Le dilettantisme de Renan

Charles Renouvier
Renan au travers toute son œuvre, chercha à réconcilier la foi de son enfance avec sa raison d'adulte. Mais comment concilier science et empirisme qui nient toute valeur au surnaturel. Il ne restait plus qu'à trouver un ou des substituts à la religion d'autrefois: « La science, l'art, la philosophie n'ont de valeur qu'en tant qu'elles sont choses religieuses, écrivait-il, c'est-à-dire en tant qu'elles fournissent à l'homme le pain spirituel que les religions lui fournissaient autrefois et qu'elles ne peuvent plus lui donner».

Extrait d'un texte de Charles Renouvier sur "L'action sociale d'Ernest Renan" dans le quatrième tome de la Philosophie analytique de l'histoire: les idées, les religions les systèmes. On lira également la seconde partie de ce texte sur l'évolution de la pensée religieuse de Renan.
Il importe de distinguer d'avec le scepticisme vrai, état sérieux et philosophique de l'esprit où dominent la recherche et le jugement, une humeur malfaisante qui s'attaque sous des noms divers au sérieux de la vie ou de la pensée. Les deux formes principales de ce vice sont opposées entre elles. L'une est l'habitude de traiter par la raillerie et le mépris affecté toutes choses; l'autre, de leur appliquer à toutes une égale indulgence transcendantale, et de se complaire à leur spectacle, bonnes ou mauvaises qu'elles paraissent être aux gens du commun, parce qu'elles forment d'également intéressantes manifestations du monde qui nous est représenté pour notre amusement. La première de ces dispositions d'esprit, et de beaucoup la plus répandue, la blague, est devenue, en se compliquant de passions politiques, sources d'envie et de calomnie, et grâce à l'ignorance qui se mêle de tout et défigure tout, sous un régime de liberté à peu près illimitée, un fléau pour notre nation. La seconde, plus distinguée, le dilettantisme, séduit les plus intelligents et les raffinés, et même quelques bon cœurs, auxquels elle procure les joies de l'esthétique pour remplacer les sévérités de la morale. Renan a été le maître de ces derniers, un maître qui imposait par l'étrange union de ses qualités d'artiste, à la fois ironique et sérieux, respectueux et moqueur, au dessus de toute conviction comme de toute illusion, à un savoir considérable en histoire, en linguistique, en antiquités. Une éducation de prêtre avait constitue le fond de cet écrivain au goût très sûr, qui possédait la connaissance exacte et sympathique des vieilles idées, que cependant il rejetait loin de lui au point de ne vouloir plus même entendre parler (pour y croire) de rien qui leur ressemblât. Passe, dans sa jeunesse, de la foi catholique à l'optimisme positiviste, Renan se sentait personnellement très satisfait de son état d'âme à l'égard de l'inconnu; il ne se refusait pas à mettre en avant telle hypothèse hardie sur l'heureux avenir du monde, et de flou même, mais il lui arrivait aussi de dire qu'on ne savait pas, que peut-être la vérité est triste. Il était donc bien éloigné de la raideur des pronostics humanitaires de Comte, et aussi de nous interdire les hypothèses au delà de la portée des sciences positives. Il les dépassait étrangement et enchérissait beaucoup, par une assez fâcheuse inspiration, sur les vues positivistes touchant la société future, quand il supposait que le pouvoir temporel direct serait peut-être transféré à la science, et que les savants, physiciens et chimistes, maîtres des forces de la nature, constitueraient alors une aristocratie capable de gouverner le monde par la terreur.

La science est la seule chose sur laquelle Renan n'a jamais, que nous sachions, exprimé un doute ou exercé sa douce ironie. C'était une faiblesse du penseur, en tant qu'il ne se faisait pas une idée juste de la place à reconnaître à la science chez l'homme et dans la société, mais c'était au moins une opinion ferme. Ses premiers écrits nous le montrent, non pas seulement gagné à la méthode rationnelle et critique en religion et en histoire, légitime conséquence de la répudiation du catholicisme, mais séduit par la mode qui ramenait l'attention, à ce moment, sur la pensée la plus ancienne de Saint-Simon restée pendant cinquante ans dans l'obscurité: il s'agissait d'attendre le gouvernement de l'esprit et la direction sociale du progrès illimité des connaissances positives.

La rupture de Renan avec l'Église semble être restée en suspens, quelque temps encore après qu'il avait secrètement rompu avec la foi, comme si, dans ses rêves, la profession ecclésiastique, qui en elle-même ne lui déplaisait point, eût pu laisser une latitude suffisante à sa liberté de penser. Il du à sa sœur, personne d'un caractère éminent, comme le montre leur correspondance, d'échapper tout à fait à cette illusion, signe déjà d'une faible moralité intellectuelle. Les nouvelles études où il se jeta avec ardeur donnèrent à la science, dans son esprit, la place que la religion avait perdue. Ce fut la science désormais qui du passer pour la vraie religion: «La science, l'art, la philosophie n'ont de valeur qu'en tant qu'elles sont choses religieuses, écrivait-il, c'est-à-dire en tant qu'elles fournissent à l'homme le pain spirituel que les religions lui fournissaient autrefois et qu'elles ne peuvent plus lui donner». Le gouvernement de l'avenir rappellera peut-être, sous une forme ou sous une autre, l'institution des Lettrés de la Chine. «L'idéal serait un gouvernement scientifique où des hommes compétents et spéciaux traiteraient les questions gouvernementales comme des questions scientifiques». Renan s'exprimait ainsi dans son premier ouvrage (qu'il ne publia que longtemps après), dans lequel on trouve aussi des vues généreuses sur l'avenir du peuple et sur la conciliation du travail manuel avec la culture de l'esprit. On était en 1848 1.

Jamais Renan ne connut assez la méthode et les limites des sciences expérimentales pour comprendre qu'elles ne vont au fond de rien, et qu'il leur est interdit de nier, aussi bien que d'appuyer la solution d'aucun problème philosophique d'ordre général, ou de donner ou de refuser un fondement aux théories de la morale et du droit plus qu'aux croyances surnaturelles. L'abandon de la foi catholique avait fait dans sa faculté de croire un vide que les études historiques ne pouvaient combler. L'humeur du dilettante s'insinua dans la façon dont il présentait les faits et les hypothèses, et le succès l'encouragea à glisser des doutes aimables dans des sujets sérieux. Un pyrrhonisme léger, sans philosophie, un état fuyant et contradictoire de moment en moment de la pensée devint pour lui une sorte de genre littéraire, où du reste il fut exquis et quelquefois profond. Il ne tenait certainement pas beaucoup lui-même aux plus scandaleuses de ses opinions, sur la formation progressive de Dieu, par exemple, ou sur l'excuse du vice et la duperie de la vertu. C'était du pyrrhonisme non pas de ce pyrrhonisme sévère qui, opposant les doctrines les unes aux autres, est obligé de les examiner, et, par la dialectique, ennuie le lecteur. Le procédé élégant qui présente comme assez plausibles des thèses dont personne ne semble s'être avisé, et où se marque du dédain pour les sentiments les plus répandus, conduit au même résultat. Il y a le charme du dilettantisme en plus : Et ce charme est aussi ce qui empêche de voir que le fond des idées est quelquefois moins jeune que leur physionomie. La façon de penser de Renan sur la moralité, sauf le ragoût particulier qu'y ajoute un mélange de théologie bizarre, n'est que de l'épicurisme, et non pas même de celui qui recommandait la tempérance. Le Dieu dans le devenir est renouvelé du plus ancien hellénisme, qui, même faisait sortir des éléments chaotiques du monde une série entière de dieux, jusqu'à la parfaite constitution du Cosmos sous la direction du dernier venu et du plus puissant. Tout en payant sa dette, par la théogonie, mise au futur, au principe de l'évolution, Renan aurait été une manière de déiste et même de croyant en la vie future, par l'opération de la divinité éventuelle, s'il n'avait plutôt mis sa confiance, le peu qu'il en avait, dans la matière et la force, pour le progrès du monde. On ne peut pourtant pas dire qu'il fut matérialiste, et il a fait souvent profession d'idéalisme dans l'acception vague du mot; mais quant au sens exact, inconnu dans les sciences, — à très juste titre, — et incompris des savants, on ne voit pas que l'idéalisme ait seulement attiré son attention. Visiblement, les questions philosophiques ne l'intéressaient point, et d'ailleurs il n'avait pas la tête assez logique pour y faire le moindre bout de chemin. Son écriture, avec tout ce qu'elle a d'attrayant par la délicatesse et le naturel, est révélatrice d'une radicale illogicité. Renan, quand il énonce un jugement qu'il sent bien n'être pas précisément vrai, n'ajoute pas à ses termes des distinctions, n'introduit pas dans sa phrase des incidences, qui en diminueraient la grâce; il poursuit son discours, pour énoncer d'autres jugements qui sont contradictoires du premier. Toutes les contradictions qu'on relève ainsi chez lui ne sont pas formelles ou profondes. Il y en a qui sont des changements d'aspect justifiables. Mais il y en a d'une autre nature et dont il aurait dû être conscient. C'est un jeu qui lui plaisait. L'exemple le plus frappant s'en trouve dans son double jugement sur la valeur du christianisme.


Note
1. L’avenir de la science (écrit en 1848-1849) publié en 1890. (
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