L'histoire du Canada «à rebrousse-poil»
On peut d'emblée s'interroger sur le contexte de cet hommage à Ryerson. Quelle que soit par ailleurs la valeur intrinsèque de leur pensée, il importe de rappeler que le choix de tel ou tel intellectuel procède souvent de préoccupations d'ordre idéologique. Disant cela, on ne fait que constater une chose sans poser aucun jugement péjoratif. On peut ainsi présumer que l'ouverture manifestée par l'historien anglophone quant à la « question nationale québécoise » est l'une des raisons déterminantes du renouveau d'intérêt à son égard. Nous y reviendrons. Par ailleurs, on ne peut passer sous silence le fait qu'un tel hommage prend place dans le contexte d'une démarche de réappropriation, par une certaine gauche, de son histoire, de sa mémoire, démarche que nous observons depuis quelques années au Québec, et qui a déjà donné lieu à plusieurs travaux historiques de qualité. Est-ce là le signe d'une fascination pour « la beauté du mort » (Michel de Certeau), pour une idéologie défunte que la chute du régime soviétique a enterrée pour ainsi dire une seconde fois? Ou un simple besoin d'enracinement dans sa propre tradition afin de mieux préparer l'action future? Quoiqu'il en soit, la parution de ce recueil survient peu de temps après celle de la traduction française d'un ouvrage ancien de Ryerson sur les origines du Canada.
À une décennie près, l'existence de ce dernier se confond avec notre siècle de fracas et d'horreurs. Né en 1911 dans une famille bourgeoise de Toronto, il fait de solides études (on apprend avec surprise qu'il est titulaire d'un diplôme en études italiennes de la Sorbonne), et sa voie paraît ainsi toute tracée vers une carrière universitaire brillante. C'était sans compter, en ces années trente de crise générale, sur la force d'attraction du marxisme. Membre du Parti communiste canadien dès 1932, il entre à son comité central pour n'en sortir qu'en 1969, à la suite de l'invasion de la Tchécoslovaquie par l'Armée rouge. Exclu en 1937 du monde universitaire en raison de ses idées politiques, il intégrera, bien des années plus tard (en 1970), le corps professoral de la toute jeune UQAM où il enseignera l'histoire jusqu'en 1992.
Sa venue à la discipline historique s'accorde bien à ce parcours quelque peu « anarchique » : en effet, ainsi que le rappelle Marcel Fournier, « il ne détient pas de diplôme universitaire en histoire ou dans une discipline connexe et s'il s'intéresse tôt à l'histoire du Québec et du Canada, c'est en tant que militant politique ». Après la rédaction de plusieurs écrits politiques où perce son intérêt pour les questions historiques, à la fin des années trente et au début des années quarante, il collabore vers 1946 à un projet d'histoire du peuple initié par le Parti communiste canadien. Ce n'est cependant que bien plus tard, durant les années soixante, qu'il publiera ses deux ouvrages historiques les plus célèbres : The Founding of Canada : Beginnings to 1815, paru en 1960, et Unequal Union : Confederation and the Roots of Conflicts in the Canadas, 1815-1873, publié en 1968.
Comme historien marxiste, et à la différence d'autres, Ryerson a le mérite de proposer une approche nuancée. Ainsi que l'écrivait il y a quelques années Desmond Morton, « entre les mains d'un historien aussi humain, érudit et charmant, l'analyse marxiste a servi de ciselet, non de massue ». Ceux qui le connaissent, écrit David Frank, en parlent comme d'un esprit ouvert, « prêt à entamer des discussions et à partager des incertitudes ». Il n'est pas un des tenants de ce déterminisme rigide qu'Isaiah Berlin évoquait comme l'un des pièges majeurs de la pensée de ce siècle1; il reconnaît « l'interaction entre la liberté et la nécessité, qui représente ce qu'il y a de meilleur dans la tradition marxiste de l'écriture de l'histoire ».
Un des apports majeurs de Ryerson à l'étude de l'histoire canadienne aura été de conjuguer de manière originale l'étude du social et du national. Jean-Marie Fecteau synthétise bien cette approche : « Il sera un des premiers à analyser de façon systématique le social et le national comme fondamentalement complémentaires ou concomitants, comme deux dimensions d'un même phénomène, sans que l'une vienne "retarder" ou "déformer" l'autre. Ryerson signale le lien organique qui lie la revendication nationalitaire à la transition au monde industriel, à la montée de l'aspiration démocratique et à l'économie de marché : il analyse en somme la revendication politique et la révolution de l'économie comme deux conditions réciproques de l'avènement du monde moderne. »
À l'intérieur de cette vaste problématique, l'étude des rapports Québec/Canada trouve une place conséquente. Ryerson pose ainsi l'existence, rappelle Serge Denis, d'un « lien structurel » entre « l'évolution socio-économique et étatique du Canada et le développement de l'oppression nationale et de la question du Québec ». Pour lui, « l'État canadien "donne forme" à cette oppression et à cette question ». Le fédéralisme centralisateur mis en place en 1867 a instauré « une union inégale (unequal union) entre les deux communautés nationales ».
Une telle manière de voir, qui est celle du Ryerson des années 1960-1970, n'est toutefois pas apparue dès le début de sa carrière, comme Minerve sortant de la tête de Jupiter, sous une forme aussi achevée. On est cependant surpris d'apprendre, à la lecture du présent recueil, que dès ses premiers livres, à la fin des années trente (par exemple Le réveil du Canada français, 1937), se manifeste chez lui une sensibilité bien particulière à la question nationale québécoise. Longtemps toutefois, et bien qu'il ait reconnu, à l'instar du parti communiste, la réalité de « l'oppression de la nation canadienne-française », il succombera à ce qu'il a appelé par la suite « l'interprétation libérale whig de l'histoire ». Selon celle-ci, l'égalité politique entre Canadiens anglais et Canadiens français aurait été obtenue en 1867; ce qui restait à faire, c'était d'obtenir l'égalité nationale complète des Canadiens français. Cette « erreur » n'a été corrigée, précise Robert Comeau, qu'en 1972, avec l'édition française de Unequal Union (Le capitalisme et la Confédération). Ryerson s'en explique dans la « Postface polémique » à cet ouvrage.
Une autre idée intéressante soulevée par l'historien est l'existence d'un lien entre démocratie et lutte nationale au Canada français. Ryerson réfute en quelque sorte par avance ceux qui aujourd'hui jettent sans cesse un soupçon sur l'enracinement réel de la tradition démocratique dans la société québécoise. Dès ses premiers textes, il est on ne peut plus clair : « la lutte démocratique menée par le peuple canadien-français pendant toute la période antérieure [à 1867] fut une lutte pour le droit à l'autodétermination nationale, pour son droit, en tant que nation, de choisir sa propre forme d'État » (French Canada, 1943, traduit en français en 1945). Il reconnaît l'existence d'« un esprit démocratique à la base, plongeant ses racines dans l'histoire, et qui ne demandait qu'à s'exprimer ». Et il ajoute : « La tradition de Papineau est une tradition de solidarité avec les Canadiens opprimés de toute nationalité! » (Le réveil du Canada français)
L'ouverture qu'il manifeste face au Québec et à son histoire le met quelque peu à part des autres universitaires et militants communistes anglo-canadiens. Des textes du présent recueil évoquent d'ailleurs la réception souvent malaisée de ses travaux dans les milieux de gauche québécois et canadiens-anglais. Bien des marxistes perçoivent en effet les aspirations nationales du Québec comme une manifestation de nationalisme bourgeois. Ryerson se montre également sévère pour l'antinationalisme des citélibristes. À son avis, « on ne saura abolir le nationalisme en fermant les yeux sur la communauté nationale et [...] le nationalisme est plus qu'un préjugé rétrograde ». Et, au contraire des historiens anglophones d'avant 1970 et d'une bonne partie de la gauche canadienne-anglaise, rappelle Serge Denis, il « considère à partir des années 60 que le danger politique ne vient pas du nationalisme québécois ni du rôle de René Lévesque, mais plutôt du gouvernement d'Ottawa et de la défense par P.-E. Trudeau du fédéralisme constitué. »
Le présent ouvrage regroupe des textes sous quatre grandes divisions : Itinéraire, Question nationale, Oeuvre, Rayonnement. On notera au passage l'importance prise par la « question nationale » dans la structure même du livre, qui reflète assurément l'importance qu'elle a aux yeux de la plupart des collaborateurs. Plusieurs textes solides ressortent de l'ensemble : ceux de Serge Denis sur la question nationale, de Jean-Marie Fecteau sur la transition au capitalisme chez Ryerson, de Robert Tremblay sur la place de la Confédération dans son uvre, de Marcel Fournier sur sa carrière universitaire. D'un texte à l'autre, on garde toutefois une curieuse impression de déjà lu, les mêmes idées, les mêmes citations réapparaissant fréquemment sous des formes diverses. La contribution de Stephen Endicott, intellectuel et militant communiste canadien-anglais, est fascinante pour les détails qu'elle fournit sur le quotidien d'un militant du Parti communiste canadien durant les années quarante. L'auteur décrit avec nuance la période stalinienne de ce parti, en nous livrant en quelque sorte un point de vue « de l'intérieur »; à l'occasion, un certain aveuglement, une idéalisation du passé sont toutefois manifestes chez lui.
Un essai d'« ego-histoire », une chronologie, une bibliographie et une liste des thèses dirigées par Ryerson complètent utilement ce recueil. Par ailleurs, n'aurait-il pas été intéressant de faire entendre davantage la voix de ce dernier (au moyen d'une entrevue par exemple)?
Il est évidemment illusoire de rendre compte ici de la richesse d'informations d'un tel ouvrage. Concluons simplement en disant que si, selon Walter Benjamin, la tâche de l'historien matérialiste est « de brosser l'histoire à rebrousse-poil (2) », ce fin analyste de l'histoire canado-québécoise qu'est Stanley Bréhaut Ryerson doit avoir la main bien fatiguée
Notes
1. Isaiah Berlin, « De la nécessité historique », Éloge de la liberté, Calmann-Lévy, Presses Pocket, 1969, p. 155
2. Walter Benjamin, Essais II, 1935-1940, Paris, Denoël/Gonthier, 1983, p. 199