L'humiliation de la chair chez Ivan Illich
La raison technique, comme la raison économique et l’institution rationnelle ne peut se déployer qu’en ignorant l’unité charnelle de la vie et l’importance du symbolique. La contre-productivité et l’hétéronomie produite par les techniques et les institutions professionnalisées, jouissant au nom de leur technicité de ce qu’Illich appelle un monopole radical, sont les effets – ou les symptômes – de ce décalage entre le mode d’être au monde humain, et les représentations conceptuelles et rationalisées, auxquelles les modernes ont recours pour expliquer et organiser leur vie. Prolongeant les intuitions de la phénoménologie, Illich s’attache à montrer que le type de rationalité qui se répand avec la civilisation technicienne et industrielle désincarne le monde vécu pour mieux opérationnaliser le réel.
Le déploiement du monde de la technique requiert la dévalorisation du corps et de l’expérience sensible. Or celle-ci fonde des savoirs qui sont souvent plus riches, et complexes et surtout plus appropriables que les savoirs "scientifiques ou techniques", ou provisoirement certifiés comme tels, savoirs qui sont fondés sur une l’expérience soi-disant objective mais nécessairement toujours partielle, fondée en dernier recours sur la mise à l’écart de certaines dimensions du monde vécu. De tels savoir sont forcément spécialisés et incompréhensibles par le non spécialiste. D’où deux types de problèmes qui ne peuvent que s’aggraver avec la civilisation technicienne: d’une part la contre-productivité fréquente de ces savoirs et de ces techniques lorsque leur puissance et leur diffusion dépassent un certain seuil. Au-delà de ce seuil leur partialité, qui rend possible leur efficacité, a des effets inévitablement destructeurs. D’autre part Illich s’est longuement attaché à montrer la perte d’autonomie ainsi que la diffusion d’une culture de la dépendance qui résultent du progrès de ces techniques. On voit que pour Illich la question du corps propre et celle de l’appropriation des savoirs et des pouvoirs sont solidaires. C’est pourquoi il nous invite à évaluer les techniques en fonction de deux critères : quelles sont leurs conséquences sur l’autonomie des individus et des groupes, et quelles sont leurs conséquences sur la vie du corps ?
Pour répondre à cette seconde question, influencé semble t-il par la philosophie néo-thomiste de Jacques Maritain, Illich semble parfois inscrire sa pensée dans l’optique d’une conception essentialiste de la nature humaine et dénoncer l’altération des fonctions du corps comme une sorte de péché contre l’ordre de la création, ce qui se traduit par l’apparition dans certains textes de qualificatifs tels qu’ innommable, diabolique, monstrueux etc. Mais il n’en reste pas là et dans d’autres passages sa critique de l’intempérance technicienne et de la dépersonnalisation de la vie qui en découle se fonde sur une approche plus existentielle et phénoménologique des effets de la technique moderne. Plusieurs de ses textes s’attachent à montrer comment certaines innovation techniques et le rapport au monde qu’elles instaurent, peuvent d’un même mouvement nous priver de l’usage de notre corps et d’un rapport charnel au monde, des connaissances appropriables qui en découlent et enfin d’une prise personnelle sur notre existence.
Ivan Illich était prêtre et c’est volontairement qu’il n’a pas exprimé publiquement les fondements théologiques de sa critique sociale car, dit-il, "dans la tradition la plus récente de l’Eglise Catholique Romaine, celui qui prétend parler comme théologien se revêt de l’autorité que lui confère la hiérarchie. Je ne prétends pas être investi de ce mandat (1)." Cependant, comme le montrent Jean Robert et Valentine Borremans (2) la critique illichienne de la technique s’enracine bien dans une pensée de l’incarnation. Barbara Duden (3) confirme elle aussi cette interprétation de la pensée illichienne. Elle montre que ce thème de la chair sous-tend l’œuvre écrite d’Illich et que, par exemple, pour ce dernier il serait impossible de comprendre l’avènement de la conception moderne de la santé, et même la conception post-moderne du moi, sans une mise en perspective historique de la notion de chair et de sa décomposition culturelle. Mais elle souligne également le fait qu’Illich traite de la chair de manière "apophatique", c'est-à-dire en creux, de la même manière que l’on parle de Dieu dans la tradition de la théologie négative, en disant non ce qu’il est (et qui échappe au pouvoir de nos concepts) mais ce qu’il n’est pas. Selon Barbara Duden cette réserve s’explique par le fait que "pour lui la chair nous oriente inexorablement vers l’Incarnation, vers le mystère qui est dans le monde de sa foi, et en fin de compte vers la Croix". Au fond, ce qu’Illich reproche au technicisme occidental c’est d’avoir trahi le mystère de l’Incarnation (4) et de la nécessaire proportionnalité – on pourrait dire aussi de l’union, au sens conjugal, ou encore du bon accord – entre le verbe et la chair, proportionnalité qui, selon lui, doit orienter la vie humaine et dans toutes ses dimensions. Dans cette perspective il est important pour Illich que le corps propre et son expérience sensible du réel soit le principal médiateur de notre rapport à la réalité. L’homme est chair et c’est en tant que chair que nous le rencontrons. Or précisément la technicisation de l’existence a pour contrepartie la rupture de cette union entre l’esprit (le verbe) et la chair, union qui selon lui est pourtant constitutive de notre humanité. Illich voit même dans la vocation techniciste de l’Occident le fruit du rejet de ce moi de chair qu’il a hérité de la Bible. La modernité progresse en procédant à une désincarnation croissante de l’existence et c’est pour cela qu’il en résulte une dépersonnalisation croissante de la vie et une perte croissante de maîtrise sur notre vie quotidienne, et donc de liberté.
Par exemple, à travers une phénoménologie de la technique de la lecture silencieuse, qui s’est développée en occident à partir du douzième siècle, Illich diagnostique que c’est bien la trahison de l’incarnation qui a ouvert la voie à deux possibilités symétriques de corruption : d’un côté une désincarnation sans précédent de la parole et donc de la pensée, libérée de son ancrage charnel ; d’un autre côté – et réciproquement – une "incarnation perverse" qui conduit à vouloir donner un statut de réalité concrète et autonome à des concepts chargés ensuite d’organiser notre relation au réel. Dans plusieurs textes Illich s’attache à montrer que cette "incarnation perverse d’entités sans chair" caractérise le monde moderne. Comme le soulignent Valentine Borremans et Jean Robert, commençant avec l’âge de la vitesse, elle s’accélère en la multiplication de fausses concrétudes et de pseudo-percepts et culmine en une transformation technogène, c'est-à-dire assistée par la Technique, du sens de la matière. La trahison de l’incarnation prend donc deux formes observables : une lente désincarnation historique de la pensée et, plus récemment, une pseudo-incarnation technogène d’entités intrinsèquement dépourvues de chair que nous utilisons pour penser le corps ou bien la société, et pour agir sur eux. Cette inversion des rapports entre le verbe et la chair favorise forcément une instrumentalisation du corps et plus largement de tout donné naturel et social qui doit être subordonné à des modèles abstraits de connaissance et d’opérativité technique. Ainsi Illich se préoccupe de la désincarnation de la perception de soi qui résulte de la médicalisation des arrangements sociaux et des normes culturelles (5). Plus généralement encore, c’est bien l’expérience de la désincarnation qui lui semble caractériser le mieux le passage du monde préindustriel à la modernité technicienne (6). C’est dans ce fond spirituel que s’enracinent les maux qui caractérisent selon Illich le monde moderne et qu’il subsume par l’expression humiliation de la chair : la dépersonnalisation de l’existence, la disqualification des savoirs vernaculaires appropriables, la gestion technocratique de la vie par des professionnels spécialisés, la perte de maîtrise sur la vie quotidienne (7). Alors que l’idéologie progressiste et scientiste est fascinée par le développement de la puissance collective que la science et la technique donnent à l’humanité sur tout ce qui est corporel, ce même soucis de l’incarnation conduit Illich à insister sur la nécessité d’une maîtrise personnelle de nos outils, qu’ils soient techniques, institutionnels ou intellectuels. Pour que l’outil soit digne de ce nom, il faut que ses fins et son utilisation conservent un certain caractère personnel. Comme Charbonneau, et pour les mêmes raisons, Illich considère qu’un des critères de l’évaluation des techniques c’est de savoir si elles augmentent la maîtrise responsable et donc la liberté des personnes, des individus concrets. Or, selon Illich, à l’Age des Systèmes on assiste au démantèlement des fins personnelles. A partir de 1980 les écrits d’Illich peuvent être interprétés comme l’exploration des effets historiques, démontrables et datables, de ces deux versants d’une trahison spécifiquement chrétienne et occidentale de l’exigence d’incarnation, du mystère de la chair, de l’union et de l’esprit et du corps qui est au centre du christianisme. »
Notes
1. Cité par Valentine Borremans et Jean Robert, in préface aux Œuvres Complètes d’Ivan Illich, vol. 1, Paris, Fayard, 2004. Les présentes remarques sur la pensée d’Illich doivent beaucoup à ce texte très pénétrant ainsi qu’à l’étude de Barbara Duden citée ci-après.
2. Op. cit.
3. Barbara Duden, "The quest for past somatics", in Lee Hoinacki and Carl Mitcham, dir., The challenges of Ivan Illich, State University of New York Press, 2002.
4. Charbonneau formule le même reproche dans des termes très proches. Il parle lui aussi de trahison. De même on trouve chez ces deux auteurs l’idée que seule la conscience aiguë de la liberté (héritée du Christianisme) a pu conduire à une entreprise qui débouche la négation radicale de la liberté. Ce qu’Illich exprime en utilisant la formule théologique selon laquelle Corruptio optimi quae est pessima, Charbonneau l’exprime aussi par la formule La liberté seule peut justifier sa négation. (Je fus, p. 195)
5. Ivan Illich, « La société amortelle », in La perte des sens, traduit de l’allemand par Jean Robert, Paris, Fayard, 2004, p. 277.
6. Ivan Illich, « La perte du monde et de la chair », in La perte des sens, p. 355.
7. Déjà dans les années trente le personnaliste Denis de Rougemont, ami de Charbonneau et d’Ellul, critiquait cette désincarnation de la pensée dans son livre Penser avec les mains (1936).