Histoire des peintres impressionnistes: Monet

Théodore Duret
Claude-Oscar Monet est né à Paris, le 14 novembre 1840. Son père était négociant au Havre. Il passa donc sa jeunesse au Havre et y sentit naître sa vocation artistique. Le premier peintre qu'il connut, qui lui donna des conseils, qui lui servit de guide, fut Boudin, son aîné de quinze ans. Boudin, natif de Honfleur, s'était produit au Havre. Pensionné pendant trois ans par la ville, il avait ensuite continué à y résider. Monet avait, dès 1855, noué avec lui des relations d'amitié, qui se continuèrent au cours des années. Monet a peint d'abord à côté de Boudin et à une exposition, à Rouen, en 1856, à laquelle Boudin participe, il expose lui-même, pour la première fois de sa vie, un paysage peint dans la vallée de Rouelles, près de Montivilliers.

Les goûts artistiques de Monet le mirent en désaccord avec ses parents. Ils désiraient l'avoir avec eux dans leurs affaires et lorsque l'âge vint, où il lui fallut subir la conscription, ils se déclarèrent prêts à l'exonérer du service militaire, en payant la somme voulue, comme la chose se pratiquait à l'époque, mais seulement s'il renonçait à la peinture. Le jeune homme, plutôt que d'accepter cette condition, préféra faire son service militaire. Il rejoignit donc un régiment en Algérie, comme soldat et y resta près de deux ans. Il souffrit du climat, sa santé altérée obligea ses parents à le faire exonérer. Ils consentirent alors à ce qu'il s'adonnât tout entier à la peinture, mais ils exigèrent, en même temps, qu'il entrât dans l'atelier d'un peintre en renom à Paris pour y faire ces études régulières, qui à leurs yeux étaient un apprentissage indispensable. Ce fut ainsi, en 1862, qu'il devint élève de Gleyre.

Il détestait le travail académique, il ne se sentait aucune affinité avec Gleyre. Il traversa donc son atelier sans y rien prendre et il l'abandonna au bout d'un an à peine de fréquentation. Ses préférences le portaient vers la peinture de paysage. C'est alors qu'un événement pour lui décisif se produisit. En 1863, il vint à connaître l'œuvre de Manet. Quatorze toiles de Manet exposées sur le boulevard des Italiens, chez Martinet, lui mirent tout à coup sous les yeux une peinture claire, où les tons vifs et tranchés étaient juxtaposés, sans l'emploi alors général d'ombres conventionnelles. Il fut séduit à première vue par cette innovation hardie. Jusqu'à ce jour il avait, comme les autres jeunes audacieux de son temps, peint dans une gamme voisine de celle de Courbet et de Corot, et ses premiers essais, comparés à ce qu'il devait produire après la révélation venue de l'œuvre de Manet, seraient aujourd'hui tenus pour noirs.

Monet s'approprie donc avec décision la nouvelle technique des tons clairs, en l'adaptant à la peinture de paysage. Cependant il ne peint pas d'abord le paysage d'une manière exclusive, car il peint aussi, au début, de grandes figures, en plein air ou dans l'atelier et il introduit assez fréquemment des figures dans ses paysages. On a ainsi de lui un grand tableau en 1866, Un déjeuner sur l'herbe, fort différent de celui de Manet exposé au Salon des Refusés en 1863, mais cependant conçu en partie comme une réminiscence. On a aussi un Déjeuner dans un intérieur de 1868, de grandes figures près d'une table, sur laquelle des plats sont étalés. Toutefois ses tableaux de figures les plus remarquables sont sans doute Camille, exposé au Salon de 18661 et La japonaise, vêtue d'une grande robe rouge éclatant. Après cela ses préférences pour le paysage prenant tout à fait l'ascendant, il délaisse complètement la figure.

Maintenant que de loin on peut considérer son œuvre, on reconnaît combien le penchant qui l'éloignait de la peinture de figure, pour l'entraîner vers le paysage, devait être profond, car à la vue de ses tableaux de début, où sont représentés des personnages, on découvre que les visages avec leur expression humaine ont été véritablement négligés, qu'ils ne l'ont pas intéressé en eux-mêmes et qu'il pourra par conséquent renoncer à en peindre, sans que son art y perde rien d'essentiel. Ce sont en effet les vêtements qui attirent et qui sont introduits dans les tableaux pour y amener des combinaisons de coloris et des effets de lumière. Avec Camille et La japonaise, de magnifiques morceaux de peinture, le costume, non le visage, joue le grand rôle. Dans Camille, les raies vertes et noires du jupon produisent la combinaison de coloris séduisante et dans La japonaise, le rouge de la robe, avec les broderies en relief et les éventails multicolores piqués sur le fond, constitue le vrai motif du tableau.

Monet a donc délaissé la reproduction de la figure humaine, qui n'a été pour lui qu'une pratique accessoire du début, et il se consacre d'une manière exclusive au paysage. Il a pris pour règle de peindre ses paysages directement, en plein air. Il les exécutera, quelles que soient leurs dimensions, en tenant tout le temps les yeux fixés sur la scène naturelle à représenter. Chez lui cette pratique engendre une conséquence qui se produira pour d'autres, mais qui se produira pour lui d'une manière plus décisive et avec des marques plus saisissantes que pour tous autres. Elle l'amène à saisir, dans chaque scène naturelle, l'aspect particulier, la notation fugitive de lumière ou de coloris, sous lesquels elle s'offre au moment où il se met à la peindre. Un paysage de lui ne représente donc point une scène naturelle sous une face permanente, d'une manière existant à l'état fixe; la charpente, l'ossature, si l'on peut dire, de la scène à rendre seront fixées, sur la toile, revêtues d'un aspect fugitif et d'une ambiance particulière, saisis au besoin au passage et notés dans leur existence éphémère.

Par exemple, il se met à peindre un paysage le matin, au lever du soleil, dans la buée, et, comme il ne peint un motif quel qu'il soit, qu'autant qu'il peut l'avoir sous les yeux, voulant fixer son effet de soleil levant et de buée matinale, il ne pourra travailler à son tableau qu'un temps limité le matin. Il devra l'abandonner lorsque le soleil sera monté sur l'horizon et que la buée se sera dissipée et, pour l'achever, il faudra qu'il le reprenne lorsque l'effet éphémère recherché se présentera de nouveau. Une scène naturelle n'a donc pas pour lui d'aspect persistant, un paysage n'existe ?as avec un coloris permanent. Une scène naturelle change d aspect, en même temps que varient les saisons, les jours, les heures, les circonstances de température ou de lumière. Dans ces conditions, Monet est réellement parvenu à rendre saisissables, sur la toile, ces aspects fugitifs, qui avaient échappé aux anciens paysagistes travaillant dans l'atelier. Il a serré de si près les effets variés et les changements qui se produisent en plein air, qu'il est comme parvenu à communiquer les sensations qui en dérivent. On peut dire que ses effets de soleil réchauffent et que ses effets de neige donnent le frisson.

Il est donc arrivé à dégager, des scènes vues, des nuances de toutes sortes, de véritables impressions. Aussi est-ce tout naturellement, qu'un jour il a désigné une de ses toiles, donnant l'image du soleil, dans un brouillard, sur la mer, Impression, soleil levant. Et c'est tout aussi naturellement, qu'à la vue de cette toile, le mot Impression, étendu et transformé, a été trouvé juste pour désigner son art. Ce sont donc les particularités de son œuvre qui ont fait naître les noms d'Impressionniste et d'impressionnisme. Il est le véritable initiateur de l'impressionnisme. En lui et avec lui l'impressionnisme a trouvé sa formule la plus complète. Monet s'est avancé sans dévier, dans la voie où il s'était d'abord engagé. Il a peint en tous lieux, en plein air, mettant un coloris de plus en plus clair et une lumière de plus en plus vive sur ses toiles.

Il délaissa Paris de bonne heure, pour habiter Argenteuil. Il y demeura plusieurs années, y peignant la Seine et ses bords et aussi les fleurs et les bosquets de son jardin. Chassé d'Argenteuil par l'occupation allemande, lors du siège de Paris, il cherche refuge en Hollande. Il y peint des vues sur les canaux. A ce moment il avait connu les estampes d'Hiroshige, pour lesquelles il a toujours professé de l'admiration. Sous l'influence de leur coloris vibrant, il avait encore éclairci sa palette. On peut observer, dans certains de ses tableaux, surtout parmi ceux qu'il a produits en Hollande, l'emploi des tons vifs, juxtaposés dans toute leur franchise, comme marque des pratiques japonaises. Plus tard, après ce premier séjour en Hollande, il y retournera pour peindre les tulipes en fleurs de Harlem. Il passe de Hollande en Angleterre, au commencement de 1871. Il exécute des vues à Londres, dans les parcs et sur la Tamise. Revenu en France, après la Commune, et réinstallé dans sa maison d'Argenteuil, il recommence à peindre les bords de la Seine. Il peint aussi à Paris, en 1877 et 1878, les bosquets du parc Monceau et la gare Saint-Lazare, avec ses locomotives et leurs panaches de vapeur.

Il avait passé sa jeunesse au Havre, il s'était d'abord mis à peindre sur les côtes voisines et il devait y revenir fréquemment. Les vues du Havre, de Sainte-Adresse, de Honfleur, des falaises normandes ont donc été reproduites à de nombreuses reprises. En 1864, 1866, 1867, il travaille au Havre et dans les environs. Il y retrouve Boudin et fait aussi société avec Courbet, qui peignait à Trouville des marines et ce qu'il appelait des «paysages de mer». Puis il revient sur les mêmes lieux en 1873, 1874, 1882. En 1885, il est à Etretat. Aux falaises prises par leurs échancrures et leurs escarpements, il a ajouté la mer, sous ses aspects les plus divers. Il a véritablement été le peintre de l'eau. Il a fait entrer dans ses tableaux l'eau de la Manche et de la Méditerranée, de la Seine et de la Tamise, des canaux de Hollande et des bassins de son jardin.

Il ne devait jamais cesser d'habiter aux bords de la Seine, de manière à être toujours près de l'eau. Il quitte Argenteuil, en 1878, pour descendre plus bas, à Vétheuil. Il y peint les vues des environs de la Seine, comme il l'avait fait à Argenteuil. Il y peint aussi, dans l'hiver particulièrement rigoureux de 1879-1880, les glaces qui recouvrent le fleuve, et quelques-unes de ses toiles les plus saisissantes sont consacrées à la débâcle qu'amène le dégel.

En 1884, l'hiver, il va une première fois passer plusieurs mois sur la Méditerranée, à Bordighera. Par un effort soutenu, alors qu'il n'avait encore connu que l'atmosphère nébuleuse de la région de Paris et de la Manche, il rend excellemment le ciel transparent, la mer bleue et les terres colorées du Midi.

En 1886, il est à Belle-Ile. Il y exécute une de ses suites de tableaux les plus puissantes consacrée aux rochers noirs et aux grandes falaises battues à pic par la houle de l'Océan.

En 1886 il quitte Vétheuil, pour descendre encore plus bas dans la vallée de la Seine. Il s'installe d'une manière définitive à Giverny, près de Vernon, dans une maison qu'il ne quittera plus. Il est là sur les bords de l'Epte, dont les prairies, couvertes de peupliers, se confondent avec celles de la Seine. Il peindra les sites que lui offriront les alentours de Giverny, comme il avait précédemment peints ceux que lui avaient présenté Argenteuil et Vétheuil.

Il retourne sur les bords de la Méditerranée dans l'hiver de 1888. Il s'établit cette fois à Antibes. Grâce à l'expérience acquise à Bordighera, il peint des paysages transparents et inondés de lumière.

En 1889, il va peindre à Vervit, dans la Creuse. En 1895, il fait un voyage en Norvège, à la fin de l'hiver, alors que la terre était encore couverte de neige. Il en rapporte des tableaux exécutés dans les environs de Christiania.

Monet, continuant à développer son originalité, va faire entrer son art dans une phase nouvelle. Pendant longtemps il avait, comme les paysagistes ses devanciers, varié dans chaque tableau le sujet. Chacune de ses toiles avait été le portrait particulier d'un site spécial. Mais par degrés, puisqu'il peignait chaque fois, devant la nature des impressions diverses, des aspects fugitifs, il en était venu à reprendre plusieurs fois le même motif, sans changer de place et en exécutant cependant chaque fois un tableau différent. Le fond de la scène vue, les contours du paysage représenté n'étaient plus qu'une sorte d'ossature, pour supporter les impressions et aspects variés, temps gris ou soleil ardent, effets du matin, de midi, du soir, qui devenaient en eux-mêmes comme le motif véritable du tableau. Il va maintenant étendre et généraliser la pratique de peindre plusieurs fois le même sujet, en en variant seulement les aspects passagers. Il trouvera là le terme logique de ses procédés d'Impressionniste. Il portera son art à son plein épanouissement, en reproduisant les motifs choisis, par séries de dix, douze ou quinze toiles.

Monet a commencé à peindre ses séries en 1890-1891, avec les Meules. Il s'est placé devant les meules en plein champ et il les a peintes un grand nombre de fois, sans modifier les lignes de fond du sujet, et en obtenant cependant chaque fois un tableau différent. En effet, il appliquait sur chaque tableau une des variétés de coloris, une des modifications d'aspect, que font naître les changements de l'atmosphère et les différences de saisons ou d'heures. Les meules ne sont plus ainsi par elles-mêmes un motif ayant toute sa valeur, elles ne le deviennent, que lorsqu'elles ont été revêtues d'un des aspects passagers, que les changements extérieurs, qu'elles subissent, leur font prendre. La série a reçu le nom de Meules, mais si on avait voulu particulariser chaque tableau, à l'aide d'un nom significatif, on eût dû dire : Meules le matin, Meules le soir, Meules par temps gris, Meules en plein soleil, Meules sous la neige, etc., etc.

La façade de la cathédrale de Rouen avec ses tours a fourni à Monet sa seconde série. Installé à une fenêtre d'une maison devant la cathédrale, il est resté longtemps à la peindre. Comme les meules, elle lui a offert un thème, qui lui a permis de reproduire les aspects multiples que peut prendre un même motif, vu dans des conditions différentes. Elle lui est apparue enveloppée de reflets, allant des gris assoupis au soleil ardent, qu'il a su rendre dans toute leur variété. Pour peindre dans ces conditions, Monet doit travailler simultanément à plusieurs toiles, passer de l'une à l'autre, les quitter et les reprendre, selon que les effets particuliers à saisir s'évanouissent ou réapparaissent, avec les variations de l'atmosphère.

La première réflexion, qui vint à l'esprit en présence d'une serte complète Les Meules ou La Cathédrale, fut que Monet avait comme simplifié sa besogne en répétant ainsi le même sujet et qu'il devait arriver, après les deux ou trois premiers essais, à peindre en supprimant les difficultés. On a donc cru qu'en exécutant ses séries, il avait voulu faciliter sa tâche, obtenir le plus de tableaux possible avec le moins d'efforts. Or c'est le contraire qui est vrai. Depuis qu'il a peint par séries, il a en réalité moins produit de toiles qu'auparavant. Il s'est trouvé que rendre des scènes différentes, une fois pour toutes, était chose plus facile que d'exécuter des répétitions nombreuses de la même scène, présentant des formes diverses. Saisir au passage, pour les préciser sur la toile, les variations d'aspect qu'une scène peut prendre, constitue une opération d'une grande délicatesse, demandant une vision exceptionnelle et des qualités spéciales. Il faut pour peindre ainsi se livrer à de véritables abstractions, il faut parvenir à dégager du fond immuable le motif fugitif et le faire d'une façon subite, car les effets différents à saisir peuvent, dans leur apparition éphémère, enjamber les uns sur les autres et, si l'œil ne les arrête au passage, en venir à se confondre. J'ai entendu dire à Monet que le travail auquel il s'était livré devant la cathédrale de Rouen, pour la peindre sous ses effets de lumière variés, lui avait demandé une telle contention d'esprit, qu'il en avait ressenti une terrible fatigue. Il avait fini par perdre 1a vue nette des choses. Il avait dû s'arrêter et rester longtemps sans regarder ses toiles, ne pouvant plus se rendre compte de leur valeur.

Monet a peint par séries des motifs très variés, après Les Meules et La Cathédrale, Les Peupliers. Il vit, en se promenant dans les prairies de Giverny, une ligne de peupliers longue et sinueuse où, dans certaines positions, les arbres se profilaient les uns sur les autres. Il se mit à la peindre. Mais il se trouve que l'arrangement que les peupliers de Giverny lui ont permis de réaliser, est analogue à un autre qu'Hiroshige avait précédemment rencontré au japon, dans une ligne de cèdres, et qu'il a rendu dans une de ses Cinquante-quatre vues du Tokaïdo. Monet avait dit être frappé de l'analogie que les peupliers de Giverny présentaient avec les cèdres d'Hiroshige. On est là en présence d'un cas curieux de suggestion devant la nature, exercée par un grand artiste sur un autre.

Il a encore peint en série Une matinée sur la Seine : un bras du fleuve par temps calme, enveloppé de buée et bordé de grands arbres touffus, se reflétant dans l'eau. La série des Nymphéas a suivi. Monet a fait creuser une pièce d'eau au bout de son jardin à Giverny, sur la limite de la prairie. Il l'a semée de Nymphéas. Leurs feuilles et leurs fleurs, étalées sur l'eau, lui ont fourni un motif original, complété par les arbres qui entourent la pièce d'eau et par un petit pont qui la traverse. Monet est ensuite retourné momentanément à Vétheuil, où il avait résidé et peint si longtemps, pour y exécuter une autre de ses séries. Il s'est placé en face du village, sur la rive opposée de la Seine. L'eau du fleuve occupe le premier plan des tableaux, ensuite le village avec son église s'élève sur la côte qui, en haut, ferme l'horizon.

Deux autres séries ont suivi : Les vues de la Tamise et Les Effets d'eau de l'étang de son jardin à Giverny. Elles offrent les traits de sa personnalité portés à tout leur développement. Jusqu'alors l'impression, l'effet fugitif, l'aspect éphémère formaient surtout, dans ses tableaux, l'enveloppe, le revêtement d'une scène existant toujours, par dessous, comme assise importante. Mais dans ces deux particulières séries les apparitions éphémères ont reçu une existence décisive, par rapport au motif permanent et à la scène réelle, qui n'ont plus qu'une forme sacrifiée et comme accessoire. Ce qui l'a surtout intéressé sur 1a Tamise, ce sont les reflets imprévus, les colorations soudaines des eaux et de l'atmosphère. Les apparences lumineuses que prennent les nuages, le brouillard mêlé de fumées, les buées matinales ou crépusculaires, sont devenus la raison d'être des tableaux et y jouent le grand rôle.

Les vues qu'on pourrait appeler atmosphériques de la Tamise, ont été exécutées au cours de différents séjours à Londres de 1901 à 1904. Et comme malgré tout il lui faut des motifs pour porter la couleur, il en a pris deux du Savoy hôtel, qui, de la hauteur du Strand, domine la Tamise : l'un donne en aval le pont de Waterloo, l'autre en amont celui de Charing-Cross. Un troisième motif, formé par le palais du Parlement avec ses tours, a été obtenu d'un des pavillons de l'hôpital Saint-Thomas, sur la rive droite du fleuve. Dans l'autre série, où l'étang de son jardin offre le motif, l'eau en elle-même ne se trouve plus sur la toile à l'état dominant, l'importance est prise par les miroitements, dont les accidents de la lumière la revêtent. L'effet principal est produit par les objets reflétés qui, sans contours arrêtés, forment des apparitions de mouvement et d'agitation.

Monet, avec son habitude de travailler en plein air, se trouvait à soixante-dix-huit ans aussi alerte que jamais. Une fois de plus, cherchant de nouveaux sites, il quittait sa résidence de Normandie pour le Midi. Cette fois il allait à Venise. Il y arrivait à la fin de l'été de 1908 et y séjournait tout l'automne. Il y a peint trois séries. La première a pour motif le grand Canal et l'église de la Salute. La seconde, prise de l'église Saint-Georges et de la douane, en face de la ville, donne le Palais ducal. La troisième, exécutée d'une gondole, sur le grand Canal, reproduit certains des palais qui le bordent.

Quand on a exposé l'évolution de Monet comme peintre et fait connaître l'ordre de son œuvre, on a retracé les traits décisifs de sa biographie. Sa vie s'est en effet concentrée dans son art. En dehors de ses changements de résidence et de ses. voyages, pour renouveler les sites où il put peindre, les événements intéressants qui le concernent ont été les expositions où il s'est produit et où il a poursuivi son combat. Il envoya pour la première fois au Salon, en 1865, deux marines reçues. En 1866, il avait au Salon Camille et une vue prise dans la forêt de Fontainebleau. Puis il avait été refusé au Salon de 1867, admis à celui de 1868, refusé de nouveau en 1868 et 1870. C'est l'incertitude d'être reçu au Salon, devenant de plus en plus grande à mesure qu'il développait son originalité, et se transformant à la fin en la certitude d'être refusé, qui le portait à se faire l'initiateur d'expositions particulières. Là, il se produirait librement avec ses amis, et tous ensemble, à l'état de groupe, ils pourraient attirer l'attention publique. Il avait donc envoyé aux quatre premières expositions des Impressionnistes de 1874, 1876, 1877 et 1879 de nombreuses œuvres; qui l'avaient mis très en vue, mais il était en même temps tombé dans un abîme de mépris et de réprobation.

Les Impressionnistes, en se faisant connaître, avaient soulevé tout le monde contre eux. Après cela, les quelques partisans qu'ils avaient recrutés, qui cherchaient à les défendre, les trois ou quatre marchands, qui avaient eu le courage d'acheter et d'offrir de leurs œuvres, se trouvèrent comme des gens prêchant dans le désert. Ils ne purent se faire écouter. Les tableaux impressionnistes devinrent invendables. Ce furent alors des années de détresse et de misère. Monet partagea le sort commun. Il connut les pires embarras d'argent. Il dut abaisser le prix moyen de ses toiles à cent francs, et ce ne fut qu'à grand'peine qu'il parvint à en vendre suffisamment pour ne pas sombrer.

Il faut citer les hommes qui, en ces temps héroïques de l'impressionnisme, restèrent fidèles aux peintres et les soutinrent le mieux qu'ils purent, alors que par cette conduite, on passait pour des sortes de fous ou de maniaques. Le plus courageux fut certes M. Durand-Ruel qui, comme marchand, continua aussi longtemps qu'il put à leur faire des achats. Il ne s'arrêta que lorsqu'il eut absolument épuisé sa caisse, pour reprendre, aussitôt qu'un changement d'opinion favorable survenant, il put recommencer à vendre de leurs œuvres et à en tirer quelque argent. Parmi les rares amateurs de ce temps, qui ne cessèrent de leur faire des achats, se trouvèrent : M. Faure, de l'Opéra, le peintre Caillebotte et M. de Bellio. Ce dernier était un riche gentilhomme roumain. Après avoir fait ses études à Paris, il s'y était fixé, devenu le plus Parisien des Parisiens. Il déjeunait tous l'es matins au café Riche, sur le boulevard des Italiens. Il s'était fait le champion des Impressionnistes auprès de ses amis et connaissances du lieu, parmi lesquels se trouvaient des critiques et des hommes de lettres. Il vantait surtout Claude Monet. Il boitait d'une jambe et, montant difficilement les escaliers, habitait un entresol, rue Alfred-Stevens. Il ne pouvait naturellement y faire tenir les objets d'art qu'il avait réunis. Il parlait sans cesse de se construire quelque part une galerie. En attendant la réalisation de ce projet, qui ne devait jamais venir, il avait loué, en face de chez lui, une boutique inoccupée, où il tenait ses tableaux et particulièrement ses nombreux Claude Monet. Il emmenait là, pour chercher à les convaincre, par la vue des œuvres, les connaissances qui voulaient bien l'y suivre. Sa propagande resta longtemps sans succès apparent. Il finit cependant par faire des prosélytes et il a été un de ceux qui ont aidé au changement favorable, qui devait se produire en faveur des Impressionnistes.

La vente après décès de Daubigny venait montrer en quel mépris étaient alors tombées les œuvres de Monet. Daubigny avait su reconnaître le mérite de Monet. Il avait dû remarquer ses œuvres dès leur apparition, à un premier Salon, en 1865. Toujours est-il que, réfugié à Londres pendant la guerre, en même temps que M. Durand-Ruel, il lui avait recommandé Monet, qui arrivait à Londres, au commencement de 1871, venant de Hollande. M. Durand-Ruel avait aussitôt acheté de ses tableaux. En 1873, Daubigny achetait lui-même à M. Durand-Ruel, pour la somme de quatre à cinq cents francs, une des vues de Hollande de Monet, Canal à Saardarn. C'était avant les fameuses expositions de 1874, 1876 et 1877, qui devaient soulever l'opinion contre les Impressionnistes, et alors que M. Durand-Ruel réussissait, jusqu'à un certain point, à faire prendre de leurs œuvres.

Daubigny mort, on annonce sa vente, en mai 1878. Je connaissais le Canal à Saardam, qui me paraissait une des belles choses que Monet eût peintes; je me promis donc de pousser aux enchères et d'essayer de l'acquérir. La vente a lieu, aucune trace du tableau. Je supposai que les héritiers avaient voulu le garder, comme une œuvre qu'ils avaient su apprécier. Quinze jours après, un dimanche, visitant l'Hôtel Drouot, j'entre dans une salle où se trouvaient des ébauches informes, de vieilles toiles salies, avec, par terre, un amas de chevalets, palettes, pinceaux, en un mot tout l'attirail d'un atelier et là, seul et isolé, le Canal à Saardam de Claude Monet. J'en pensai tomber à la renverse. L'affiche ne portait aucun nom. J'allai aux renseignements et j'appris que j'avais devant moi le débarras de l'atelier de Daubigny, présenté anonymement, comme une chose à dissimuler. C'était là que les héritiers avaient mis le tableau de Monet, exclu de la vente régulière, qu'à leurs yeux il eût, sans doute, déshonoré. Il me fut adjugé aux enchères pour quatre-vingts francs. Lorsque les circonstances m'amenèrent, en 1894, à faire la vente de ma collection, le Canal à Saardam fut acquis par M. Durand-Ruel pour la somme de cinq mille francs. Il le revendit à M. Decap, qui ayant fait lui-même une vente d'une partie de sa collection, en avril 1904, où il l'avait misa, le retira, au prix de trente mille francs.

Monet ne prenait point part, en 188o, à l'exposition des Impressionnistes, parce qu'il devait avoir lui seul, en juin, une exposition de ses œuvres sur le boulevard des Italiens, au journal La Vie moderne. Cette même année, il présentait au Salon un important tableau, Les glaçons, peint à Vétheuil pendant l'hiver le jury le refusait. En 188o Monet demeurait toujours méconnu. Son exposition à La Vie moderne avait lieu dans une salle au rez-de-chaussée, en réalité une boutique tenue ouverte gratuitement, aussi les passants entraient-ils en grand nombre, mais seulement pour rire et se moquer. Les œuvres montrées ne leur paraissaient dignes d'aucune sorte d'examen. Les provinciaux se rencontraient sur ce point avec les Parisiens. Monet m'écrivait à la date du 3 octobre 1880: «J'apprends, ce matin même, que les tableaux que j'ai envoyés à l'exposition du Havre ont très irrité les amateurs Havrais et que ce n'a été qu'un fou rire. Comme c'est agréable !» Monet prenait part à l'exposition de 1882 du groupe impressionniste et en mars 1883 il exposait 56 de ses toiles, au premier étage d'une maison en réparation, boulevard de la Madeleine, que M. Durand-Ruel avait louée temporairement. On put constater à cette occasion que l'époque de complète défaveur était passée. On voyait de nombreux visiteurs qui ne riaient plus, qui reconnaissaient des qualités aux œuvres; de nouveaux partisans se déclaraient, surtout parmi les jeunes gens.

Le revirement en faveur de Monet s'accentue à partir de ce jour. Le temps travaillait pour lui. Les années en s'écoulant amenaient à la vie les hommes d'une nouvelle génération, que le contact prolongé avait familiarisé avec ses œuvres. Ceux-ci ne pouvaient donc plus éprouver, en face d'elles, ces sentiments d'étonnement et d'horreur, ressentis par les devanciers, qui les avaient vu apparaître à l'improviste. Monet s'était produit pour la première fois au Salon, en 1865, pour la première fois, avec les autres Impressionnistes, à l'exposition de 1874 et, en 1889, vingt-quatre ans s'étaient écoulés depuis son premier Salon et quinze ans depuis sa première exposition. On allait reconnaître le changement qui en résultait à son avantage.

En cette année 1889, il faisait dans la salle Petit, rue de Sèze, de compagnie avec Rodin, une exposition, où tous les deux mettaient un choix important de leurs œuvres. Monet avait là 145 toiles, prises à toute sa production. C'était donc un ensemble caractéristique qu'il montrait, et non plus dans des locaux mal agencés et occupés par aventure, mais dans une salle appropriée, où le Tout-Paris artistique avait l'habitude de se rencontrer. L'épreuve était décisive. On pouvait constater, à la vue du catalogue, où étaient -inscrits les noms des personnes ayant prêté des tableaux, combien nombreux étaient devenus les collectionneurs qui en possédaient. On pouvait reconnaître aussi, par les critiques de la presse, que les jeunes écrivains savaient maintenant apprécier l'art nouveau. Beaucoup de visiteurs étaient conquis, ceux qui demeuraient rebelles étaient cependant plus ou moins entamés et devaient convenir que l'œuvre, sous leurs yeux, révélait de la puissance. Cette exposition, en quelque sorte solennelle, permettait de constater le travail favorable accompli par le temps en faveur de Monet. Elle marquait la sortie de l'époque difficile et l'entrée dans le succès.

Monet quoique enfant de Paris l'a délaissé complètement. Il est toujours resté indifférent aux succès mondains, au besoin de bruit et de réclame, qui forme un des traits de la vie parisienne. Travaillant en plein air, poursuivant son œuvre dans la solitude des champs, des falaises et des eaux, il prit en aversion ces soins variés auxquels les citadins sont astreints. Ses visites à Paris devinrent rares. Établi depuis 1866 successivement à Argenteuil, Vétheuil et Giverny, par conséquent de plus en plus loin de Paris, il s'est habitué à vivre en face de la nature, les yeux sur le grand ciel et la lumière.

Il s'est donné comme luxe, à Giverny, un jardin tout entier semé de fleurs, qui se diapre, selon les saisons, de couleurs variées et éclatantes. Ses yeux de peintre trouvent là leur satisfaction. Il s'est rencontré sur ce point avec Whistler qui, dans les maisons où il habitait, revêtait les lambris et les murs de couleurs harmonieuses, pour reposer sa vue. Ce que Whistler, homme des villes, faisait dans son intérieur, Monet, homme du plein air, l'a fait au dehors, en colorant son jardin par les fleurs.

Il a supporté les temps d'épreuve et de misère avec une grande force de caractère. Puis, lorsque le succès vint, il n'en fut nullement troublé. Il ne chercha à en retirer aucun de ces avantages honorifiques, que tant d'artistes se plaisent à rechercher et refusa, en particulier, de se laisser décorer de la Légion d'honneur. Il s'est toujours conduit en très brave homme avec ses camarades de l'impressionnisme. Degas, Pissarro, Cézanne, Renoir, Sisley n'ont été vantés par personne mieux que par lui. Il n'a non plus cessé d'exprimer sa grande admiration pour Manet et de faire connaître tout ce qu'il lui avait dû, au départ. Il prit en 189o l'initiative de la souscription, qui devait amener l'entrée de l'Olympia de Manet au Luxembourg. Pendant plus d'un an, jusqu'à la réussite, il consacra son temps et ses efforts aux démarches nécessaires, d'abord pour réunir la somme de vingt mille francs à donner à Mme Manet, puis pour faire accepter le tableau par le Musée. Lorsque Zola, dans l'affaire Dreyfus, se fut jeté en avant en faveur du condamné, Monet, dès la première heure, alors qu'on soulevait contre soi le peuple entier déchaîné, fut un de ceux qui lui donnèrent publiquement leur appui. Il n'était intervenu jusqu'alors dans aucune action publique et ne devait plus jamais le faire, mais en cette circonstance où il croyait qu'il était du devoir de tous de prendre parti, il venait se ranger sans hésiter du côté où il voyait la vérité et la justice.

Monet arrivé à la vieillesse s'en tint au genre de vie et au genre de travail, qu'il avait de tout temps préférés. Homme du plein air, fixé à la campagne, il se cantonna plus que jamais dans son jardin et ses prairies de Giverny, espaçant, de plus en plus ses visites à Paris, devenues tout à fait rares et passagères.

Il avait été constamment attiré par le spectacle de l'eau. Il avait, dans les lieux les plus divers, où il était allé travailler, introduit l'eau comme une partie intégrante de ses tableaux. Il avait peint, de manières variées, à Giverny, celle qu'il y trouvait. Les nymphéas et les reflets de l'étang de son jardin lui avaient fourni deux de ses dernières séries. Il va, en fin de carrière, reprendre ces motifs, sous une forme particulière. Il en fera un thème décoratif.

Sur de nombreuses toiles de grandes dimensions, conçues et exécutées de façon à ce qu'elles puissent être disposées pour former des ensembles, il peignit l'eau agrémentée de nymphéas et donnant les reflets et les jeux de coloris, que les changements de la lumière et de l'atmosphère lui font prendre. C'est d'une œuvre décorative qu'il s'agit. En effet c'est bien une décoration qu'il exécuta mais une décoration qui repose sur une réalité et s appuie sur une longue observation de la nature. Ce grand travail, qui le retint si longtemps et auquel il se consacra particulièrement dans ses dernières années, aura été comme le couronnement de toute son œuvre.

Claude Monet est mort à Giverny en 1926.

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