Confucius et l'école confucéenne

Charles Renouvier
On ne peut citer qu'une grande nation qui, en dehors de toute religion positive, ait fait entrer les préceptes moraux dans ses institutions et dans ses lois à un très haut degré, bien au delà de la mesure ordinaire que comportent l'établissement et la défense de l'ordre social. Mais il faut observer, pour diminuer notre étonnement sur ce cas singulier que présente la Chine, que la tradition et la coutume avaient une puissance extraordinaire dans ce pays, très uni de mœurs quoique répandu sur une si vaste surface; que les mœurs et les lois s'y distinguaient imparfaitement, parce que toutes les institutions et le gouvernement y étaient du type patriarcal, c'est-à-dire domestique plus que politique; que ce gouvernement, qui était absolu, y fut tempéré par l'existence d'une classe d'hommes voués à la culture littéraire et scientifique, et qui n'avaient dans la religion nationale ni titres ni fonctions particulières, et qu'enfin ces hommes, les Lettrés, qui devinrent naturellement, — non pas toujours sans luttes cependant, — les pédagogues et les administrateurs de l'empire chinois, furent les disciples d'une philosophie morale dégagée par la réflexion du fond même de l'esprit de la nation.

La doctrine de Confucius (Khoun-fou-tseu, 551- 479 av. notre ère) obtint la durée et l'autorité, par préférence à d'autres écoles, grâce à cette conformité avec le génie positif du peuple chinois, et à l'absence d'une métaphysique ou d'une théologie qui auraient amené la dispute et les sectes. Les prescriptions de cette morale devenue règle d'État sont restées invariables, et de là vient en grande partie ce lieu commun de l'immobilisme longtemps attribué chez nous à la Chine, par un effet du lointain et de l'ignorance. Il n'en a pas moins fallu, quand on y a regardé de plus près, constater dans l'histoire de cette nation des révolutions politiques, des luttes sanglantes occasionnées par des essais de constitution utopique, des changements de religion dans le peuple et dans la politique des gouvernements à l'endroit des religions. L'esprit des Lettrés n'a pas laissé de dominer à travers vingt-quatre siècles de dissensions de toutes sortes. La raison de cette persistance victorieuse nous est donnée par la nature de la langue chinoise et par le genre d'enseignement qu'elle comporte; mais avant tout par le fait même d'un enseignement universel faisant corps avec une éthique, et dont les Lettrés avaient seuls la direction.

La politique de Lao Tseu, conforme à sa morale, aurait laissé le peuple dans l'ignorance afin de lui assurer autant que possible le repos qui naît de l'absence de désirs. Il n'y avait pas de raison pour que les bonzes, après l'introduction du bouddhisme dans la Chine, eussent à cet égard d'autres vues que les prêtres du Tao. Mais l'école de Confucius, n'eût-ce été qu'à raison de son mode de recrutement, — car c'est à grand tort que l'on qualifie quelque fois de caste la classe des Lettrés, — avait des maximes de gouvernement tout opposées, et faisait de l'enseignement de la morale le premier objet des conducteurs de peuples. Par le fait, l'instruction a toujours été très répandue en Chine, malgré les difficultés de la langue et de l'écriture, et infiniment respectée. Cette langue, bien que l'écriture soit idéographique, est la langue commune de la conversation et des livres. Mais un Chinois ne saurait l'apprendre par principes, sans établir dans sa mémoire une suite d'idées et de maximes liées à l'expression symbolique de la pensée par des signes écrits, ou servant à passer du sens propre, toujours matériel à l'origine, au sens figuré, c'est-à-dire intellectuel ou moral des caractères. Les maximes, moralités ou dictons, sont conformes à l'enseignement confucéen, parce que le travail de la langue a dû être nécessairement l'œuvre des Lettrés, après celle des premiers inventeurs dont ils ont eux-mêmes suivi et conservé l'esprit. La classe instruite, et celle qui n'ayant qu'une demi instruction n'en est que plus respectueuse de ce qu'elle a appris, ont contracté en Chine une habitude, inconnue partout ailleurs, de penser et de discourir en invoquant à tout moment les maximes. Le lieu commun a pris un empire immense, attaché qu'il était invariablement à l'enseignement de tous les degrés, et d'abord au plus élémentaire. Le cérémonial, la politesse, tout le système des convenances sociales ont bénéficié des notions morales sur les quelles avait porté le fondement de l'instruction publique pour toutes les classes de la population. Ainsi s'est formé ce genre d'esprit unique au monde, qui ne peut que sembler ridicule aux hommes de l'Occident, surtout depuis qu'il est entré dans sa période de corruption. On conçoit sans peine la puissance et la durée d'un système moral et politique appuyé sur une telle base. Les habitudes d'esprit qui en sont nées, et dont les inconvénients se voient mieux aujourd'hui que les avantages, restent difficilement modifiables tant que se fera attendre la complète adoption par les Chinois d'une écriture alphabétique.

Confucius et ses disciples, exclusivement voués à la culture morale, ne se distinguèrent en rien dans la religion officielle de leur nation: culte des esprits, sacrifices, etc. C'est dire que Confucius n'enseignait point une psychologie à lui, en dehors de l'étude des facultés morales, car autrement il aurait eu à se prononcer sur le fondement des croyances spiritistes, et il est dit qu'il s'abstint systématiquement de toute profession de foi touchant l'essence humaine ou divine, la Terre et le Ciel, et, par conséquent, sur l'immortalité de l'âme. Au lieu d'entreprendre, comme Socrate, à qui on l'a quelquefois comparé, la critique des doctrines qui avaient régné jusqu'à lui, et d'ouvrir une libre étude, logique et morale, des idées, il posa dogmatiquement les principes de la droiture du cœur et de la conduite et du perfectionnement de soi-même, en les rattachant, d'une part, au principe de l'ordre du monde, de l'autre, à la tradition des vertus de l'âge patriarcal. Cela fait, le travail de la morale se réduisait à l'examen des maximes de la vie droite par rapport à l'individu, à la famille et à l'État. Les auteurs et commentateurs des sse-chou, livres classiques de l'école de Confucius, se renferment dans ce cercle. À une époque postérieure, des lettrés tentèrent une conciliation de la morale confucéenne avec la doctrine du Tao, et formulèrent des thèses conçues dans un esprit panthéiste, en prétendant toujours remonter à la plus ancienne tradition. Il y eut des tentatives de réformes sociales qui troublèrent profondément l'empire, mais qui en somme ne modifièrent pas le caractère de la nation et de l'État. Les sciences, tant mathématiques que naturelles, restèrent toujours dans l'état empirique le moins développé où elles puissent être chez un peuple d'esprit fin et industrieux. Il suffira de mentionner les cinq éléments admis dans une école florissante pendant le XIe siècle, pour montrer combien les connaissances physiques étaient bornées: c'étaient le feu, l'eau, la terre, le bois et le métal ! On a cru trouver la matière d'une histoire de la philosophie chinoise après le siècle de Confucius et de Lao-tseu. On n'a cité cependant aucune œuvre originale qui soit proprement une philosophie. Mais la doctrine de Confucius a certainement droit à ce nom.

Cette doctrine a pour premier principe une notion qui se traduit d'une façon visiblement insuffisante par le mot Ciel, et se rendrait mieux par ceux de raison universelle et ordre universel et n'est peut-être pas très éloignée de la pensée également vague qu'on exprimait par le mot Bien, dans l'école platonicienne, sans en admettre aucune détermination. Le Ta-hio, ou Grande Étude, ouvrage de Thsen-tseu, disciple de Confucius, enseigne comme loi de l'homme le développement dans l'homme de ce principe rationnel ou céleste. Connaître sa destination physique et morale, méditer sur les effets et les causes, le principe et les conséquences des actions, se diriger d'intention et de fait dans le chemin de la perfection, se corriger sans cesse et se rendre meilleur, tel est l'objet de la Grande Étude. La tranquillité de l'âme s'obtient par la ferme résolution de marcher dans cette voie. En la suivant, le prince, — qui est pris ici pour le modèle parfait de ce que chacun a à se proposer dans sa sphère d'occupation, — le prince arrive par le perfectionnement de soi-même à la bonne direction de sa famille et à la bonne administration de l'État.

Un autre disciple de Confucius appelle la Voie droite ce principe de la conduite rationnelle qui est un mandat du Ciel. Le Milieu, dans son style, est l'état de la conscience que les passions ne troublent pas, ou dans lequel elles s'harmonisent. Modération, équité, désintéressement, tels sont les caractères de ce milieu et de cette harmonie, loi constante du monde. L'homme vulgaire n'arrive point à la voie droite du milieu; certains se flattent de la dépasser (allusion aux vertus de l'ascétisme); seul, l'homme de principes s'y tient invariablement. Sans doute, il n'atteint pas la perfection absolue, mais le ciel et la terre aussi ont leurs défauts, dont l'homme lui-même peut juger; car ce que sa loi a de plus grand est tellement grand que le monde entier ne saurait le contenir, et ce qu'elle a de moindre, le monde ne saurait le détruire. C'est elle qui illumine l'univers du haut des cieux jusqu'aux abîmes. La perfection est le principe et la fin des êtres, quoiqu'il soit incompréhensible alors qu'eux-mêmes ils soient produits. Mais l'œuvre de l'homme est le perfectionnement: de soi d'abord, en suite d'autrui. En s'y livrant, il remplit le mandat du Ciel et accomplit sa destinée agrandie dans le temps et dans l'espace. Cette œuvre a son commencement dans le désir de bien penser et de bien vouloir, et se poursuit, grâce à l'enchaînement des vertus, jusqu'au dévouement au bien des hommes. Voilà la droite voie et la vraie science, ignorées des amateurs de chimères et des faiseurs de merveilles. « Le Philosophe (c'est Confucius) disait: Rechercher les principes des choses qui sont dérobées à l'intelligence humaine, faire des actions extraordinaires qui paraissent en dehors de la nature de l'homme, en un mot opérer des prodiges pour se procurer des admirateurs et des sectateurs dans les siècles à venir, voilà ce que je ne voudrais pas faire» 1.

L'amour des hommes, le dévouement à l'humanité, qui sont prescrits dans les livres de cette école, doivent se bien distinguer de la vertu mystique du sacrifice. Ils en diffèrent d'abord par le tempérament: la règle des mœurs, dit Tseu-ssé ne dépasse pas le bien conforme à la nature humaine et qui lui reste proportionné; elle ne tend à faire que des hommes; elle leur prescrit d'avoir pour autrui les mêmes sentiments qu'ils ont pour eux-mêmes, de ne pas faire à autrui ce qu'ils ne voudraient pas leur être fait. Et quand se pose la question de la conduite à tenir envers ceux qui font le mal, il est dit partout qu'on doit les ramener au bien, au tant que possible, éviter, s'il se peut, les châtiments, «rendre le bien pour le bien et le juste pour le mal; car avec quoi paierait-on les bienfaits, si l'on payait les injures par les bienfaits? Il faut opposer à la haine et à l'injure la justice 2

Une autre différence essentielle consiste en ce que la morale confucéenne vise le développement humain par les forces morales, et s'applique aux rapports ordinaires de la vie civile, non à la poursuite de la sainteté dans la solitude et par le renoncement. Cette doctrine est aussi un enseignement de liberté morale et d'activité de l'esprit; elle compte le courage moral au nombre des trois puissances qui coopèrent à l'œuvre du perfectionnement de l'homme: les deux autres sont la conscience du bien et du mal et l'équité du cœur, ou humanité. Elle ne discute point la question du libre arbitre, et se contente de poser pratiquement, avec force, la possibilité de faire le bien. Elle n'étudie pas non plus la liberté humaine au point de vue du droit qui s'en déduit pour l'homme d'imposer des limites à l'action d'autrui. C'est toujours sous l'autre aspect, l'aspect corrélatif du devoir, qu'elle envisage les relations mutuelles des membres de la société, ce qui tient à ce qu'en principe elle part du mandat du Ciel, que chacun doit remplir selon sa condition.

De là le caractère impérialiste de cette morale constamment préoccupée de la bonne administration de l'État: la ligne descendante des devoirs commence à ceux du prince qui ordonne, qui n'est lui-même obligé que moralement, par la tradition, et dont la responsabilité, qui couvre tout, reste dénuée de sanction. Des cinq devoirs définis par le moraliste, quatre consacrent l'autorité chez le prince, chez le père, chez le mari, chez le frère aîné. Le cinquième est relatif à l'amitié. Aucun ne confère un droit à celui vis-à-vis duquel est prescrit un devoir. Le rôle politique du philosophe, avec de tels principes de morale, ne pouvait consister qu'à donner des conseils, à entretenir et à rappeler la tradition, et toute son attente devait se réduire à l'espérance presque messianique de la venue du bon empereur. Mais la doctrine de la pure obéissance n'a pas coutume de conduire les hommes à la moralité, ni quand ils commandent, ni quand ils obéissent. Ces Lettrés qui reconnaissaient une sorte de droit divin des empereurs furent sur le point de voir leur classe anéantie par eux. Ils virent au moins rechercher et jeter au feu leurs livres et les livres plus anciens, le trésor de leur nation, qu'ils avaient commentés. Leur attachement au principe féodal qui leur donnait l'accès et le crédit auprès des petits princes, dans les parties de l'empire où ils étaient répandus, les rendit suspects à un empereur qui poursuivait l'unité du pouvoir par les procédés en usage dans ces sortes de cas (213 av. notre ère). Leur influence se rétablit plus tard. Mais la crise avait causé des pertes irréparables.

Ce n'est pas que le principe du pouvoir absolu n'ait trouvé des adversaires parmi les Lettrés, à certains moments; de même aussi qu'il s'en trouva d'autres pour essayer de le faire servir à l'établissement de la communauté des biens. Mais la conception confucéenne de l'État l'emporta toujours après les troubles et la Chine reste l'exemplaire unique, dans le monde civilisé, d'une nation qui ne se gouverne que par l'habitude, qui, administrée et régentée du haut en bas par des pédants auxquels l'invariable tradition est transmise dans les écoles, doit à ses précepteurs, qui sont ses magistrats, la connaissance des maximes de conduite, l'ordre matériel, tous les biens qu'une tutelle exacte, même sans probité, peut procurer à un peuple. Elle est privée des vertus qui ne naissent que de l'autonomie, et aussi de cette initiative de l'esprit au défaut de laquelle les sciences s'arrêtent et les méthodes deviennent des routines. Le formalisme des rites s'est substitué, sous ce régime, à la sincérité des sentiments et à la vérité dans les idées. Le peuple le plus moral, si l'on ne regardait qu'à la continuelle profession du devoir dans les discours, est devenu le plus menteur par convention, et vénal par sous-entendus. Sans doute, il ignore les écoles de sophistes, l'affectation de l'immoralité, les critiques où nulle autorité n'est respectée. Rien ne serait plus contraire aux bienséances; mais on ne trouve pas non plus chez lui les actes meilleurs que les paroles, la vérité aiguisée par la contradiction, les mœurs soutenues par la publicité et la franchise. Les Chinois semblent ne bien connaître de la conscience ni sa fierté véridique, ni la distinction de l'intention et du fait, ni la responsabilité essentiellement personnelle. Une solidarité barbare enchaîne devant la loi le frère au frère, le père au fils, le magistrat à ses subordonnés. Les peines sont corporelles et du genre infamant. Les hommes soumis à ce régime forment, de degré en degré, dans les fonctions, une sorte de hiérarchie d'écoliers récitant leurs leçons à des pédagogues armés du fouet. Tout n'est que beaux discours, dissimulation nécessaire et malfaisance secrète, bassesse universelle. Telle est, dans l'application, la fin d'une doctrine morale qui n'a voulu connaître que le devoir.

Notes
1. Tchoun-youn, ou l'Invariabilité dans le milieu, livre rédigé par Tseu-sse, petit-fils de Confucius (trad. en français par G. Pauthier).
2. Même livre, chap. XIII, et Lun-yun, ou les Entretiens philosophiques, XIV, 36.



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