Brion
Sept, huit, dix milles! .... Une heure, et bientôt, au nord, grandit notre Terre Promise, la terre de Brion. Et de voir la grande sentinelle blanche, au port d'armes sur la hauteur, nous nous demandons avec inquiétude si ce paradis n’a pas son incorruptible chérubin et si nous n'allons pas être reconnus comme d'authentiques rejetons des deux coupables de l’Eden!... Mais non! ce n'est que le phare: cœur de pierre, mais pas méchant du tout! Et Brion se précise, se colore, développe la ligne de son rivage, et, tout à coup au détour d'une pointe avancée, nous offre une anse pour atterrir. Enfin!
Brion est la seule des Iles de la Madeleine qui ait su garder, à peu prés, ses cinq milles de virginité, la seule qui soit pour une grande part couverte de forêt, la seule aussi qui puisse nous renseigner sur la prime jeunesse de l'archipel, sur la physionomie des lieux, lorsque, par ce beau jour de juin de l'An du Seigneur 1534, le malouin Cartier jeta l'ancre en vue de cette terre dont il fit honneur à son protecteur, l'amiral Brion-Chabot.
Faut-il sourire de l'enthousiaste description tracée par la plume naïve du rude voyageur, et l'attribuer à la délicieuse sensation de l'homme qui, depuis des mois, captif de quelques planches ballottées, se trouve tout à coup, dans la douceur d'un jour de printemps, parmi la verdure, les arbres et les fleurs?...
Parce que j'ai foulé moi-même l'étroite dune où, certainement, Cartier vint à terre, parce que j'ai mis mes pas dans ses pas et rempli mes yeux du même horizon et des mêmes objets, je comprends l'état d'âme du capitaine et je proclame avec lui que Brion est le paradis de la Madeleine.
Sauf les Acadiens qui gardent le phare et la famille écossaise dont les trois ou quatre maisons occupent l'anse de la dune, Brion est inhabité, tout à fait nature, une forêt courte et drue y alternant avec des prairies naturelles vieilles comme le Golfe et qui ont fait croire à des cultures basques préhistoriques. Des fonds très poissonneux entourent l'île; ils attirent au cours de l'été des groupes de pêcheurs qui viennent camper dans les anses et animer un peu cette solitude dorée.
Tout juste vingt-quatre heures à passer à Brion! Il n'y a donc pas de temps à perdre! Aussi, à peine débarqués, confiant nos bagages au mousse d'Édouard à Léon qui les portera au phare, nous nous élançons sur la prairie en dos d'âne, ouverte devant nous entre les deux lisières noires des arbres. Comment ne pas être saisi dès l'abord, par la fertilité inconcevable de cette terre où les plantes sauvages elles-mêmes, malgré l'absence de toute rotation, assument un gigantisme inconnu ailleurs! Nous allons, dans le foin bleu jusque par-dessus la tête, saluant au passage de vieilles connaissances de la grand'terre: les gros capitules d'or des verges, les têtes blanches des anaphales et les carillons muets des nabales que l'on secoue au passage comme pour leur dire à la Michel-Ange:
«Mais sonnez donc!» Plus frappants encore le volume, la succulence et l'extraordinaire abondance des fraises qui couvrent partout le sol dans les parties découvertes, laissant tout juste aux bermudiennes, l'heur de dessiller leur oeil bleu. Nous sommes en août cependant! Et quelles fraises! En vérité, il faut être héros ou botaniste enragé, pour passer sans fléchir le genou. Hélas! Paul à Jean qui n'est ni l'un ni l'autre trébuche bientôt et s'affaisse dans une large bouillée! Parvenus tout à l'heure au haut du coteau, nous ne verrons plus, au bas, dans l'herbe haute, qu'une oblongue masse brune, et un feutre clair dodelinant sous l'action des mâchoires! Finie l'herborisation! Nous ne retrouverons notre cicerone qu'au soir, mais ce sera pour le voir rechuter lourdement devant la même tentation présentée, cette fois, par un ange de lumière, entre les croûtes dorées d'une tarte! Eh oui! Dans l'intérêt de la science pure, il faudrait presque supprimer toutes les plantes comestibles!..
Repaires d'ombre des sous-bois, clairières herbues, falaises lumineuses, nous battons tout cela avec entrain durant deux heures, prenant un acompte de pure joie sur l'expédition que nous projetons pour demain, s'il plaît à Dieu.
Au phare, nous retrouvons, avec notre enfant prodigue, la figure souriante de l'hospitalité acadienne. La famille Richard est nombreuse, comme il sied, aimable et intéressante, tout entière consacrée à la garde du feu. Le phare est tout, ici, et on nous en fait les honneurs avec une fierté bien légitime. Le grand escalier intérieur est soigneusement peint de rouge et de bleu pour éviter les frictions politiques et parer économiquement aux changements de gouvernement. Tout reluit de propreté dans le plus parfait ordre, la lampe, le système optique et le délicat mécanisme d'horlogerie qui fait tourner l'écran de cuivre. Quel bon quart d'heure passé là-haut, sur l'étroit promenoir, à regarder par en-dessus la toison noire de Brion, la guipure rouge des caps et le merveilleux horizon d'eau bleue et d'îles semées!
Nous soupons tôt et bien, et comme le soleil est encore haut, nous enfilons allègrement le sentier fleuri d'euphraises qui, par les falaises, mène droit à la dune. Une descente abrupte comme un escalier, et nous y voilà! Brion a cette originalité très grande dans l'archipel d'être à peu près libre de sables; elle n'a guère que le petit delta où nous sommes, moucheté d'étangs et livré à une végétation rappelant celle de la Dune-du-Sud et de la Dune-de-l'Est, mais incomparablement plus riche. À cette heure où le soir menace et où bien rarement les botanistes sont en campagne, les énothères - ces hiboux des fleurs - ont éployé leurs grands pétales d'or, et ces innombrables croix de Malte, immobiles au bout des tiges purpurines, constellent la dune, appelant dans le ciel, l'autre flore de la nuit, l'ardente pullulation d'étoiles. Du feutrage des camarines, entre les rameaux épineux des genévriers, montent de partout les torsades blanches des spiranthes. Il n'y a sable si aride d'où la chimie des orchidées ne sache tirer d'enivrants parfums! Ne cherchons pas ailleurs l'invisible cassolette d'où effuse cette pénétrante odeur de vanille qui flotte dans l'air tiède.
Sur des arpents et des arpents, partout s'emmêle, dans les dépressions du sable humide, la dentelle savante des canneberges en fleur. A quelques pas de la ligne de haute mer, on marche entre les fleurs violettes des gesses maritimes et les grands épis de l'élyme des sables. Enfin, de toutes parts, fleurissent les troncs noueux et tourmentés des rosiers de dune. Ah! la bénédiction des rosiers!
Leur brillante et bienfaisante tribu est dispersée de par le vaste monde. Les hommes l'ont partiellement domestiquée, et ils ne sauraient plus, semble-t-il, s'en passer. Ils ont des roses pour leurs joies et pour leurs deuils, pour leurs charmilles et pour leurs cimetières, pour le vase et pour la boutonnière. La nature, non plus, ne saurait se passer des roses. Elle en a pour tous les climats et pour toutes les latitudes, sur tous les sentiers de l'homme, au cœur des plus lointaines solitudes. Elle en a pour ses prairies et ses rochers, pour ses ruisseaux et ses marécages, pour la montagne et pour la dune. Et il faut bien convenir qu'ici comme ailleurs, la rose, dès qu'elle veut bien écarter le mystère de son bouton, détient encore le sceptre de la beauté.
Debout au milieu de ces merveilles, dans l'ombre bleue du soir qui vient à grands coups d'ailes, je me répète que c'est ici même que le Malouin prit terre, et pour me suggestionner davantage, je récite tout haut le passage du Discours du Voyage, que je connais par cœur:
«Ces îles sont de meilleure terre que nous eussions oncques rencontré, en sorte qu'un champ d'icelle vaut plus que toute la Terre-Neuve. Nous la trouvâmes pleine de grands arbres, de prairies, de campagnes pleines de froment sauvage et de pois qui étaient fleuris aussi épais et beaux comme l'on eût pu voir en Bretagne, et qui semblaient avoir été semés par des laboureurs. L'on y voyait aussi une grande quantité de raisins ayant la fleur blanche dessus, des fraises, roses incarnates, persil et d'autres herbes de bonne et forte odeur.»
C'est bien cela! Et rien n'a bougé ici, depuis trois siècles. Là-haut, sur la falaise, les grands arbres et les prairies pleines de gesses purpurines, à mes pieds le froment sauvage et les pois de mer «fleuris comme pois de Bretagne.» Et la quantité de raisins «ayant la fleur blanche dessus» quelle description merveilleusement précise de la grande canneberge en fleur gardant encore, mous et juteux, ses «raisins» de la saison passée! Quant aux fraises, roses incarnates, persil de mer et spiranthes embaumées, il n'y aurait qu'à se pencher pour en cueillir des monceaux!
Pourquoi faut-il que Faucher de Saint-Maurice et d'autres chroniqueurs après lui, aient commenté aussi légèrement le texte de Cartier: «Hélas ! lisons-nous dans «De Tribord à Babord», depuis le jour où Cartier mit le pied dans ce lieu enchanteur, Brion a perdu ses airs de paradis terrestre. Ses grands arbres sont disparus les uns après les autres; ses vignes se sont desséchées et ses roses incarnates sont mortes, étouffées par les âpres baisers de la brise du nord, etc.» Phrases faciles et commodes, mais tout au contraire de la vérité.
Le jour n'est déjà plus, car la lumière apaise ses dernières ardeurs sur la face métallique des étangs. D'ailleurs, Paul à Jean, debout sur un buttereau, nous annonce, le bras tendu comme un prophète, la chute imminente du soleil! Le phare, allumé déjà, provoque la nuit montante et semble nous appeler. Il faut partir. Mais de ces minutes délicieuses égrenées sur les «passées et allures» de Jacques Cartier, j'emporte une image très vive du rude marin, errant sur la dune de Brion, avec, entre ses doigts calleux, un bouquet de roses incarnates, de canneberges «blanches dessus» et de spiranthes «de bonne et forte odeur.»
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La nuit a été belle et claire et les grands pinceaux lumineux émanant du phare sont venus, chaque minute, jouer dans la cretonne de nos rideaux. La mer, cependant, n'est pas assez plane ce matin, pour nous permettre d'atteindre le Rocher-des-Oiseaux. Faisons-en tout bonnement le sacrifice, et employons la richesse de nos quatre ou cinq heures de liberté à faire, par les falaises, notre tour de Brion.
Le pied porte d'aplomb sur le tapis de camarine de l'étroite prairie qui court en corniche sur le haut rivage, table toujours mise pour les corbijeaux gris qui viennent y becqueter les goules noires, en jouant de l'aile contre le vent. C'est un enchantement de marcher ainsi entre la grande mer déserte et la ligne noire des arbres trapus, serrés, arc-boutés pour ne faire qu'un seul toit continu à toute la forêt, la forêt primitive peuplée d'opulents herbages et de rarissimes orchidées. Sous nos pas, partout, les fraises rebondies, la carène pourprée des gesses vivides et l’œil bleu des bermudiennes, grand ouvert sur le ciel.
Je me risque au bord coupé du précipice pour y cueillir une touffe de bermudiennes plus magnifiques, que la falaise porte comme une fleur dans les cheveux. Je mets genou en terre et me penche! O merveille! Nous marchions, sans le savoir, sur l'entablement d'un temple monolithe, énorme et fantastique! C'est que, depuis des siècles, de longs siècles de siècles, la mer ahane au pied de la muraille, travaille la roche tendre, creuse et broie, ciselle et polit! Insensiblement elle a excavé des grottes, taillé des portails, effilé des aiguilles, dessiné des arcades, cannelé des pilastres. Et cette partie du rivage de Brion est devenue avec le temps une suite de portiques ouvragés, mystérieux et sonores, décorés à la sanguine, portiques décevants qui, comme les seuils de marbre des antiques cités de la forêt yucatane, ne mènent nulle part, et n'ont qu'un leurre de mystère et qu'un mensonge d'accueil... Toute cette effrayante débauche de sculpture pour que les noirs pigeons de mer puissent, bien à l'abri, accrocher leurs nids en beauté, et narguer, les colères de l'océan.
Deux, trois, quatre milles de course sur les falaises, nous révèlent à chaque instant, au caprice des anses, quelque nouveau Temple du Flot, peuplé d'autres compagnies de pigeons noirs. La terre s'abaisse maintenant et voici bientôt, au bout de l'île, le campement des pêcheurs nomades. Asseyons-nous un peu dans le plantain pour reprendre haleine. Là-bas, d'où nous venons, le petit val où nichent les Dingwall, propriétaires de l'île, et la pointe fauve de la modeste dune que nous foulions hier. Il y a des gens qui ont tous les bonheurs! Vivre sur la terre de Brion, Brion-sur-Mer, Brion-la-Belle, Brion-la-Fertile, ce serait trop beau rêve! Allons! debout! et en route pour le phare.
Brion est l'un de ces lieux fortunés, à double effet, où rien ne ressemble si peu à l'aller que le retour. Les éléments du paysage sont les mêmes, mais inversés, combinés autrement, créateurs de lignes inédites et d'horizons neufs. De joies nouvelles aussi! Mais il ne faut pas s'arrêter à les savourer. On nous attend au phare, et déjà, le bateau, dont c'est le jour, doit être en route. Pour tout l'or du monde et les délices de Capoue-Brion, il ne faut pas le manquer.
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Le voilà! En effet, très loin, vers l'Étang-du-Nord, la lunette décèle une fumée visible seulement pour les yeux marins. Dans une heure, il sera ici. A peine le temps de ranger un peu nos belles récoltes d'hier et de ce matin, d'y glisser les valves si joliment rayées des palourdes roses, dons gracieux de nos amis du phare, et l'on saute en hâte, avec armes et bagages, dans une des barges qui vont au-devant du vapeur - il n'y a pas de quai à Brion.
Il a maintenant une figure d'ami, le Lady Evelyn, et quand il stoppe à un demi-mille de la côte pour se laisser entourer par l'escadrille d'embarcations, c'est un vrai plaisir de retrouver les têtes familières des gars de manœuvre et le sourire énigmatique du maître d'hôtel. Au travers des colis de toute nature qui montent ou descendent, passés dans de savants nœuds de matelot, nous nous hissons à bord, bonjourant une dernière fois nos hôtes charmants, avec ce petit serrement de cœur qui accompagne la rupture définitive des relations amicales, même celles d'un jour.
Le navire maintenant contourne Brion et nous voyons d'en bas les Temples du Flot, violés, découronnés de leur mystère par le grand soleil fouilleur qui les explore. Quelquefois la falaise devient unie comme un mur, et permet de détailler les centaines de strates horizontales et parallèles du grès, effrayante signature des milliers de siècles qui ont travaillé à bâtir ce rocher désert, à dresser cette table pour le repas des corbijeaux du ciel.
Quel thème de méditation! Les jours «en petit nombre et mauvais» qui sont ceux de notre humaine vie, n'ont rien ajouté ni rien enlevé à ce monument des âges passés. Non plus que les quelques siècles écoulés depuis que, courant sous le vent, Basques et Bretons y virent pour la première fois, du pont de leurs petits navires, les «grandes bêtes comme grands bœufs qui ont deux dents en la bouche!» Non plus que la longue suite des siècles troublés qui, à travers le Moyen âge et les temps barbares, remonte au Christ, Centre des Temps; non plus que l'autre théorie des siècles qui s'en vont d'un pas égal, de plus en plus noirs, de plus en plus mystérieux, à travers les ruines, les convulsions des peuples sans nom, se perdre dans la nuit de la préhistoire!... Tout cela n'est qu'un point dans le temps, une valeur négligeable, en regard de l'antiquité de ce livre de pierre dont le soleil illumine la tranche, et dont les feuillets enferment quelques bribes de l'histoire occulte de notre vieille planète.
Mais alors, qui donc sommes-nous, en face de cet effrayant mystère de durée? Étincelles soufflées d'un éternel foyer et qui, ayant brillé un instant, retombent à jamais dans le noir?…Jouets de forces fatales qui ne se laissent dompter que parce que sûres d'avoir le dernier mot, et qui, entre deux aurores, nous étreignent brutalement et nous rejettent, après un dernier râle, dans le tourbillon du monde inorganique? .... Ou plutôt, larves aveugles et rampantes, collées à la terre, mais dépositaires d'une immense espérance et destinées à s'évader, brillantes et déployées, de l'enveloppe de chair, pour dominer le temps, à jamais, dans le sein de Dieu?...
Ce n'est tout de même pas pour permettre à ses trois uniques passagers de philosopher devant un tas de pierre que le vapeur vient de s'arrêter, car voici que du fond de l'anse des pêcheurs, surgissent des barges, une, puis deux, puis trois et quatre, puis la flottille entière. Elles viennent sur nous, légères, vides, le nez en l'air, pétaradant à qui mieux mieux, virevoltant avec la superbe aisance des petites quilles. Des saluts s'échangent entre la tille des barges et l'appui du bastingage, des rires semblent fuser de l'eau, et, au grincement rythmé de la grue à vapeur, la besogne commence. Le navire est chargé de la cale jusque par-dessus la dunette de quarts à maquereau, vides et tous neufs. En prévision de la prime qui aura lieu bientôt, toute cette cargaison va être descendue sur l'Ile Brion. Les barges s'emplissent à défier toutes les lois de l'équilibre, virent de bord et piquent droit dans l'anse, masses blanches balancées sur le flot brassé par toutes ces hélices. Et ainsi jusqu'au soir. Borgotant joyeusement, le bateau reprend alors sa route, allégé, en contournant Brion, et nous pouvons nous promettre un beau couchant sur la mer.
Nous l'avons en effet, et splendide! C'est d'abord une recrudescence de lumière qui inonde toutes choses, qui met du bleu et de l'or sur le noir des bois et l'oxyde des ferrures, qui fait luire l'ambre des cordages, le cuivre de l'habitacle, la peau tannée des matelots, qui fait vivre mieux et deux fois, et nous établit, semble-t-il, en communion plus intime avec l'astre très vieux d'où émanent les forces dont la vie se pare et se nourrit!
Vers sept heures, se montre au nord, faiblement, le Rocher-des-Oiseaux; les blancheurs des bâtiments et le phare sont à peu près évidents, à la lunette. C'est un adieu définitif, et je pense encore une fois à la petite Bourque, et à mes promesses.
Quand nous passons en vue de la Pointe-de-l'Est, la lumière commence déjà son éternelle retraite devant la nuit. Quel que soit l'état de la mer, il y a toujours ici longue houle, et il faut saluer la terrible côte! De bonne grâce, notre bateau paie son tribut et besogne sérieusement de l'avant. La barre de sable et les dunes sont trop basses pour être distinguées à cette distance, mais les trois cônes du Cap-de-l'Est, eux, sont bien visibles, adossés à contre-jour sur l'horizon en feu. De loin, c'est un fragment perdu de sierra, trois dents de scie entre lesquelles le soleil s'introduit, en ouvrant un éblouissant éventail japonais où des dragons blancs, qui sont des nuages, jouent sur le déployé du rouge irradiant. La fantasmagorie se répète docilement sur la houle miroitante et allume des éclairs d'acier aux moindres arêtes liquides. Mais telle est la rapidité avec laquelle la nuit gagne, qu'à chaque instant les ors et les émaux se transmutent, la magie des couleurs s'évanouit un moment pour reparaître au flot suivant, moins brillante et maquillée de neuf, briller l'espace d'une vague, et mourir encore.
Sans trop raisonner cette impression, il me semble alors que cette soirée si belle est un bouquet d'artifice, un chant du cygne, et que la tournée des Iles finit vraiment ici. Je l'exprime à mon ami, sur le banc, près de moi, avec d'autres sentiments plus intimes. Ensemble, nous ne pouvons jouir qu'en passant de l'incomparable apaisement de cette nature millénaire, qui réagit si heureusement sur nos êtres d'agitation et de mouvement. Il nous faut, tantôt, dans quelques jours, retourner au grand bruit que fait le monde. Nous y retournerons d'une âme pareille, vibrant aux mêmes joies et aux mêmes espérances, prêts à ouvrir d'une main que nous voulons être courageuse, des sillons parallèles dans ce grand champ du Père de Famille, où chacun fait sa journée. Pourquoi cette dernière heure, embellie par toutes les splendeurs du dedans et du dehors, ne ferait-elle pas, définitivement, d'une rencontre de hasard, une amitié de toujours? ....
Et maintenant, comme le jour est révolu, le soleil retire en se couchant le filet d'or que ce grand pêcheur de lune avait jeté sur la mer, aux dernières heures! Et derrière les larges mailles lumineuses qui traînent sur l'eau violette, on aperçoit, au sein d'un océan abyssal comme un firmament, le globe opale de la lune, prisonnier au fond des flots!