Le salaire des banquiers et le salut de la planète
La rêve d'une croissance sans limite n'aurait-il pas atteint sa limite?
«Le cosmos: feu toujours vivant, allumé selon la mesure, éteint selon la mesure.»Héraclite, fragment 30.
«Il faut éteindre l'ubris de préférence à l'incendie.» Héraclite, fragment 42.
La mesure du succès c'est de gagner sans mesure. Telle était, telle est toujours la règle aux États-Unis et dans les pays capitalistes de même esprit. En limitant à 500 000 $ le salaire des dirigeants des banques soutenues par l'État, le président Obama n'a pas modifié cette règle, il a seulement précisé que seul le succès peut-être récompensé sans mesure et que, en cas d'échec, il faut revenir à la mesure. C'est là une décision sage, certes, mais à demi seulement car elle légitime à l'avance les excès futurs, en donnant à entendre que ce n'est pas la démesure en elle-même qui est mauvaise, mais la récompense de l'échec résultant de la démesure.
Or, c'est la démesure en elle-même qui est mauvaise. En quoi consiste-t-elle? À ne pas respecter la mesure, la proportion, lesquelles désignent une même idée fondamentale qui relie le beau au bien, l'esthétique à l'éthique et hors de laquelle il n'y a de salut, ni pour la terre, ni pour les hommes sur la terre. Ramener les banquiers à la mesure est un acte étroitement apparenté à celui qui consiste à limiter l'émission de gaz à effet de serre ou à faire un usage approprié de l'eau.
Dans tous ces cas, nous nous conformons à un enseignement que la nature nous dispense de mille façons. Quand nous mangeons trop, quand par gloutonnerie nous dépassons les besoins de notre corps, nous nous exposons à la maladie, à la Némésis, nom que les Grecs donnaient à la sanction qui résulte inévitablement de la démesure. Autre variante de la même idée: quand les animaux se reproduisent trop sur un territoire, ils n'ont bientôt plus assez de nourriture, ils deviennent des proies faciles pour leurs prédateurs et leur population régresse. Observons maintenant les nids: ils sont admirablement proportionnés à la taille de l'oiseau.
Sur l'eau, le cygne est le plus bel oiseau qui soit. Hors de l'eau, il est pataud, ridicule, laid... et agressif. Il n'est plus dans son élément. « Chaque chose est éternelle à sa place », dira Goethe. Autre exemple de démesure qui nous permet d'opérer un premier rapprochement entre l'éthique et l'esthétique.
Nul n'est indifférent à la beauté du Parthénon. Voici,selon Vitruve, non pas l'explication de cette beauté, mais ses racines dans la nature: «Lorsqu'il fut question d'élever les colonnes de ce temple, comme on ne savait pas bien quelles proportions il fallait leur donner, on chercha les moyens de les rendre assez solides pour qu'elles pussent supporter le fardeau de l'édifice, sans rien perdre de la beauté du coup d'œil. Pour cela on eut recours à la longueur du pied de l'homme qui fut comparée à la hauteur de son corps. C'est sur cette proportion que fut formée la colonne; la mesure du diamètre qu'on donna au bas du fût, on la répéta six fois pour en faire la hauteur, y compris le chapiteau. Ainsi commença à paraître, dans les édifices, la colonne dorique offrant la proportion, la force et la beauté du corps de l'homme.
Plus tard ils élevèrent un temple à Diane, et, cherchant pour les colonnes quelque nouvel agrément, ils leur donnèrent, d'après la même méthode, toute la délicatesse du corps de la femme, Ils prirent d'abord la huitième partie de leur hauteur pour en faire le diamètre, afin qu'elles s'élevassent avec plus de grâce. On les plaça sur des bases en forme de spirale, qui figuraient la chaussure; le chapiteau fut orné de volutes qui représentaient la chevelure dont les boucles tombent en ondoyant à droite et à gauche; des cimaises et des festons, semblables à des cheveux ajustés avec art, vinrent parer le front des colonnes, et du haut de leur tige jusqu'au bas descendirent des cannelures, à l'imitation des plis que l'on voit aux robes des dames. Ainsi furent inventés ces deux genres de colonnes: l'un emprunta au corps de l'homme sa noblesse et sa simplicité, l'autre à celui de la femme, sa délicatesse, ses ornements, sa grâce.»
Observons maintenant les édifices où travaillent les banquiers new-yorkais et comparons-les à ces temples. Comptons ensuite les décibels de la musique qu'on entend dans les bars de cette même ville, puis pesons les déchets qu'elle déverse dans le paysage chaque jour. Toutes les démesures se tiennent et s'inspirent les unes des autres. Toutes les formes de mesure et de proportion se tiennent aussi. D'où le lien entre la limite des salaires des banquiers et le salut de la planète.
Réfléchissons maintenant aux conceptions de l'homme qui accompagnent la mesure et la démesure. Du côté de la mesure, Platon, qui nous invite à harmoniser les trois parties de notre âme : l'intelligence, l'affectivité, le désir, qui correspondent aux trois parties du corps: la tête, le coeur et le ventre. Cette harmonie n'est possible que si l'intelligence, elle-même enracinée dans le logos, règne sur les parties inférieures et leur impose sa loi qui est celle de la limite, de la mesure, de la proportion. Le mot logos désigne à la fois l'ordre du monde et la proportion. Et c'est par ce mot, que nous traduisons par verbe, le Verbe qui s'est fait chair, que les évangiles désignent le Christ.
Du côté de la démesure, vous trouverez le choix individuel, que ne limitent ni la nature, ni le logos divin; il est aux ordres du désir, illimité, ce tonneau sans fond dont parlait Platon. Le même Platon associe l'harmonie à l'âme et à la société aristocratique, comme il associe le désir à l'âme démocratique et à la société du même nom.
Ne serait-ce pas la cause de ce qu'il y a de pathétique dans la croisade de Barack Obama ? Il souhaite que les Noirs accèdent enfin au rêve américain à un moment où la face négative de ce rêve est de plus en plus manifeste. Dans le même mouvement, il tente de sauver la démocratie américaine en la convertissant à des valeurs aristocratiques, comme le sens de la mesure et de la proportion. Point d'Amérique verte en effet sans la pratique de ces vertus. Ce défi impossible, l’a-t-il à l'esprit quand il dit à ses compatriotes qu'il leur faudra autant de temps pour sortir de cette crise qu'il en a fallu pour la préparer et la rendre inévitable ?
Car nous comprenons tous qu'une sortie de crise classique, c'est-à-dire suivie d'un retour à la croissance d'hier, ne sera qu'une fausse sortie qui rendra encore plus pathétique le prochain contact avec la limite.