Poser sa pierre
Reprise de l'économie. La tâche sera ardue. Le langage pernicieux du marché s’est infiltré partout. Pas seulement un vocabulaire, mais un parler, un langage concret, monosémique, utilitariste, et des sigles, un prélude à la quantification; fi de la métaphore et des termes génériques. Et que dire de l’implicite? On ne suggère plus, on régit. Plus de valeurs, des normes! Car si les valeurs sont l’antithèse du marché, les normes sont signes et s’achètent. L’honneur ne s’achète pas, ni la dignité, mais les signes honorifiques, si!
La crise du corona virus est loin d’être terminée et déjà il n’est plus possible d’ignorer les remises en question du « vieux » monde et les interrogations, souhaits ou craintes, sur celui d’après. Au-delà des préoccupations sanitaires, beaucoup, confrontés, encore, aux failles sociales et économiques que la pandémie a projetées en pleine lumière, économistes, politiciens, grandes organisations internationales, etc. se sont joints aux nombreux citoyens qui, ensemble, plaident pour « une confiance et un pacte citoyen renouvelé »[i], une « reprise verte et inclusive »[ii] et « un avenir différent et meilleur »[iii]
Aucune raison de douter de la sincérité de ces déclarations aujourd’hui. Mais demain? Quand reviendra la « vraie » vie, d’autres considérations ne détourneront-elles pas de ces engagements généreux? Car les difficultés seront de plusieurs ordres, certaines seront des conséquences immédiates de la pandémie, d’autres émaneront de la nature même de l’économie de marché. Les identifier aussi clairement que possible n’est pas faire preuve de défaitisme, c’est se préparer à les affronter.
Bien qu’il soit hasardeux de faire des prévisions sur l’après, on peut penser que la reprise économique sera difficile voire chaotique. On assistera très certainement à une restructuration des activités économiques à l’intérieur de chaque pays et entre les pays. L’insécurité sera la règle pour un certain temps. Elle frappera à tous les niveaux, tant les citoyens, que des pays entiers, les plus pauvres surtout, et des grands pans de l’économie. Tempête ou ouragan, tout dépendra de la durée de la pandémie. Il reste que certains pourraient payer un lourd tribut au corona virus.
C’est en pleine tourmente que devront être introduites les réformes. Toutefois, rétablir les circuits économiques, pallier au chômage, aux faillites, assurer les services publics et la sécurité, durant la période de reprise, les priorités seront multiples, et les urgences pourraient faire oublier les réformes en profondeur, sauf si la pandémie est si sérieuse qu’elle modifie profondément, très profondément, et durablement, notre rapport à l’humain et à la nature.
En outre, toujours plaidant l’urgence, il sera tentant, et commode, de revenir aux anciennes façons de faire, aidé en cela par la résilience, et les ruses, de l’économie de marché. Les historiens nous le disent : « Ni les crises financières, ni les guerres, ni les épidémies n’ont infléchi la dynamique d’accumulation matérielle du monde. »[iv] Ne doit-on pas en conclure qu’existent dans l’univers économique certains invariants, des conditions avec lesquelles il faudra composer si l’on souhaite établir un nouveau « pacte citoyen »?
La tâche sera ardue.
L’économie de marché, ce n’est pas seulement le règne du tout monétaire; c’est une logique : le principe de maximisation; c’est une éthique : avoir les moyens, c’est avoir droit. L’Humain n’y est plus guère humain, ni à peine citoyen, il est client, à l’épicerie, à l’hôpital, à l’université, même en prison, quand il ne devient pas marchandise ou pire.
Car, l’économie de marché, c’est aussi le triomphe du signe, de l’apparence. Les valeurs d’usage s’effacent derrière les signes. Les voitures, de véhicules, sont devenues expression de statut, les compétences s’estompent derrière les sondages et la popularité, et la qualité du soin derrière l’efficacité et la rentabilité. Car ce sont les signes, non les essences, qu’on achète et qu’on vend. Et celui ou celle qui n’a pas les moyens d’acquérir des signes n’a pas d’existence dans la société de marché.
Le langage pernicieux du marché s’est infiltré partout. Pas seulement un vocabulaire, mais un parler, un langage concret, monosémique, utilitariste, et des sigles, un prélude à la quantification; fi de la métaphore et des termes génériques. Et que dire de l’implicite? On ne suggère plus, on régit. Plus de valeurs, des normes! Car si les valeurs sont l’antithèse du marché, les normes sont signes et s’achètent. L’honneur ne s’achète pas, ni la dignité, mais les signes honorifiques, si!
Qui, aujourd’hui n’est pas contaminé – le terme est de saison – par cette culture du marché?
Peut-on réalistement s’en prémunir? Faut-il, comme pour le virus, se résigner, se confiner? Ou au contraire retrouver les chemins de la liberté et s’ouvrir à la vie?
L’économie de marché, c’est aussi la logique du résultat. La fleur n’y vaut que lorsqu’elle est coupée. Réapprenons la contemplation, admirons la fleur dans les champs, les chemins, les bois, là où elle s’épanouit.
La justice n’est pas un marché, la protection de la planète, non plus. Ce sont des responsabilités morales. Il faut s’y engager, avec passion mais rigueur, et comme pour l’Everest, d’abord « parce qu’elles sont là ».
[i] Strauss-Kahn Dominique 2020 L’être, l’avoir et le pouvoir dans la crise.
[ii] Gurria Angel 2020 Une reprise verte et inclusive est possible, et c’est maintenant qu’il faut agir. Secrétaire général de l’OCDE. 22 avril 2020
[iii] Georgieva Kristalina 2020 À crise mondiale exceptionnelle, riposte mondiale exceptionnelle. Directrice générale du FMI. 20 avril 2020
[iv] Fressoz Jean-Baptiste 2020 « Ni les crises financières, ni … » 28 avril 2020
Jean-François Abgrall
La Prairie
4 mai 2020