L'incarnation chez Jacques Ellul
L’incarnation du Verbe en Christ donne donc aux hommes un modèle. L’action des hommes, elle aussi, doit chercher à unir le matériel et le spirituel. De ce que le Verbe s’est fait chair il résulte que toute action doit, aussi bien dans l’esprit et les gestes de celui qui la met en œuvre que dans tous ses effets concrets, incarner le Verbe et ses exigences. Pour qu’une action soit bonne il faut que sa finalité soit incorporée non seulement dans ses effets mais aussi dans l’agent et dans les moyens. Une action efficace mise en œuvre par quelqu'un qui ne sait pas ce qu’il fait, qui est réduit au rang d’instrument irresponsable, ne peut être bonne: "ce qui compte ce ne sont pas nos instruments et nos institutions mais nous-mêmes…" (p. 105). C’est là un principe qu’Ellul répète inlassablement dans nombre de ses livres, à savoir que les moyens doivent être toujours conformes aux fins et qu’on ne peut réaliser des fins justes par des moyens injustes. Le moyen doit être lui aussi une fin et il faut que l’action par laquelle nous mettons ce moyen en œuvre soit elle-même juste dans toutes ses dimensions concrètes. C’est seulement par un processus de désincarnation (qui est au cœur de l’aventure techniciste occidentale) que l’on peut s’imaginer qu’une action peut être justifiée par ses fins. On ne peut moralement justifier le recours à un type d’action qui a des effets négatifs sur l’homme (par exemple le travail à la chaîne, la dépersonnalisation administrative ou la violence politique) par la fin qu’il prétend servir: "… nous sommes amenés à dénier le caractère de moyen à toute l’activité purement humaine, à tout ce travail de l’homme qui occupe aujourd’hui notre champ de vision" (p. 116). Une action qui amoindrit le sujet ou qui dégrade son objet, quelle que soit sa finalité ultime, est mauvaise.
Si donc l’on prend l’incarnation au sérieux il découle que nos actes, tous nos actes et dans tous leurs effets, doivent incarner nos valeurs. Cette exigence n’est pas du tout originale, mais l’originalité d’Ellul consiste à la prendre au sérieux dans toute sa radicalité pour en faire le critère d’une évaluation sans concession de la dépersonnalisation de la vie quotidienne moderne, ce qui le conduit à sa critique de l’Etat et de la technique modernes. Il montre alors comment l’appareillage technique et institutionnel de la société moderne tend à s’autonomiser, ce qui est contradictoire avec exigence d’unité personnelle de la fin et des moyens qui découle de l’incarnation. De ce refus de dissocier fins et moyens Ellul souligne "la conséquence que les chrétiens doivent mettre en pratique, c’est qu’actuellement il s’agit d’être et non pas d’agir" (p. 119). Ellul insiste en effet à plusieurs reprises sur la primauté de la vie par rapport à l’action: "Dans une civilisation qui ne sait plus ce que c’est que la vie, tout ce que peut faire d’utile un chrétien, c’est précisément de vivre, et la vie comprise dans la foi a une puissance explosive extraordinaire ; nous ne le savons plus parce que nous ne croyons plus qu’à l’efficience, et que la vie n’est pas efficiente. Elle peut – et elle seule – provoquer l’éclatement du monde moderne en faisant apparaître aux yeux de tous l’inefficacité des techniques"(p. 124); "Il s’agit donc de retrouver tout ce que signifie la plénitude de la vie personnelle pour un homme planté sur ses pieds, au milieu du monde…" (p. 125). C’est donc de cet accent mis sur l’incarnation dans le Christ comme dans la vie de l’homme que découle pour Ellul la nécessité de soumettre les techniques et les institutions à un jugement qui leur assigne une place dans la vie de l’homme ainsi que des limites.
Ellul insiste beaucoup moins que Charbonneau sur l’importance des dimensions sensibles du rapport charnel au monde naturel. Par contre le même souci d’incarnation sous-tend sa réflexion sur le monde social et en particulier sur les genres de relations de pouvoir et de communication qui s’établissent entre les hommes. Ainsi dans La parole humiliée, il aborde la question de la désincarnation de l’expérience du sens dans des termes très proches de ceux d’Illich.
Par ailleurs ce souci de l’incarnation conduit Ellul à affirmer la centralité de l’individu, sanctifiée par l’exemple de l’individualité du Christ. Dieu s’est incarné comme individu situé dans l’espace et dans l’histoire : l’individualité est donc une dimension essentielle, sanctifiée, de notre humanité. La vie de Jésus donne le modèle accompli de l’incarnation des vérités spirituelles par leur mise en pratique. Cela, seul un individu peut le faire. Et cette mise en pratique des vérités spirituelles doit donc passer par l’action individuelle et doit être de la responsabilité de chaque individu. Il ne suffit pas qu’une technique ou une institution soit impersonnellement efficace, produise automatiquement tel ou tel effet, pour qu’elle soit bonne. Elle doit en outre laisser à chaque individu la possibilité d’être responsable de ses actes pour qu’on puisse dire qu’elle est vraiment bonne. De cette exigence d’incarnation Ellul souligne diverses conséquences :
Premièrement : Il résulte de l’unité charnelle de l’être humain que les hommes doivent mettre en œuvre cette exigence d’incarnation dans toutes les dimensions de leur vie. Ainsi pour ce qui est des relations de pouvoir il faut être attentif non seulement aux formes politiques mais aussi aux formes non-politiques de domination. Cela suppose que l’on accorde une grande importance aux structures de la vie quotidienne pour appréhender les phénomènes de pouvoir qui s’y déploient.
Deuxièmement : Le souci d’unité entre la pensée et l’action motive la réflexion socio-politique d’Ellul et toute son œuvre met l’accent sur l’exigence d’autonomie personnelle comme condition et réalisation de la liberté. C’est par l’action de chacun que le verbe de Dieu s’incarne dans le monde. D’où l’importance dans la pensée politique d’Ellul de la notion de chacun, "chaque un" (2). Chaque homme est appelé à agir, décider. Très tôt Ellul s’est demandé comment vivre de manière à pouvoir être responsable de ses actes, alors que la société moderne dépersonnalise l’action. Dans les Directives pour un manifeste personnaliste (3), texte rédigé en 1937 avec Charbonneau, Ellul se révolte contre la dépersonnalisation de l’action et l’anonymat qui résultent du fonctionnement normal des institutions administratives, économiques et techniques de la société moderne. Il s’obstine à évaluer les institutions et les techniques non seulement en termes d’efficacité mais aussi –et surtout – en fonction des conséquences qui en résultent pour la maîtrise de chacun sur ses conditions de vie concrètes ; quelle place la civilisation technicienne laisse-t-elle au pouvoir de décision de chacun ? Pour lui, tout ce qui réduit cette maîtrise dans la vie quotidienne est un mal. "Nous sentions la nécessité de proclamer certaines valeurs et d’incarner certaines forces". Mais alors que "le problème personnel consistait à se demander si nous pouvions incarner la nécessité que nous sentions en nous", nulle part il n’était plus question de vivre sa pensée et de penser son action, mais seulement de penser tout court et de gagner sa vie tout court". Face à une civilisation qui institutionnalise et porte à l’extrême la scission du matériel et du spirituel, Ellul se soucie d’instaurer des conditions de vie qui soient concrètement compatibles avec l’exigence de responsabilité personnelle de l’individu dans tous les domaines de sa vie.
Troisièmement : Les orientations spirituelles et morales doivent se traduire d’abord par le souci du style de vie. L’objectif de changer la vie doit pouvoir se traduire dans toutes les actions de la vie quotidienne. La vie privée est aussi importante que l’action politique. »
Notes
1. Jacques Ellul, Présence au monde moderne, Genève, Roulet, 1948.
2. À relier peut-être avec sa conception de l’universalité du salut.
3. Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, Directives pour un manifeste personnaliste, Journal intérieur des groupes personnalistes du Sud Ouest, 1937.