conventions sociales apparaissent comme la seconde cause de l’aliénation de l’Homme. Cela se vérifie notamment dans Les racines du ciel, dans The Misfits, dans Freud, passions secrètes, dans Reflets dans un œil d’or (Reflections in a Golden Eye), dans Promenade avec l’amour et la mort et même, dans le cynique Honneur des Prizzi (Prizzi’s Honor)[16], qui raconte les malheurs tragi-comiques d’une famille de mafieux Américains.

 

 

            Parfois, les deux  « fléaux » se fondent en un seul et même déterminisme. Tel est le cas dans le poignant Dieu seul le sait (Heaven Knows, Mister Allison)[17], qui relate les amours impossibles d’un militaire (Robert Mitchum) et d’une religieuse (Deborah Kerr) que les hasards de la seconde guerre mondiale ont conduit sur une île déserte, perdue au milieu du Pacifique.

 

 

            Existentialiste convaincu, bagarreur impénitent, John Huston ne s’est jamais résigné à subir docilement cette dictature matérielle et spirituelle. Aussi, il s’est toujours ingénié à mettre en scène des personnages révoltés. On peut le constater dans Les racines du ciel, où Trevor Howard pousse l’irrévérence jusqu’à administrer une fessée publique à une bourgeoise blanche de la Haute Société Africaine. Dans The Misfits, Marilyn Monroe, Montgomery Clift, Eli Wallach et Clark Gable campent des personnages qui ont décidé de tourner le dos au système productif et aux valeurs familiales de l’Amérique bien-pensante[18]. Même le vénérable Freud n’échappe pas à cette présentation subversive. Dans le long-métrage que John Huston lui a consacré, il apparaît en effet comme un scientifique en révolte contre le conservatisme moral de ses pairs, incapables d’accepter ses conclusions en matières d’hystérie ou de sexualité infantile. Mais le paroxysme de l’esprit contestataire est atteint dans Promenade avec l’amour et la mort, film aussi méconnu qu’incompris dans lequel John Huston interprète un seigneur féodal, qui n’hésite pas à trahir sa condition de noble pour se rallier aux paysans opprimés[19].

 

 

            Frères jumeaux de ces fortes têtes, les blasphémateurs occupent eux aussi une place de choix dans l’œuvre du maître. En l’espèce, on se souviendra tout particulièrement du capitaine Achab, hérétique Melvillien qui ose défier le Ciel en pourchassant Moby Dick aux quatre coins de la Terre[20]. On gardera aussi en mémoire les personnages de la Bible qui, d’Adam et Eve aux citoyens de Sodome et Gomorrhe en passant par Nemrod, le tyran qui  érigea la célèbre Tour de Babel, se dressèrent contre l’autorité divine. Dans un registre similaire, on se souviendra non sans tendresse des fantasques francs-maçons qui, dans L’homme qui voulut être roi, se font passer pour des dieux à seule fin de s’approprier les fabuleuses richesses du Kâfiristân. Mais le plus emblématique de ces iconoclastes patentés est sans aucun doute Hazel Motes, le héros enfiévré de l’inclassable Malin[21]. Rappelons en effet que ce jeune homme, tourmenté par le détestable souvenir d’un père prédicateur, choisit ni plus ni moins de devenir apôtre de l’ « Eglise de la Vérité sans le Christ »…

 

 

            Toutefois, quels que soient leur générosité dans l’effort et leur courage devant l’adversité, ces individus sont rarement victorieux. En cela réside une des grandes forces de John Huston : ni dupe, ni naïf, il est conscient que l’Homme est engagé dans un combat foncièrement inégal. Il sait que l’on ne défie pas impunément Dieu, la Nature, la classe politique, la Société et ses tabous. C’est pour cette raison que le capitaine Achab périt sur le dos de sa proie invincible, que l’infortuné Hazel Motes finit, comble de l’ironie, dans la peau d’un Christ martyrisé ; de même, c’est au nom de cette triste clairvoyance que la pureté des héros de Promenade avec l’amour et la mort ou des Racines du ciel est broyée par la mécanique implacable du système politique ; enfin, c’est cette désespérante lucidité qui mène le malheureux Toulouse-Lautrec à la misère[22] et qui conduit Marlon Brando, officier homosexuel, à supprimer son inaccessible amant dans Reflets dans un œil d’or, remarquable adaptation du roman de Carson McCullers.

 

 

            Privés de la « fin heureuse » qui a fait et fera longtemps encore les beaux jours du cinéma Hollywoodien, les héros Hustoniens sont donc fondamentalement tragiques, en ce sens qu’ils sont pris dans des antagonismes insurmontables, qui mettent leur liberté sous l’éteignoir de la fatalité[23].

 

 

            Leur lutte est d’autant plus vaine (et par là même, d’autant plus belle) qu’ils sont délaissés, pour reprendre une terminologie Sartrienne. Livrés aux affres de la condition humaine, ils ne peuvent escompter l’intervention providentielle d’un Dieu salvateur[24]. Ainsi, les protagonistes du Trésor de la Sierra Madre sont sans ressource devant la tempête qui disperse inexorablement tout l’or qu’ils ont chèrement acquis[25] ; de même, dans le très noir Quand la ville dort[26](The Asphalt Jungle), Sterling Hayden ne peut rien contre la malchance qui l’accable et le précipite finalement dans les bras de la mort, à la suite d’un ultime braquage raté ; Stacy Keach, le boxeur de seconde zone du crépusculaire Fat City [27], vit quant à lui la quintessence de la tragédie Hustonienne : malgré ses louables tentatives de résurrection, il est happé par une spirale de l’échec que rien ne semble en mesure d’endiguer…[28]

 

 

            Concéder la place d’honneur à des anti-héros, comme un Saint Jude se faisant l’avocat des causes perdues, valut à John Huston un certain nombre de déboires. Ainsi, une frange de la Critique a réduit son œuvre à une longue apologie du défaitisme, voire, du nihilisme. C’est néanmoins dans son propre pays que le cinéaste connut le plus de démêlés : non seulement il fut confronté au Comité McCarthy des « affaires antiaméricaines » mais en plus, il s’attira l’inimitié de Hollywood. Ces difficultés[29] semblaient inévitables pour au moins deux raisons. D’une part, John Huston avait des penchants protestataires et subséquemment, une sympathie pour les valeurs de Gauche, qui ne pouvaient que le mettre en porte-à-faux avec les principes fondamentaux du capitalisme Anglo-Saxon ; d’autre part, le destin tragique de ses créatures désenchantées ne correspondait en rien à l’imagerie du « rêve Américain », fondée sur la réussite du « self-made man ».

 

 

            Cette fracture irréductible constitue, à n’en pas douter, l’une des causes premières de son départ pour l’Europe, terre d’élection du scepticisme, du relativisme, de la laïcité et de l’existentialisme. Au mot « départ », que l’on pourrait abusivement confondre avec l’exil, il conviendrait de substituer l’expression plus adéquate de « retour aux sources ». Outre d’émouvantes retrouvailles avec l’Irlande, la patrie de ses ancêtres[30], ce cheminement lui permit en effet de se réapproprier ses racines culturelles et philosophiques. Il lui donna surtout l’occasion inestimable d’approfondir ses recherches cinématographiques et d’atteindre le sommet de son art. Un art universel et intemporel qui nous enseigne, avec sagesse, que l’essentiel n’est pas tant le succès que la lutte éperdue en faveur de la seule richesse de l’existence humaine : la liberté.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Faucon Maltais (The Maltese Falcon)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le trésor de la Sierra Madre (The Treasure of Sierra Madre)

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand la ville dort (The Asphalt Jungle)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

The African Queen

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Plus fort que le Diable (Beat the Devil)

 

 

 

 

 

 

 Dieu seul le sait (Heaven Knows, Mister Allison)

 

 

 

 

 

 

 

 

Moby Dick

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les désaxés (The Misfits)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Freud, passions sécrètes (Freud)

 

 

 

 

 

La Bible (The Bible)

 

 

 

 

 

 

 

 

Reflets dans un oeil d'or (Reflections in a Golden Eye)

 

 

 

 

 

 

 

Promenade avec l'Amour et la Mort (A Walk with Love and Death)

 

 

 

 

 

 

 

L'homme qui voulut etre roi (The Man Who Would Be King)

 

 

 

 

 

 

 

Le Malin (Wise Blood)

 

 

 

 

 

 

 

 

L'honneur des Prizzi (Prizzi's Honor)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Gens de Dublin (The Dead)


[1] Adaptation d’un roman de Dashiell Hammet.

[2] Adaptation d’une nouvelle de James Joyce.

[3] Walter Huston était une star du cinéma Américain. Il fut d’ailleurs à l’affiche de l’un des films les plus marquants de son fils : Le trésor de la Sierra Madre.

[4] Malgré sa frêle constitution, il devint, à force de volonté, un champion de la discipline.

[5] Il s’engagea dans la cavalerie mexicaine afin de soutenir le révolutionnaire Pancho Villa.

[6] Film tiré d’un roman de Bruno Traven.

[7] Adaptation d’un roman de C.S.Forester.

[8] L’action se déroule pendant la première guerre mondiale.

[9] Adaptation d’un texte de Romain Gary.

[10] Dont le scénario fut signé par le dramaturge Arthur Miller.

[11] Anjelica Huston y tient l’un des rôles principaux, aux côtés de son père.

[12] D’après une œuvre de Rudyard Kipling.

[13] Le réalisateur envisageait d’ailleurs de confier au Prix Nobel de Littérature la rédaction du scénario de Freud, passions secrètes. Hélas, son projet ne put aboutir.

[14] Sur ce sujet, voir notamment L’existentialisme est un humanisme (1945).

[15] Adaptation d’un roman de Flannery O’Connor.

[16] Film tiré d’un roman de Richard Condon.

[17] Adaptation d’un roman de Charles Shaw.

[18] Précisons d’ailleurs qu’en Anglais, « misfits » ne signifie pas tant « désaxés » qu’ « inadaptés » (sociaux).

[19] Ironie de l’Histoire, le film fut tourné pendant les événements de Mai 1968.

[20] Précisons que selon l’Ancien Testament, Achab était un roi d’Israël (873-853 avant Jésus-Christ) qui, tout au long de son règne, s’est détourné de Yahvé.

[21] Ce personnage à nul autre pareil fut interprété par le trop discret Brad Dourif.

[22] Voir Moulin-Rouge.

[23] A ce propos, on notera avec intérêt que la Tragédie et le Freudisme, auxquels le réalisateur Américain n’a jamais cessé de se référer, se croisent en point : la catharsis. Au Théâtre, ce concept Aristotélicien définit le processus par lequel le spectateur d’une pièce se purge de ses passions (par exemple, le désir de tuer). En psychanalyse, il désigne le rappel à la conscience d’un événement refoulé et la disparition des troubles qu’il provoquait. Cette notion ambivalente apparaît en filigrane de toute l’œuvre de John Huston.

[24] En l’espèce, il n’est guère qu’African Queen  qui fasse exception à la règle. Bloqués dans des marécages inhospitaliers qui les condamnent à brève échéance, Humphrey Bogart et Katharine Hepburn ne doivent en effet leur salut qu’à la miraculeuse montée des eaux du lac Victoria.

[25] Notons que les intrigants de Plus fort que le diable (Beat the Devil), comédie scénarisée par Truman Capote, connaissent peu ou prou le même destin. Contre toute attente, c’est en effet un innocent qui finit par faire main basse sur les gisements d’uranium qu’ils convoitaient.

[26] Adaptation d’un roman de W.R.Burnett.

[27] Film tiré d’un roman de Leonard Gardner.

[28] Délaissés, ces personnages sont, par essence, désabusés. Ceci nous amène à considérer qu’Humphrey Bogart était le plus Hustonien de tous les acteurs…

[29] Difficultés néanmoins relatives, dans la mesure où elles n’ont pas empêché leur victime de faire une brillante carrière aux Etats-Unis.

[30] Il s’y installa peu après le tournage de Moulin-Rouge, en 1952. Il y vécut pendant vingt ans. Par la suite, il s’établit sur une île Mexicaine, totalement coupée du monde extérieur.




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