L'avènement du droit préventif

Jacques Dufresne
La juridicisation, nous rappelle Pierre Noreau, est "l'extension du droit et des processus juridiques à un nombre croissant de domaines de la vie économique et sociale". À rebours de ce phénomène, le droit préventif vise à développer une pratique du droit non judiciaire et une gestion préventive des conflits.

Il y a cinq ans l'expression droit préventif n'existait même pas. Or, on trouve depuis trois ans un Centre de droit préventif à Montréal. Et à la fin de 1993, paraissait un ouvrage de Pierre Noreau intitulé Le droit préventif, le droit au-delà de la loi, dont on dira peut-être un jour qu'il aura été l'amorce d'une réforme salutaire du droit. L'Agora a eu un rôle à jouer dans ces événements qui prouvent que les idées font parfois leur chemin dans le monde, si elles ne le mènent pas toujours. En 1990, L'Agora organisait, en collaboration avec la Chambre des notaires du Québec, un important colloque ayant pour thème: Le droit en question. C'est à la suite de ce colloque que la Chambre des notaires, de concert avec divers représentants du monde universitaire et du monde des affaires, décidait de fonder le Centre de droit préventif du Québec. Notaire, note, noter... Les représentants de cette vénérable profession latine ont toujours fait du droit préventif sans le proclamer. À l'origine, ils notaient les faits relatifs à une affaire, soit pour préparer un bon contrat - le bon contrat est celui qui ne donnera pas lieu à un procès le lendemain -, soit pour étayer un éventuel jugement. Dans le monde anglosaxon qui nous entoure, cette profession n'existe pas. Pour limiter les effets corrosifs d'un droit trop orienté vers la contestation devant les tribunaux, certains tentent actuellement d'y réformer la profession d'avocat de façon à ce qu'elle ait sur la société l'influence pacificatrice que la profession de notaire a toujours eue traditionnellement, dans les pays latins. Le notaire, quand il pratique vraiment sa profession, c'est-à-dire quand il n'est pas le conseiller d'une partie dans une transaction, est au-dessus de la mêlée. Sa responsabilité est de veiller à ce qu'aucune des parties dans une entente ne soit lésée. Il est un juge avant le fait. Il débusque par ses questions, ses conseils, sa connaissance des faits et des lois, des germes de conflits que le juge serait obligé de trancher s'ils éclataient. Son rôle est analogue à celui du médiateur ou du conciliateur. Il fait de la justice douce, dans un esprit très voisin de celui dont notre collaborateur Johnpeter Weldon a commencé à nous entretenir. L'idée de droit préventif a une longue histoire au Québec. En 1899, le Parlement de Québec votait une loi sur la conciliation obligatoire. À la même époque, on avait imposé aux médecins des mesures d'hygiène qu'ils avaient très bien acceptées. Il importe ici de rappeler que la fin du XIXe siècle avait été marquée par le triomphe de l'hygiène comme notre époque l'aura été par les antibiotiques. Le parrain de cette loi, le député de Wolfe, J.A. Chicoyne, avait très bien établi le lien entre l'hygiène médicale et une "hygiène morale" qu'il souhaitait pour le droit. Voici ce que le député Chicoyne disait pour convaincre les avocats qui craignaient de perdre des clients à cause de la nouvelle loi: "Je ne voudrais jamais croire que le Barreau aura moins de patriotisme que les médecins et refusera d'encourager une oeuvre de patriotisme, d'hygiène morale, destinée à guérir le peuple de la terrible maladie de procédure qui cause tant de mal dans ses rangs." Les promoteurs actuels du droit préventif n'utilisent pas ce langage moral, mais leurs visées n'en sont pas moins analogues à celles du député Chicoyne. Il s'agit de lutter contre un mal qui prend tantôt la forme de la juridicisation, tantôt celle de la judiciarisation de la vie sociale. La juridicisation, nous rappelle Pierre Noreau, est "l'extension du droit et des processus juridiques à un nombre croissant de domaines de la vie économique et sociale". La judiciarisation est "la tendance des justiciables à confier au système judiciaire la gestion de tous leurs différends et le règlement de tous les problèmes sociaux". On a froid dans le dos quand on voit un enfant de douze ans face à son père ou à sa mère au tribunal. On a froid dans le dos parce qu'on constate alors que la froide rationalité étatique, incarnée dans la loi et les institutions juridiques, a atteint le coeur chaleureux de la vie sociale: la famille. Cette présence du droit dans l'enceinte familiale est un bien à certains égards. On voudrait conserver ce bien, mais en limitant autant que possible ses effets négatifs, réfrigérants. C'est la fin que Pierre Noreau assigne au droit préventif, quand il dit qu'il a un rôle complémentaire, qu'il ne peut en aucune manière se substituer à la justice formelle. Justice formelle, droit positif émanant de l'État sont une seule et même chose. À l'autre extrémité du spectre de la gestion des différends, il y a une justice spontanée, informelle, émanant des groupes comme la famille, les paroisses et les associations diverses qui forment la société. Une personne qui a été volée par un adolescent du voisinage peut très bien, pour régler le litige, faire appel à un notable du même voisinage plutôt que de recourir à l'appareil judiciaire. Cela peut très bien être la façon à la fois la plus équitable et la moins coûteuse à tous égards de régler le problème. Sans avoir toutes les caractéristiques d'un État, chacun des sous-groupes a ses normes. En langage savant on dira qu'il y a dans un pays plusieurs ordres normatifs indépendants de celui de l'État. On parlera à ce propos de pluralisme juridique. Miser sur le droit préventif équivaut à attacher une valeur positive au pluralisme juridique... sans aller jusqu'à l'anarchie. On devine en effet le danger que représente la prise en compte de tous les ordres normatifs. Dans le droit formel, étatique, un juge veille à ce que la loi soit appliquée, avec les sanctions qu'elle comporte. "Dans le cas du droit préventif, écrit Pierre Noreau, le règlement du différend est moins fonction de la réparation que des conditions de redéfinition de la relation. Dans ce sens, la médiation et la conciliation participent au processus d'autorégulation de la relation. Les parties sont considérées comme les premiers agents de leur relation et les premiers responsables du règlement de leur différend. Pour cette raison, le médiateur est un tiers non directif. Le droit préventif est fondé sur le couple liberté-responsabilité. Il insiste moins sur la norme comme absolu, que sur le droit comme processus de réciprocité. En évitant de fixer la norme de façon définitive et en redonnant aux parties la possibilité de l'établir ou de la modifier, il fait du droit un processus vivant." Vu sous cet angle, le droit préventif rappelle davantage la médecine holistique - où le thérapeute devient le guide, le partenaire d'un patient autonome -, que la médecine préventive comme telle. Le droit préventif ressemble à la médecine préventive dans la mesure où il est dominé par le souci de faire des lois réduisant au minimum les recours aux tribunaux, de même que par la volonté de favoriser les solutions spontanées, non professionnalisées des litiges. Le droit préventif se rapproche de la médecine holistique par un autre aspect, encore plus important: il considère la personne dans sa totalité. "Le droit positif favorise la réduction du différend aux catégories établies par la loi. La relation des parties est dès lors limitée à ses dimensions instrumentales, c'est-à-dire réduite aux éléments utiles à l'établissement d'un ordre de prétention. Au contraire la pratique du droit préventif favorise une lecture de la relation qui tienne compte de la totalité des liens qui unissent les parties." Le droit préventif aura-t-il plus de chances de se développer que n'en a eu la médecine préventive? Même si l'on reconnaît généralement une plus grande efficacité à cette dernière qu'à la médecine curative, c'est la médecine curative qui a accaparé la quasi-totalité des ressources financières en santé. Pour une raison bien simple: la personne malade, qui veut guérir, se soucie fort peu de savoir si son mal n'aurait pas pu être prévenu. Elle est donc prête, pour assurer sa guérison personnelle, à dépenser des fortunes qui seraient plus utiles à la société si elles étaient consacrées à la prévention. Il n'en va pas de même en droit. La médiation et la conciliation guérissent autant et peut-être mieux que le tribunal. Si bien qu'on ne voit pas ce qui, dans le cas du droit, pourrait empêcher le développement de l'approche préventive. Le droit préventif présente toutefois bien des dangers qui pourraient nuire à son développement. Le danger, par exemple, d'une psychologisation de la relation, laquelle pourrait bientôt présenter autant d'inconvénients pour le justiciable que la froideur du droit formel. Pour le justiciable, l'un des aspects pénibles de la justice formelle, c'est l'état d'impuissance dans lequel il se trouve par rapport aux professionnels du droit, lesquels sont évidemment tentés de faire sentir leur pouvoir et parfois d'en abuser. Le même danger existe dans le droit préventif, de façon plus insidieuse peut-être. Le citoyen ordinaire risque alors d'être pris en charge, au point d'en devenir dépendant, par une véritable armée d'intervenants regroupés en équipe interdisciplinaire. Il faut espérer que dans son prochain livre sur le même sujet, Pierre Noreau indiquera les meilleures façons de prévenir tous ces maux qui ne sont qu'une reviviscence des éternels rapports de force entre personnes.

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