Épicuriens et stoïciens
Épicure est l'auteur de la réaction de l'esprit vulgaire contre la philosophie et contre les sciences, au moment du déclin de la philosophie spéculative qui s'était entée sur la méthode socratique. Mais la séparation que Socrate avait voulu établir entre la psychologie morale, dont il était le fondateur, et les «vaines» spéculations sur la nature de l'univers n'ayant pu aller plus loin que quelques-uns de ses premiers disciples, la réaction contre la philosophie eut elle-même besoin des apparences d'une philosophie intégrale. Épicure étranger aux sciences rationnelles de son temps, mathématiques et astronomie, entièrement dénué d'esprit scientifique, ignorant en logique et en dialectique, mais en possession d'une idée simple et bien arrêtée sur ce qui constitue le souverain bien de l'homme, du chercher parmi les doctrines qui avaient gardé grande réputation en physique après Aristote et contre son école, celle qui pouvait le mieux favoriser sa manière de voir en morale. Il était profondément incapable de toucher à la conception du monde mécanique de Démocrite sans la défigurer par des contresens, mais ce n'était pas ce qui pouvait arrêter beaucoup ses disciples. Cette conception, entre toutes les autres, avait pour lui le mérite, non sans doute d'offrir des principes d'où se déduirait une morale, mais d'écarter un grand obstacle aux applications de la sienne. Son idée maîtresse était la vie sans agitation et sans trouble de l'âme, le plaisir comme but, mais plutôt celui qui naît de l'absence de douleur que celui qui procure la satisfaction des passions. Mais la vie ainsi comprise rencontre une difficulté. S'il existait des dieux s'occupant de nos affaires et qui nous imposassent des devoirs, — ce qui était une croyance après tout fort répandue dans la société, et soutenue par les pouvoirs publics, — si l'on croyait cela, il pourrait arriver que la vie égoïste et oisive fût troublée par la crainte de ces êtres, par les menaces que les prêtres font en leur nom, et dont on imagine l'accomplissement après la mort. Les religions sont, au moins en partie, ce que dit la très remarquable définition étymologique d'un ancien grammairien: Religio, id est metus, ab eo quod mentem religet dicta religio 1. Épicure reçut, pour avoir mis sous ses pieds la religion et la crainte des dieux (relligio pedibus subjecta... obteritur), des louanges presque divines de ses disciples et du grand poète qui donna lui-même ce but à son ouvrage: Relligionum animos nodis exvolvere pergo 2. Le système des mondes de Démocrite était incontestablement le plus avantageux qu'Épicure pût trouver pour éviter l'intervention des dieux et de tout dieu dans l'établissement et dans la marche des choses, et pour démontrer que la mort est un phénomène en tout semblable à la rupture d'une machine faite d'un million de pièces qui se séparent et s'éparpillent.
On a vu plus haut comment Épicure affaiblit la valeur de la conception de Démocrite en tant qu'hypothèse scientifique, et dérogea au principe du mécanisme qui en faisait tout le mérite, en rendant aux atomes l'inexplicable qualité d'un poids sans but qui les emporterait tous en droite ligne, parallèlement, dans l'espace sans fin; et puis, idée bizarre, contradictoire de l'autre, en imaginant qu'ils sont sujets à de petites déviations sans cause qui leur permettent de s'accrocher. Il était animé de la bonne intention de briser par ce moyen les «chaînes de la nécessité», de donner une ouverture aux machines animales pour échapper à l'étreinte du pur mécanisme, fuir la douleur qu'amèneraient des rencontres fatales, et même conserver la liberté interne des déterminations à agir :
- Ne mens ipsa necessum
Intestinum habeat cunctis in rebus agendis 3
Malheureusement, la stricte nécessité est la condition sine qua non de toute action mécanique, là ou c'est bien d'action mécanique qu'il s'agirait; et la théorie des déclinaisons atomiques ne pouvait faire entrevoir comment le íïàò d'Épicure, ipsa mens, composé atomique lui-même, serait capable de s'entendre avec ses atomes et d'obtenir de tous et de chacun qu'ils dévient de façon convenable pour «arracher la volonté aux destins et diriger l'individu où son plaisir le conduit» 4. C'est d'ailleurs une anomalie du système, et qui n'était pas dans le plan de Démocrite, d'ôter de la thèse de l'éternité des phénomènes et de leur procès à l'infini, tout en la conservant, le principe de l'enchaînement invariable des causes (ex infinito ne causam causa sequatur) qui en était et qui en est resté le nerf.
Le sentiment de Démocrite sur Dieu et les dieux n'est point éclairci par ce qu'on a des témoignages des anciens sur ses opinions, mais il est clair qu'il n'était pas guidé en sa doctrine par l'hostilité contre les religions; et on l'opposa à Épicure, sous ce rapport. Ce dernier, afin de débarrasser des dieux le monde, prit l'étrange parti, — sincère? pourquoi pas, puisque la théorie atomistique ne le défend point? — de supposer qu'il en existe réellement, et qu'ils sont constitués par des combinaisons indéfiniment durables d'atomes, lesquelles ont leur siège dans les intermondes où nulle cause de dissolution ne les peut atteindre: d'ailleurs parfaitement heureux, étrangers et indifférents aux affaires des mortels, qui ne pourraient que leur troubler l'esprit; et, éternels, comme on le dit des dieux des religions, rien n'empêche de le croire; car on ne voit pas pourquoi la dissolution des mondes actuels et la formation des mondes futurs intéresseraient les régions que ces êtres habitent, et que le hasard a favorisées en y faisant rencontrer des combinaisons d'une entière stabilité, à l'abri des perturbations de provenance externe.
Il est remarquable, et on pourrait voir là une confirmation de la sincérité de l'imagination d'Épicure, que la vie divine, passée selon lui dans l'éternelle inaction et la souveraine paix 5, est conforme à son idéal de l'homme sage, qui ne doit point avoir d'affaires, autant que possible, et qui doit fuir les passions, éviter même les plaisirs trop vifs, dans l'intérêt de la volupté, plaisir imperturbable. La perfection de cet état est entière pour les dieux qui se savent éternels; comment faire maintenant pour que les hommes en approchent, eux dont les plaisirs sont à tout instant troublés par la pensée de la mort? C'est le second problème a résoudre: après avoir ôté la crainte des dieux, l'épicurisme doit ôter la crainte de la mort. Épicure s'est servi à cet effet de sophismes demeurés célèbres, qu'il avait empruntés selon toute apparence à des philosophes athées de l'école cyrénaïque qui enseignaient le suicide; de cet argument, entre autres: que la mort n'est rien et ne nous concerne en rien, attendu que, vivants, elle ne nous touche pas, et, morts pas davantage, puisque nous ne sommes plus. Lucrèce n'a pas craint d'en développer le sens 6, qui ne porte pas non plus que cette froide considération: que l'état du mort ne diffère point, selon la doctrine épicurienne, de l'état où il se trouvait pendant les siècles qui ont précédé sa naissance, lesquels n'avaient pour lui rien de douloureux. Ces raisonnements sont impuissants contre la crainte de la mort, passion nécessairement associée à l'idée de ce que nous possédons et que nous aimons, lorsque nous y joignons l'idée de le perdre. Le poète est tout autrement éloquent dans la peinture des misères de la vie humaine, quand tout tremblant sa bassesse de cœur, son inutilité sur la terre, son attachement à des biens qu'il a épuisés, et l’injustice de ses plaintes en présence du sort commun avant lui tant d'hommes puissants et de héros, de poètes et de sages 7. Mais il ne songe pas que ses invectives portent surtout contre les hommes qui vivent selon les maximes d’Épicure!
Notes
1. Servius, Commentaire de l'Énéide, VIII, 1319 et 1I, 053.
2. Lucrèce, De natura rerum, I, V. 230.
3. Id., ibid., II, v. 289.
4. Id., ibid., II, v. 251
De nique si semper motus connectitur omnis, Et vetere exoritur semper novas ordine certo, Nec declinando faciunt primordia motùs Principlum quoddam quod fati fœdera rumpat
Ex infinito ne cancans causa sequatur;
Libera per terras uncle banc animantibus exstat, Undo est haec, inquam, lotis avolsa voluntas
Per quam progredimur quo ducit quemque voluptas?
Declinamus item motus, nec tempore certo, Nec rations loci certa, sod ubi ipsa finit mens.
Le passage est d'une netteté d'expression singulière, et valait bien de n'être pas abrégé dans la citation.
5. Id., ibid., 1, v. 57 °, Omnis enim per se divum natura necesse est Immortali aevo summa cum pace fruatur Semota ab nostris rebus sejunctaque longe...
6. Id., ibid., 111, V. 974 sq.
7. Id., ioïd , V. 944 sq., 1037 sq.