Le Québec doit-il prendre le virage éolien?

Bernard Lebleu
Le projet de centrale au gaz du Suroît proposé par Hydro Québec a semé la colère et la consternation dans la population québécoise. Rarement aura-t-on assisté à une telle mobilisation de l'ensemble de la société contre un projet de développement énergétique. Louis-Gilles Francoeur, chroniqueur environnementaliste au Devoir, a forcé le débat sur l'alternative éolienne en publiant une série d'articles percutants qui mettent en cause le manque de volonté d'Hydro Québec, qui détient le quasi-monopole de la production et de la distribution d'énergie électrique au Québec, d'envisager cette option dans son portfolio de projets de développements. L'industrie éolienne connaît une croissance fulgurante en Europe et la carte géo-économique mondiale de l'économie éolienne est en train de se dessiner sous les yeux des Québécois alors que la société d'État cherche à les engager dans un projet qui, advenant sa réalisation, marquerait un net recul par rapport au bilan environnemental actuel de la province, et va radicalement à l'encontre des engagements du gouvernement en matière de réduction des gaz à effet de serre dans le cadre du Protocole de Kyoto.
Les récents déboires de la société d'État, Hydro Québec, responsable de la production et la distribution de l'électricité au Québec, dont le projet de construction de la centrale au gaz du Suroît a été vivement contesté, ont attiré l'attention des Québécois sur l'intérêt que présente l'alternative éolienne. Fiers, à juste titre, d'impressionnantes réalisations nationales dans le domaine hydroélectrique, et bercés par l'illusion qu'avec la mise en service des parcs éoliens du Nordais, le Québec s'était engagé résolument dans une voie d'avenir, les Québécois réalisent aujourd'hui qu'il n'en est rien. Au contraire, faute d'un changement de cap dans sa politique énergétique, le Québec semble condamné à devoir regarder passer le train. En 2002, le Canada produisait 238 MW d'électricité à partir d'éoliennes, soit à peine 0,2 % de la production électrique globale, alors que 61% de cette production était encore assurée par le réseau hydroélectrique. Par comparaison, en 2002, 4,5% de l'électricité produite en Allemagne l'a été à partir de fermes éoliennes, et dans certaines régions, ce pourcentage correspondait à 20% de la production locale. Maigre consolation, le Québec produit autant d'électricité avec le vent que la France, qui tarde à adopter l'énergie éolienne, dont la croissance dépasse, année après année, les prévisions les plus optimistes. L'éolien est le secteur énergétique qui connaît la plus forte croissance en Europe, avec un taux se situant annuellement au-delà de 20%.





Louis-Gilles Francoeur, chroniqueur environnementaliste au Devoir, a forcé le débat sur la question éolienne dans une série d'articles percutants publiés en février 2004. Ses articles mettaient en cause le manque de volonté apparent d'Hydro Québec d'envisager l'énergie éolienne comme alternative au très contesté projet de centrale au gaz du Suroît. La société d'État, qui est restée jusqu'à ce jour étonnamment silencieuse à propos de l'éolien, a préféré occuper les tribunes publiques pour défendre ce projet, invoquant qu'il s'agit là de la seule solution envisageable pour parer à temps au déficit énergétique prévu pour 2006. Mais la mise en marche d'une telle centrale provoquerait une hausse de 3% des rejets de gaz à effet de serre (GES) dans l'atmosphère au Québec, l'équivalent des GES produits par 600 000 voitures. Les écologistes qui s'insurgent contre le projet du Suroît, estiment que l'adoption du projet réduirait à néant les prétentions du Québec qui s'était engagé, sous le gouvernement précédent, à atteindre les objectifs du Protocole de Kyoto de réduction des GES.

Une alternative viable pour le Québec?
Autre pavé jeté dans la mare de la société d'État qui retourne bon an mal an plusieurs centaines de millions de dividendes dans les coffres de l'État, le journaliste du Devoir dévoilait dans l'édition du 29 février 2004, le rapport de deux chercheurs des Services météorologiques canadiens, Robert Benoit et Wey Hu, faisant état de l'immense potentiel éolien des vastes territoires pratiquement inhabités du nord du Québec. Les deux chercheurs parlent de «méga-gisements» de vents, c'est-à-dire des zones balayées par des vents puissants et constants, d'une vélocité moyenne qui, selon des études préliminaires, devrait avoisiner les 7 m/s (mètres par seconde). Jusqu'à ce jour, les experts d'Hydro Québec ont montré peu d'enthousiasme pour l'éolien, alléguant l'inconstance des vents qui fait chuter à 30% de la puissance installée, la capacité effective d'un parc éolien. Une turbine d'une puissance nominale de 1 MW ne produirait en réalité que 300 KW selon ces experts. À l'aide du système de modélisation WEST (Wind Energy Simulation Toolkit), un système adopté par l'industrie européenne, notamment au Danemark, les météorologues ont pu démontrer de manière convaincante que les données sur lesquelles Hydro Québec fonde son analyse sont beaucoup trop pessimistes. Selon un consultant spécialisé en énergie éolienne, Réal Reid, une turbine à pales fonctionne en réalité «77% du temps dans la plage de production commerciale sur une base annuelle». Selon le rapport produit par Benoit et Hu, le potentiel énergétique du Grand Nord québécois s'élèverait à 100 000 MW, soit plus du double de la capacité actuelle du réseau hydroélectrique, qui se situe autour de 40 000 MW.

Un autre argument avancé par Hydro Québec, celui de la rapidité de mise en œuvre d'une centrale au gaz, est facilement battu en brèche lorsqu'on sait que la province voisine, l'Ontario a porté son choix sur l'éolien pour produire d'ici un an, soit dès 2005, 500 MW d'électricité. Dès 2002, les scientifiques de l'IREQ (l'Institut de recherche en électricité du Québec) s'étaient prononcés en faveur d'un transfert vers l'éolien d'une partie des activités de production d'électricité. Récemment, ils ont pris part au débat entourant la centrale du Suroît en proposant la mise en chantier d'un parc d'éoliennes d'une capacité de 2100 MW, soit quatre fois la capacité du Suroît. Malgré un coût projeté de 2,4 milliards $CAN — comparativement aux 500 millions que devrait débourser la société d'État pour le Suroît — les ingénieurs estiment qu'une telle dépense serait rapidement amortie et qu'en bout de ligne, le coût de revient de l'énergie ainsi produite s'avérerait inférieur à celle produite par une centrale au gaz. Sur une période de 20 ans, le choix de l'option éolienne se traduirait par une économie de 1,5 milliards $CAN.

Un manque de vision politique?
Le Québec bénéficie, 30 ans après, de la vision politique de Robert Bourassa qui avait lancé les grands chantiers hydroélectriques dans les années 1970. Les activités d'Hydro Québec constituent aujourd'hui une source importante de revenus pour l'État québécois, tout en fournissant à sa clientèle l'électricité au plus bas coût en Amérique du Nord. Au terme de l'exercice financier 2001, elle remettait 554$ millions au gouvernement. Et le Québec peut se targuer d'une performance environnementale enviable grâce à l'énergie «propre» produite à partir du réseau hydro-électrique québécois d'une capacité globale de 40 000 MW. C'est d'ailleurs en s'appuyant sur ce bilan environnemental exceptionnel — Hydro Québec affirme avoir contribué à réduire de 16% les GES au Québec et prétend avoir évité via ses exportations d'électricité plus de 20 000 000 de tonnes de C02 à l'échelle nord-américaine —, que la société d'État entend se prévaloir des crédits d'émissions de GES. Prétentions que conteste le mouvement Greenpeace qui soutient que ces crédits ne sont échangeables qu'entre pays ayant ratifié le Protocole de Kyoto, ce qui exclut pour l'instant les États-Unis, destination privilégiée de l'énergie exportée par Hydro Québec.


Sur la base des projets présentés dans le cadre du programme fédéral d'encouragement à la production d'énergie éolienne (EPÉÉ), le Québec se classerait au 4e rang des provinces canadiennes, derrière l'Ontario, l'Alberta et la Colombie-Britannique, au chapitre des projets de développement de parcs éoliens d'ici 2007. En vertu des lettres d'intention déposées par les promoteurs, le Canada pourrait déployer dès 2007 5,3 GW en énergie éolienne, 25 fois la capacité de 2003. L'Ontario pourrait en produire à elle seule 1,9 GW d'ici 2007, près de 4 fois la capacité du Québec. La situation est toute autre en Ontario et on sait que cette province fait face à une situation critique en raison du vieillissement de ses centrales nucléaires, et que des choix drastiques s'imposaient. La CANWEA (association canadienne de l'énergie éolienne) a présenté un projet établissant à hauteur de 10 000 MW la production canadienne pour 2010. Il est permis de croire qu'un tel objectif pourrait être facilement dépassé à pareille date.

En dépit de la «Paix des braves» conclue entre le gouvernement québécois et les nations cries, Hydro Québec a dû mettre en veilleuse de grands projets de développement devant l'opposition des nations autochtones ou devant l'hostilité des populations locales inquiètes de l'impact de ces grands projets sur l'environnement. Une telle opposition ne pourrait que croître si Hydro Québec refusait d'envisager l'alternative éolienne. Une étude menée pour la Communauté européenne démontre qu'un des facteurs qui favorisent actuellement l'essor de la production éolienne est le niveau d'acceptation publique très élevé enregistré vis-à-vis le déploiement des parcs éoliens.

L'argument des régions
Un des arguments les plus souvent invoqués pour promouvoir l'énergie éolienne est qu'elle constitue une occasion unique de redynamiser les régions affaiblies économiquement par le passage d'une économie d'extraction à une économie de transformation qui bénéficie avant tout aux grands centres et aux pays en voie de développement. La CANWEA estime que plus de 10 à 20 milliards $CAN seront investis d'ici 2010, et ce principalement dans les régions rurales et celles éloignées des grands villes. À l'activité économique engendrée par la construction et l'installation des turbines s'ajoutent le loyer versé aux propriétaires de terrains, les revenus de vente d'électricité, les taxes foncières. La construction des parcs éoliens du Nordais a servi de baume à la région gaspésienne ébranlée par la fermeture de Murdochville et celle de l'usine Gaspésia à Chandler. Mais l'expérience du Nordais a démontré que les retombées économiques sont négligeables pour les régions si la production des équipements n'est pas réalisée sur place. C'est un consortium danois et japonais qui a fourni l'expertise technologique pour le projet du Nordais. Pour la région gaspésienne, les retombées se sont avérées minimes: à peine une dizaine d'emplois permanents dévolus à l'opération et l'entretien du parc.

Les enjeux de l'économie éolienne
Le gouvernement québécois fait-il preuve d'un manque de vision en refusant de donner la priorité à l'éolien dans sa planification du développement énergétique? Faut-il souhaiter que nos politiciens manifestent aujourd'hui cette même audace et cette vision d'avenir qu'avait défendue envers et contre tous Robert Bourassa en 1970 en lançant le Québec sur la voie des grands projets hydroélectriques. Une chose est sûre: pendant que le Québec tergiverse, les pays européens, le Danemark en tête, les pays asiatiques, les États-Unis développent une expertise et réalisent des percées technologiques qui leur assurent une avance considérable. La majorité des emplois liés à l'économie éolienne se situent dans la recherche, dans le secteur manufacturier ainsi que dans le domaine de la construction. Une étude menée pour le compte de Greenpeace indique que d'ici 2020, la production éolienne devrait entraîner la création de 1,6 à 3 millions d'emplois qualifiés, de même que 154 000 emplois permanents reliés à l'entretien et à l'opération des parcs éoliens. Dans cette même étude, on établit le capital investi (capital expenditure) 1 000 $US par kW installé lorsqu'il s'agit d'énergie produite par des turbines «onshore» (sur terre) et 1 550$ US dans le cas de turbines «offshore» (en mer). Pour l'Europe seulement, les scénarios les plus optimistes misent sur une production de 240 GW d'énergie éolienne d'ici 2020, ce qui entraînerait des investissements de près de 300 milliards de $US.



Jamais Hydro Québec n'aura eu à faire face à une telle opposition, tant au sein de la population que parmi les scientifiques. Le mutisme de la société laisse craindre que, victime de sa taille et du technocratisme qui s'empare inévitablement des sociétés habituées à fonctionner dans une économie monopolistique, elle prive le Québec de prendre place dans une économie d'avenir. À la différence de l'énergie hydraulique qui repose sur des ressources hydrographiques, très inégalement réparties, le vent est probablement la forme d'énergie la plus facilement exploitable et la plus communément répandue sur le globe. Les États-Unis, qui forment un des principaux débouchés pour l'exportation d'électricité québécoise, semblent avoir compris que l'éolien constituait un morceau important du puzzle dont la solution devrait les rapprocher de l'autonomie énergétique.

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