L'ère de l'éthique

Jacques Dufresne
À Wall Street, M. Ivan Boesky, l'homme à succès de la décennie 80, fut inculpé le 18 décembre 1987 de délits d'initié qui lui avaient fait gagner illégalement des centaines de millions de dollars. Le texte qui suit peut être lu à la lumière des scandales récents.
Les excès d'Ivan Boesky à la Bourse de New York ont provoqué une véritable commotion morale aux États-Unis. Boesky, le roi des spéculateurs, utilisait des méthodes frauduleuses pour obtenir de précieux renseignements au sujet des éventuelles prises de contrôle de compagnies. Certaines fusions étant ainsi provoquées artificiellement dans l'intérêt des seuls spéculateurs, il en résultait souvent, dans les entreprises touchées, des congédiements massifs qui n'étaient pas vraiment nécessaires.
Un historien californien, cité récemment dans Newsweek, explique ainsi la commotion morale de ses compatriotes: «Les Américains n'avaient pas l'habitude d'envier la richesse d'autrui, parce qu'ils étaient persuadés qu'elle créait de l'emploi; désormais, on ne devient pas riche en donnant du travail aux gens, mais en leur enlevant celui qu'ils avaient déjà.»
Avec un empressement suspect, les écoles d'administration ont annoncé des cours d'éthique et les entreprises se sont mises à écrire des codes de conduite pour leurs employés. Un peu partout, sur les campus, se répand la rumeur que l'Amérique entre dans une nouvelle ère, caractérisée par la moralité.
On a souvent comparé l'Amérique à Janus, le dieu à deux faces. Depuis les premiers jours de leur histoire, nos voisins ont l'art de faire coexister en eux les deux images pourtant incompatibles qu'ils ont d'eux-mêmes. D'un côté, le puritain, parangon de vertu, éternel justicier qui, à ce titre, est en droit et en devoir de s'imposer comme arbitre de tous les conflits de la planète; de l'autre, l'homme d'affaires «greedy», c'est-à-dire avide de gains jusqu'au cynisme, jusqu'à la cruauté. Boesky en est un exemple.
Il n'est pas nécessaire d'être grand psychologue pour comprendre que l'âpreté au gain compense la désolation de l'âme résultant d'une rigueur trop austère et du maintien d'une façade irréprochable.
C'est ce qui rend suspect le vent de réforme morale qui souffle actuellement sur les États-Unis. On sait d'avance qu'un coup de barre trop énergique en direction des bonnes moeurs provoquera l'excès contraire sur l'autre face de Janus. Toute l'histoire de ce pays est celle d'une vaste réforme morale sans cesse compromise et sans cesse recommencée. Qu'on se rappelle la prohibition. Provoquée par des excès dans la consommation d'alcool, elle fit la fortune de quelques contrebandiers sans scrupules.
Ce n'est pas une simple réforme morale qui s'impose, dans le monde des affaires, comme dans celui de la santé et du droit, c'est un ressourcement, c'est un changement de paradigme, comme celui dont Fritjof Capra et Marilyn Ferguson se sont faits les prophètes, non d'ailleurs sans une certaine naïveté qui rappelle les méthodes et le style des réformateurs des moeurs.
Ces derniers semblent vouloir gérer la morale comme s'il s'agissait de l'inflation ou de la balance commerciale. Un grand scandale éclate un jour; le lendemain, on corrige les codes de conduite et on met de nouveaux cours d'éthique au programme des universités.
Cette façon mécaniste et précipitée de régler les comportements fait elle-même partie du mal auquel il faudrait remédier par un ressourcement. Le haut niveau moral que certains pays ont atteint, notamment en Europe, sans toutefois pouvoir toujours s'y maintenir, est l'oeuvre de la vie et des siècles. Il résulte de l'enrichissement de l'humus intérieur au contact des grandes oeuvres de l'art et de la pensée. Après un millénaire à l'ombre des cathédrales, dans l'aménité des paysages aménagés avec la même inspiration, grâce ensuite aux raffinements de la raison et de la sensibilité accompagnant la richesse, une mince pellicule de civilisation a pu se constituer. Elle a souvent empêché le pire de se produire et quand le malheur a été inévitable, elle a permis d'en limiter les conséquences néfastes. C'est cette pellicule qui a rendu une certaine liberté possible. Sans elle, les droits de l'homme seraient demeurés inopérants, comme ils le sont dans la plupart des pays du monde.
En Amérique du Nord - de ce point de vue le Canada et le Québec ne diffèrent pas beaucoup des États-Unis - c'est le renforcement des règles morales qui, à défaut de toute la nourriture spirituelle encore disponible en Europe, a permis de maintenir la fine pellicule.
Mais comme la morale, au sens étroit que je donne ici à ce terme, règle les comportements de l'extérieur, les limites en sont, vite atteintes; on s'use contre elle, contre ses interdits et il s'ensuit inévitablement une révolte qui ne laisse rien subsister.
D'où la nécessité d'un ressourcement, qui réhabiliterait une vérité paraissant aujourd'hui irréelle: la tâche de fixer les finalités n'appartient pas aux forces aveugles de l'économie et de la technique, mais aux esprits libres enracinés dans une vision affirmative du monde.

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