Reynolds et Gainsborough

Théodore Duret
Reynolds et Gainsborough ont été contemporains; le premier, né en 1723, étant mort en 1792, et le Second, né en 1727, mort en 1788. Ils se sont adonnés au même genre, le portrait. Reynolds, il est vrai, a une partie de son œuvre consacrée à des sujets qui approchent du genre historique que Gainsborough n'a pas abordé, et ce dernier, en revanche, s'est en partie adonné à la peinture de paysage, qui est restée étrangère à Reynolds. Mais aujourd’hui les sujets du genre historique et le paysage ne forment plus que la moindre partie de l'œuvre des deux maîtres, qui restent essentiellement des peintres de portraits. Ayant vécu dans le même temps, s'étant adonnés au même genre, ayant eu pour modèles les hommes et les femmes d'une même société, Reynolds et Gainsborough ne peuvent être séparés par la postérité. Ils offrent, observés ensemble, un intéressant sujet d'étude et un motif tout naturel de parallèle.

Reynolds était d'une famille de petits bourgeois. À ses débuts dans la carrière artistique, il fut protégé par l'amiral Keppel, qui l'emmena sur son vaisseau en Italie. Il put, de la sorte, étudier deux années à Rome et visiter les villes principales de l'Italie. Revenu en Angleterre, il s'établit à Londres et devint bientôt le peintre de portraits en renom. Travailleur infatigable, il produisit régulièrement, chaque année, un nombre considérable de portraits, qui font de son œuvre accumulée l'image complète de la société de son temps. Beautés célèbres, grands seigneurs, hommes de guerre, hommes de lettres, légistes, politiques, tous sont là.

Reynolds vécut mêlé aux écrivains ses contemporains, et fut surtout l'ami du plus célèbre d'entre eux, le Dr Johnston, dont il a peint le portrait. Il a lui-même cultivé les lettres et écrit plusieurs ouvrages sur la peinture. Il visita les Flandres et la Hollande. Rembrandt fit sur lui une impression profonde, dont on retrouve la trace dans toute une partie de son œuvre. Lorsque la Royal Academy fut fondée, en 1764, il en devint le premier président et fut fait chevalier (knighted), distinction, à cette époque, très rarement conférée à un artiste. Non content de peindre, un nombre énorme de portraits, il a eu soin d'en assurer la reproduction et la diffusion par la gravure. Les meilleurs graveurs anglais de son temps ont été employés par lui. La plupart de ses portraits ont donc été gravés. L'œuvre gravée de Reynolds a pris ainsi dans l'art anglais une place presque aussi considérable que l'œuvre peinte. Elle forme comme le fond de cette gravure en mezzotint où les Anglais ont excellé et qui est devenue pour eux un art essentiellement national. Par l'ensemble de son œuvre peinte et gravée, par sa liaison avec les hommes de lettres, ses écrits, sa qualité de premier président de la Royal Academy, son rang social, Reynolds a tenu, de son temps, une position absolument exceptionnelle. Il doit, à tout un ensemble de circonstances, d'être, dans l'histoire de l'art anglais, le représentant d'une époque et d'un monde.

Gainsborough naquit dans la petite ville de Sudbury. Il était fils d'un drapier chargé d'une nombreuse famille. Il vint fort jeune à Londres et étudia le dessin et la peinture sous la direction d'un artiste peu connu, Heyward. Son éducation artistique a été limitée aux leçons reçues de Heyward qui, du reste, lui furent continuées assez peu de temps, car, dès vingt ans, il se marie avec une jeune fille qui lui apporte une certaine aisance. Marié, il va se fixer dans la petite ville d'Ipswich, où il peint le paysage des environs et les portraits que l'entourage peut lui fournir. Après être resté plusieurs années à Ipswich, il quitte enfin cette petite ville, non point encore pour Londres, mais pour Bath. Ce n'est qu'après avoir séjourné un certain temps à Bath qu'il se décide enfin à se fixer à Londres. Il y demeure jusqu'à sa mort, sans sortir une seule fois d'Angleterre. Lorsque la Royal Academy fut fondée, il en fut élu membre. Contrairement à Reynolds, il n'a rien écrit. Il n'a pas, non plus, su employer les graveurs à la reproduction de ses œuvres; fort peu de ses toiles ont été gravées par les artistes du temps. Sa puissance de travail paraît, du reste, avoir été très inférieure à celle de Reynolds, car il a beaucoup moins produit que lui.

Reynolds a donc eu toutes sortes d'avantages sur Gainsborough. L'éducation artistique, la faveur du public, l'éclat du nom, la fortune ont été pour lui. Gainsborough, comparé à Reynolds, n'a réellement été, aux yeux des contemporains, qu'un petit garçon. Il ne lui est resté, pour se faire valoir auprès de la postérité, qu'un point de supériorité sur Reynolds, point capital, il est vrai: c'est, au fond, d'avoir été mieux doué comme artiste, comme peintre.

Lorsque l'on se trouve devant les deux cent dix toiles de Reynolds exposées à la Grosvenor Gallery, et qui, encore, ne forment qu'une partie des productions du maître, on est frappé de l'importance de l'œuvre. L'ensemble est d'une belle tenue, le peintre a poursuivi son labeur pendant de longues années, d'une main ferme et d'un pinceau sûr. C'est toute l'Angleterre de la seconde moitié du XVIIIe siècle, saisie par un Anglais, qui revit là sous nos yeux. À ce point de vue, aucun autre peintre de portraits, d'aucune école, n'a peut-être autant que Reynolds le caractère d'un peintre national. Rien n'est donc plus légitime et mieux mérité que le culte et l'attachement que les Anglais lui ont voués. L'étranger, sans pouvoir partager les sentiments de ce genre, se les explique et les comprend; et lui-même, en présence de l'œuvre de Reynolds, ne peut s'empêcher d'éprouver un vif plaisir à voir ainsi représentés, avec fermeté, force et puissance, toute une société, tout un monde disparus. Cependant, quand on se dégage des souvenirs et des sentiments accessoires, qu'on examine la peinture en soi, au point de vue de sa valeur intrinsèque, en cherchant à établir, parmi les maîtres de toutes les écoles, la place qui appartient à Reynolds, on est obligé de faire toute sorte de réserves, qui empêchent de le placer parmi les maîtres réellement originaux et les vrais grands peintres.

On sort de la Grosvenor Gallery, emportant avec soi l'impression des Reynolds que l'on vient de regarder, on entre à la Royal Academy et on en voit de nouveaux. Les toiles du maître, qui à été président de la corporation, sont même mises aux places d'honneur et occupent partout les milieux des panneaux. Mais à côté apparaissent les Gainsborough, et aussitôt la comparaison s'établit. Il ne s'agit plus ici d'aucune circonstance accessoire, ayant fait la renommée ou l'éclat d'un nom. Il y a simplement des toiles à côté d'autres toiles. La peinture est là toute nue, pour être jugée par elle-même et en elle-même, et, dans cette épreuve décisive, c'est Gainsborough qui l'emporte. Reynolds, par l'immensité de son œuvre, accuse une force et une puissance de tenue que Gainsborough n'a pas eues; mais celui-ci sait, à l'occasion, donner le grand coup d'aile, et alors il s'envole à une hauteur que l'autre n'a jamais atteinte.

À la Royal Academy, voici, dans la première galerie, le portrait de la comtesse d'Ilchester et de ses deux filles, par Reynolds, et, à côté, celui de lady Eaderley, par Gainsborough. Sur un autre panneau, le portrait de Fox par Reynolds, et, en pendant, celui de Canning par Gainsborough. Dans la grande galerie, au milieu des vieux maîtres de toutes les écoles, les portraits, groupés sur une même toile, de quatre membres de la famille Grimston, de Reynolds tiennent une des places d'honneur, et, dans les autres parties de la salle, d'autres œuvres excellentes et des mieux choisies du maître sont entremêlées avec des Gainsborough, parmi lesquels dominent le portrait de sir Henry Bate Dudley et celui de Nancy Parsons. L'examen comparé fait des œuvres de Reynolds et de Gainsborough, ainsi entremêlées, laisse bientôt voir que les toiles de Gainsborough ont plus d'air, plus de profondeur; que dans les yeux des personnages, il y a plus de vie et, sur leurs physionomies, plus d'expression; que la facture des œuvres est plus légère, la touche plus personnelle et plus enlevée, le coloris plus varié, plus transparent, plus frais. En un mot, sur ces points qui constituent la valeur intrinsèque de la peinture et les qualités maîtresses de facture et d'exécution, Gainsborough est supérieur à Reynolds. À priori, on aurait peut-être pu s'attendre à une tout autre conclusion, car Reynolds a profité de cette fameuse éducation traditionnelle artistique tant vantée, et considérée comme essentielle à la production des œuvres parfaites; il a étudié à Rome, il a visité les villes artistiques de l'Italie; il est allé en Hollande, il s'est inspiré de Rembrandt et de son clair-obscur. Eh bien! non, c'est l'autre, c'est Gainsborough, qui a simplement reçu quelques leçons d'un peintre anglais ignoré, qui n'est jamais sorti d'Angleterre, qui n'a étudié aucun maître italien ou hollandais; c'est celui-là qui l'emporte.

En définitive, entre Reynolds et Gainsborough, comme entre les artistes de toute sorte, c'est la question des dons naturels qui décide de la place et de la valeur. Certes, la pratique de l'art exige des études premières. De même que l'écrivain doit forcément apprendre l'orthographie et la grammaire, de même l'artiste doit apprendre certaines règles du dessin et la façon d'étendre la couleur sur une toile. Mais les notions rudimentaires et primordiales de l'art également acquises par tous, ce qui décidera ensuite, en dernier ressort, des places à occuper aux yeux de la postérité, ce sont les facultés données par la nature. Or, Gainsborough, en venant au monde, a sur ce point été mieux partagé que Reynolds, et tout le labeur persévérant, toutes les études et les recherches de ce dernier, ont été insuffisants pour combler l’inégalité. En effet, d'où viennent les réserves, les objections que l'on formule maintenant devant l'œuvre de Reynolds? Elles viennent en partie de sa science même, des emprunts de diverse sorte qu'il a faits aux maîtres étrangers. Car ce qui nous plaît par-dessus tout dans Reynolds et Gainsborough, c'est qu'ils nous rappellent le XVIIIe siècle avec sa physionomie exquise, si différente de la nôtre, c'est qu'ils nous représentent des Anglais d'une certaine manière d'être, hommes particuliers et à part entre les autres hommes. Voilà pourquoi toute réminiscence étrangère, toute facture empruntée aux écoles antérieures qui affaiblit l'intensité du caractère spécial d'œuvres de ce genre, nous les gâtent et les diminuent.

Le faire et la manière de Reynolds ont constamment varié. Ils sont dans l'ensemble le résultat d'études patientes et sans cesse reprises, et ont été obtenus par des emprunts faits à toutes les sources. Cela ne veut pas dire que Reynolds soit dépourvu de personnalité et ne sache donner sa marque aux sujets qu'il traite; mais s'il le fait, c'est sans cette spontanéité et cette originalité absolues qui caractérisent les grands maîtres. Jamais les emprunts résultant de l'étude ne se dissimulent tout à fait dans ses œuvres et ne sont complètement absorbés par les éléments tirés de son propre fonds. On se prend à regretter, devant un ensemble tel que celui que nous offre la Grosvenor Gallery, que Reynolds se soit tant donné de peine pour pénétrer certains soi-disant secrets des maîtres. Ses toiles les mieux conservées sont celles qui sont le plus naïvement peintes. Ce sont sa science même et ses efforts continus, pour agrandir artificiellement sa manière, qui ont le plus nui à Reynolds. C'est surtout la préoccupation si visible, vers la fin, d'obtenir des effets de force et de puissance, en empâtant ses tableaux et en y mettant du clair-obscur, qui lui a été funeste. Les toiles de ce genre, qui forment une partie notable de son œuvre, ont noirci; les préparations de bitume et les combinaisons de sauce, pour obtenir le fameux clair-obscur, répandent des ombres lugubres; le coloris a été dévoré, toute fraîcheur de ton a disparu, les empâtements ont craqué et tombent en écailles. Beaucoup de tableaux de Reynolds sont, de la sorte, déjà ruinés et à peu près perdus.

Quand, au contraire, on voit pour la première fois, en Angleterre, des Gainsborough, on se trouve en présence d'œuvres qui n'appellent point les réminiscences et frappent par la franchise et la spontanéité. Gainsborough n'est jamais sorti d'Angleterre, aussi sa peinture est-elle plus que toute autre imprégnée de terroir national et de sentiment anglais. Il n'a guère étudié les Italiens ou les Hollandais, ses devanciers; aussi son œuvre, qui n'imite et ne répète point les procédés des siècles antérieurs, exprime-t-elle mieux que toute autre l'esprit du moment où elle a été produite, le XVIIIe siècle. Gainsborough a un faire, une touche, une manière de peindre qu'il n'a pris à personne, qui lui sont venus spontanément et qui, avec les gradations amenées par le temps, sont restés au fond toujours identiques, comme étant l'expression même de sa nature et de son organisation. Gainsborough est un maître, parce qu'il possède une manière propre de voir et de sentir, qu'il exprime à l'aide de procédés originaux et bien à lui. En art, c'est la combinaison de l'originalité du fond et de la forme qui constitue la maîtrise, car si elle n'est pas là, où est-elle?

Comme tous les artistes qui travaillent de verve et en s'abandonnant à leur tempérament, Gainsborough est inégal. La valeur de son exécution varie considérablement. Certaines de ses œuvres sentent l'improvisation, le pinceau a couru avec rapidité, sans retour sur les parties d'abord négligées. Ce sont des ouvrages qu'on appellerait aujourd'hui impressionnistes. Ils ont les qualités du genre, la légèreté, le brio; mais, pour ceux qui aiment la peinture faite, manquent d'assiette et de solidité. Un autre défaut, auquel Gainsborough se laisse aller de temps en temps, est de donner à ses personnages une trop grande taille. Le portrait de Mrs Douglas, à la Royal Academy, nous représente une femme assise; si elle se levait, la toile pourrait à peine la contenir.

Gainsborough a donc des faiblesses et des défaillances; mais jamais la vie, le charme et l'élégance ne lui font défaut.

Aussi est-il difficile de regarder un de ses tableaux sans être séduit. Ses œuvres les meilleures, celles qui sont absolument réussies, mises à côté de celles des maîtres de n'importe quelle école, soutiendraient sans fléchir la comparaison. L'art est fait pour exprimer la vie, et les maîtres ne sont grands et ne nous captivent que parce qu'ils nous rendent sensibles la manière d'être de leur nation et les sentiments de leur temps. Aussi Gainsborough, au sein de l'école anglaise, nous charme-t-il spécialement, parce qu'avec plus de saveur et d'accent que tout autre, il nous fait vivre les Anglais distingués, les ladies et les gentlemen du XVIIIe siècle. Les femmes de Gainsborough sont surtout des créatures adorables: Anglaises à la peau fine et transparente, aux regards suaves, mélange de langueur, d'innocence et de coquetterie. Comme exemple, le portrait de Nancy Parsons, exposé cette année à la Royal Academy, est un pur chef-d'œuvre. La touche rapide et légère est on ne peut mieux appropriée à rendre le modèle, délicat et aux yeux langoureux. Nancy Parsons est là sur la toile aussi vivante, aussi fraîche, aussi séduisante qu'au moment même où elle a été peinte. Gainsborough, le jour où il a fait ce portrait, a réalisé le type de l'Anglaise idéalisée et, par la triple puissance de l'imagination, du sentiment et de l'exécution, s'est placé parmi les maîtres de premier ordre.

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