La vie de Cicéron - 2e partie
XLVI. Affaire de Milon. –
XXI. Catilina, qui ne pouvait plus différer, résolut de se rendre promptement au camp de Mallius; mais, avant que de quitter Rome, il chargea Marcius et Céthégus d'aller, dès le matin, avec des poignards, à la porte de Cicéron comme pour le saluer, de se jeter sur lui et de le tuer. Une femme de grande naissance, nommée Fulvie, alla la nuit chez Cicéron pour lui faire part de ce complot et l'exhorta à se tenir en garde contre Céthégus. Les deux conjurés se rendirent en effet, dès la pointe du jour, à la porte de Cicéron; et, comme on leur en refusa l'entrée, ils s'en plaignirent hautement et firent beaucoup de bruit à la porte; ce qui augmenta encore les soupçons qu'on avait contre eux. Cicéron étant sorti assembla le sénat dans le temple de Jupiter Stateur, qu'on trouve à l’entrée de la rue Sacrée, en allant au mont Palatin. Catalina s'y rendit, dans l’intention de se justifier; mais aucun des sénateurs ne voulut rester auprès de lui; ils quittèrent tous le banc sur lequel il s'était assis. Il commença néanmoins à parler; mais il fut tellement interrompu, qu'il ne put se faire entendre. Cicéron alors se lève et lui ordonne de sortir de la ville. « Puisque je n'emploie, lui dit-il, dans le gouvernement que la force de la parole, et que vous faites usage de celle des armes, il faut qu'il y ait entre nous des murailles qui nous séparent. » Catilina sortit sur-le-champ de Rome, à la tête de trois cents hommes armés, précédé de licteurs avec leurs faisceaux; on portait devant lui les enseignes romaines, comme s'il eût été revêtu du commandement militaire; et il se rendit en cet état au camp de Mallius. Là, après avoir assemblé une armée de vingt mille hommes, il parcourut les villes voisines, pour les porter à la révolte. Cette démarche étant une déclaration formelle de guerre, le consul Antoine fut envoyé pour le combattre.
XXII. Ceux qui, corrompus par Catilina, étaient restés à Rome, furent assemblés par Cornélius Lentulus , surnommé Sura, afin de les encourager à suivre leur entreprise. C’était un homme de la plus haute naissance, mais que l'infamie de sa conduite et ses débauches avaient fait chasser du sénat; il était alors préteur pour la seconde fois, comme il est d'usage pour ceux qui veulent être rétablis dans leur dignité de sénateur. Quant à l'originalité du surnom de Sura, on raconte que pendant qu'il était questeur de Sylla, ayant consumé en folles dépenses une grande partie des deniers publics, Sylla, irrité de ce péculat, lui demanda compte, en plein sénat, de son administration. Lentulus, s'avançant d'un air d'indifférence et de dédain , dit qu'il n'avait pas de compte à rendre, mais qu'il présentait sa jambe : ce que font les enfants quand ils ont commis quelque faute, en jouant à la paume. Cette réponse lui fit donner le surnom de Sura, qui, en latin, veut dire jambe. Cité un jour en justice, il corrompit quelques uns de ses juges et ne fut absous qu'à la pluralité de deux voix : « J'ai perdu, dit-il, l’argent que j'ai donné à l'un des juges qui m'ont absous, car il me suffisait de l'être à la majorité d'une voix. »
XXIII. Avec un tel caractère, Lentulus fut bientôt ébranlé par Catilina; et des charlatans, de faux devins achevèrent de le corrompre par les fausses espérances dont ils le berçaient. Ils lui débitaient des prédictions des livres sibyllins, et de prétendus oracles qu'ils avaient forgés eux-mêmes et qui annonçaient qu'il était dans les destinées de Rome d'avoir trois Cornélius pour maîtres : « Deux, lui disaient-ils, ont déjà rempli leur destinée, Cinna et Sylla; vous êtes le troisième que la fortune appelle à la monarchie; recevez-la sans balancer et ne laissez pas échapper, comme Catilina, l’occasion favorable qui se présente. » D'après ces hautes promesses, Lentulus ne forma plus que de vastes projets; il résolut de massacrer tout le sénat, de faire périr autant de citoyens qu'il pourrait, de mettre le feu à la ville et de n'épargner que les fils de Pompée, qu'il enlèverait et garderait chez lui avec soin pour avoir en eux des otages qui lui faciliteraient sa paix avec leur père; car c'était un bruit général et qui paraissait certain, que Pompée revenait de sa grande expédition d'Asie. L'exécution de leur complot était fixée à une nuit des fêtes saturnales. Ils avaient déjà caché dans la maison de Céthégus des épées, des étoupes et du soufre; ils avaient divisé la ville en cent quartiers , à chacun desquels était attaché un de leurs complices désigné par le sort, afin que, le feu prenant à la fois en plusieurs endroits, la ville fût plus tôt embrasée. D'autres devaient être placés auprès de tous les conduits d'eau , pour tuer ceux qui viendraient en puiser.
XXIV. Pendant qu'ils faisaient ainsi leurs dispositions, il se trouvait à Rome deux ambassadeurs des Allobroges, peuple durement traité par les Romains et qui supportait impatiemment leur domination. Lentulus, persuadé que ces deux hommes pourraient leur être utiles pour exciter les Gaules à la révolte, les fit entrer dans la conjuration et leur donna des lettres pour leur sénat, dans lesquelles ils promettaient aux Gaulois la liberté. Ils leur en remirent d'autres pour Catilina, qu'ils pressaient d'affranchir les esclaves et de s'approcher promptement de Rome. Ils firent partir avec ces ambassadeurs un Crotoniate, nommé Titus, qu’ils chargèrent de lettres destinées à Catilina; mais toutes les démarches de ces hommes inconsidérés, qui ne parlaient jamais ensemble de leurs affaires que dans le vin et avec les femmes, vinrent bientôt à la connaissance de Cicéron, qui, opposant à leur légèreté une vigilance, un sang-froid et une prudence extrêmes, les observait sans cesse et avait d'ailleurs répandu dans la ville un grand nombre de gens affidés pour épier tout avec soin et venir lui en rendre compte. II avait même des conférences secrètes avec des personnes sûres, que les conjurés croyaient être leurs complices, et qui l'informèrent des relations que les conjurés avaient eues avec les ambassadeurs. II mit donc des gens en embuscade pendant la nuit; et les deux Allobroges étant secrètement d'intelligence avec lui , il fit arrêter le Crotoniate et saisir les lettres dont il était chargé.
XXV. Cicéron, dès le matin, assembla le sénat dans le temple de la Concorde, fit la lecture des lettres qu'on avait saisies et entendit les dépositions. Julius Silanus déclara que plusieurs personnes avaient entendu dire à Céthégus qu'il y aurait trois consuls et quatre préteurs d'égorgés. Pison, homme consulaire, fit une déposition à peu près semblable; et Caïus Sulpicius, l’un des préteurs, qui fut envoyé dans la maison de Céthégus, y trouva une grande quantité d'armes et de traits, surtout d'épées et de poignards, fraîchement aiguisés. Le Crotoniate, sur la promesse de l’impunité que lui fit le sénat s'il voulait tout avouer, convainquit si bien Lentulus, qu'il se démit sur-le-champ de la préture, quitta, dans le sénat même, sa robe de pourpre, en prit une plus conforme à sa situation présente, et fut remis avec ses complices à la garde des préteurs, dont les maisons leur servirent de prison. Comme il était déjà tard et que le peuple attendait en foule à la porte du sénat, Cicéron sortit du temple et fit part à tous les citoyens de ce qui s'était passé. Le peuple le reconduisit jusqu'à la maison voisine d'un de ses amis, parce qu'il avait laissé la sienne aux femmes romaines, pour y célébrer les mystères secrets de la déesse qu'on appelle à Rome la Bonne-Déesse et à qui les Grecs donnent le nom de Gynécée ; car tous les ans la femme ou la mère du consul font à cette divinité, dans la maison du premier magistrat, un sacrifice solennel, en présence des vestales.
XXVI. Cicéron, étant entré dans la maison de son ami, et n'ayant avec lui que très peu de personnes, réfléchit sur la conduite qu'il devait tenir envers les conjurés. La douceur de son caractère, la crainte qu'on ne l'accusât d'avoir abusé de son pouvoir, en punissant, avec la dernière rigueur, des hommes d’une naissance si illustre et qui avaient dans Rome des amis puissants, le faisaient balancer à leur infliger la peine que méritait l'énormité de leurs crimes: d'un autre côté, en les traitant avec douceur , il frémissait du danger auquel la ville serait exposée; les conjurés, comptant pour peu d'avoir évité la mort, s'irriteraient de la peine plus légère qu'on leur ferait subir; et, ajoutant à leur ancienne méchanceté ce nouveau ressentiment, ils se porteraient aux derniers excès de l’audace; il passerait lui-même pour un lâche dans l'esprit du peuple, qui déjà n'avait pas une grande idée de sa hardiesse. Pendant qu'il flottait dans cette incertitude, les femmes qui faisaient le sacrifice dans sa maison virent le feu de l'autel, qui paraissait presque éteint, jeter tout à coup, du milieu des cendres et des écorces brûlées, une flamme brillante. Ce prodige effraya les autres femmes; mais les vierges sacrées ordonnèrent à Térentia, femme de Cicéron , d'aller sur-le-champ trouver son mari et de le presser d'exécuter sans retard les résolutions qu'il voulait prendre pour le salut de la patrie; en l’assurant que la déesse avait fait éclater cette lumière si vive comme un présage de sûreté et de gloire pour lui-même. Térentia, qui naturellement n'était ni faible, ni timide, qui même avait de l'ambition, et, comme le dit Cicéron lui-même, partageait plutôt avec son mari le soin des affaires publiques, qu'elle ne lui communiquait ses affaires domestiques, alla sans retard lui porter l’ordre des vestales et le pressa vivement de punir les coupables. Elle fut secondée par Quintus, frère de Cicéron, et par Publius Nigidius, son compagnon d'étude dans la philosophie, et qu'il consultait souvent sur les affaires politiques les plus importantes.
XXVII. Le lendemain on délibéra, dans le sénat, sur la punition des conjurés. Silanus opina le premier et ouvrit l'avis de les conduire dans la prison publique pour y être punis du dernier supplice. Tous ceux qui parlèrent après lui adoptèrent son opinion, jusqu'à Caïus César, celui qui fut depuis dictateur. Il était jeune encore et commençait à jeter les fondements de sa grandeur future; déjà même, par ses principes politiques et par ses espérances, il se frayait insensiblement la route qui le conduisit enfin à changer la république en monarchie. Il sut cacher sa marche à tout le monde; Cicéron seul avait contre lui de grands soupçons, sans aucune preuve suffisante pour le convaincre. Quelques personnes assurent que le consul touchait au moment de la conviction, mais que César eut l'adresse de lui échapper. D'autres prétendent que Cicéron négligea et rejeta même à dessein les preuves qu'il avait de sa complicité, parce qu'il craignit son pouvoir et le grand nombre d'amis dont il était soutenu ; car tout le monde était persuadé que ses amis parviendraient plus aisément à sauver César avec ses complices, que la conviction de la complicité de César ne servirait à faire punir les coupables. Quand il fut en tour d'opiner, il dit qu’il n'était pas d'avis qu'on punît de mort les conjurés, mais qu'après avoir confisqué leurs biens, on mît leurs personnes dans telles villes de l'Italie que Cicéron voudrait choisir pour les y tenir dans les fers jusqu'à l'entière défaite de Catilina. Cet avis, plus doux que le premier et soutenu de toute l'éloquence de l'opinant, reçut encore un grand poids de Cicéron lui-même, qui, s'étant levé, embrassa dans son opinion la première partie de l’avis de Silanus et la seconde de celui de César. Ses amis, jugeant que l'opinion de César était la plus sûre pour le consul, parce qu'en laissant vivre les coupables il aurait moins à craindre les reproches, adoptèrent ce dernier avis; et Silanus lui-même, revenant sur son opinion, s'expliqua, en disant qu'il n'avait pas prétendu conclure à la mort, parce qu'il regardait la prison comme le dernier supplice pour un sénateur.
XXVIII. Quand César eut fini de parler, Catulus Lutatius fut le premier qui combattit son opinion; et Caton, qui parla ensuite, ayant insisté avec force sur les soupçons qu'on avait contre César, remplit le sénat d'une telle indignation et lui inspira tant de hardiesse, que la sentence de mort fut prononcée contre les coupables. César s'opposa à la confiscation des biens, et représenta qu'il n'était pas juste de rejeter ce que son avis avait d'humain pour n'en adopter que la disposition la plus rigoureuse. Comme le plus grand nombre se déclarait ouvertement contre son avis, il en appela aux tribuns, qui refusèrent leur opposition; mais Cicéron prit de lui-même le parti le plus doux et se relâcha sur la confiscation des biens. Il se rendit alors, à la tête du sénat , aux lieux où étaient les complices ; car on ne les avait pas tous mis dans la même maison; chaque préteur en avait un sous sa garde. Il alla d'abord au mont Palatin prendre Lentulus, qu'il conduisit par la rue Sacrée et à travers la place ; il était escorté des principaux de la ville qui lui servaient de gardes et d'une foule immense de peuple qui, le suivant en silence, frissonnait d'horreur sur l'exécution qu'on allait faire. Les jeunes gens surtout assistaient, avec un étonnement mêlé de frayeur, à cette espèce de mystère politique que la noblesse faisait célébrer pour le salut de la patrie. Lorsqu'il eut traversé la place et qu'il fut arrivé à la prison, il livra Lentulus à l'exécuteur et lui ordonna de le mettre à mort; il y amena ensuite Céthégus et les autres conjurés, qui subirent tous le dernier supplice. Cicéron, en repassant sur la place, vit plusieurs complices de la conjuration qui s'y étaient rassemblés et qui, ignorant la punition des conjurés, attendaient la nuit pour enlever les prisonniers, qu'ils croyaient encore en vie. Cicéron leur cria à haute voix : Ils ont vécu , manière de parler dont se servent les Romains pour éviter des paroles funestes et ne pas dire :
Ils sont morts.
XXIX. La nuit approchait, et Cicéron traversait la place pour retourner chez lui, non au milieu d'un peuple en silence et marchant dans le plus grand ordre, mais entouré de la multitude des citoyens qui, confondus ensemble, le couvraient d'acclamations et d'applaudissements et l'appelaient le sauveur, le nouveau fondateur de Rome. Toutes les rues étaient garnies de lampes et de flambeaux que chacun allumait devant sa maison; les femmes éclairaient aussi du haut des toits pour lui faire honneur et pour le contempler, conduit en triomphe, avec une sorte de vénération, par les principaux personnages de Rome, qui tous avaient ou terminé des guerres importantes, ou donné à la ville le spectacle des plus magnifiques triomphes, ou conquis à l’empire romain une vaste étendue de terres et de mers. Ils marchaient à la suite de Cicéron, se faisant mutuellement l'aveu que le peuple romain devait aux victoires d'une foule de généraux et de capitaines de l'or et de l'argent, de riches dépouilles et une grande puissance; mais que Cicéron était le seul qui eût assuré son salut et sa tranquillité, en éloignant de sa patrie un si affreux danger. Ce qu'on trouvait de plus admirable, ce n'était pas d'avoir prévenu l'exécution d'un horrible complot et d'avoir fait punir les coupables; mais d'avoir su, par les moyens les moins violents, étouffer la plus vaste conjuration qui eût jamais été formée, et de l'avoir éteinte sans sédition et sans trouble. Car le plus grand nombre de ceux que Catilina avait rassemblés autour de lui n'eurent pas plus tôt appris le supplice de Lentulus et de Céthégus, qu'ils abandonnèrent leur chef; et lui-même, ayant combattu contre Antoine avec ceux qui lui étaient restés fidèles, fut défait et périt avec toute son armée.
XXX. Cependant il se tramait des intrigues contre Cicéron; on parlait mal de lui; et des hommes mécontents de ce qu'il avait fait formaient le dessein de le perdre. A leur tête étaient César, Métellus et Bestia, désignés, l'un préteur et les deux autres tribuns, pour l'année suivante. Lorsqu'ils entrèrent en charge, il restait encore quelques jours à Cicéron jusqu'à l'expiration de son consulat; ils ne voulurent jamais lui permettre de parler au peuple et mirent leurs bancs sur la tribune pour l'empêcher même d’y entrer; ils lui laissèrent seulement la liberté d'y venir, s'il le voulait, pour se démettre de sa charge, et d'en descendre aussitôt qu'il aurait fait le serment d'usage. Cicéron y consentit; et, étant monté à la tribune, il obtint le plus grand silence; mais, au lieu du serment ordinaire, il en fit un tout nouveau et qui ne convenait qu'à lui; il jura qu'il avait sauvé la patrie et conservé l'empire. Tout le peuple répéta, après lui, le même serment. César et les tribuns n'en furent que plus irrités et s'occupèrent de susciter à Cicéron de nouveaux orages : ils proposèrent une loi qui rappelait Pompée avec ses troupes, afin de détruire le pouvoir presque absolu de Cicéron. Heureusement pour lui et pour Rome, Caton était alors tribun; et comme il avait une autorité égale à celle de ses collègues, avec une plus grande considération, il mit opposition à leurs décrets. Non content d'en avoir empêché facilement les effets, il releva tellement, dans ses discours, le consulat de Cicéron, qu'on lui décerna les plus grands honneurs qu'on eût encore accordés à aucun Romain, et qu'on lui donna le nom de Père de la patrie: titre honorable qu'il eut la gloire d'obtenir le premier et que Caton lui déféra en présence de tout le peuple.
XXXI. Il jouit alors de la plus grande autorité dans Rome; mais il excita l'envie publique, non par aucune mauvaise action , mais par l'habitude de se vanter lui-même et de relever ce qu'il avait fait dans son consulat par des louanges dont tout le monde était blessé. II n'allait jamais au sénat, aux assemblées du peuple et aux tribunaux, qu'il n'eût sans cesse à la bouche les noms de Catilina et de Lentulus. Il en vint jusqu'à remplir de ses propres louanges tous les ouvrages qu'il composait; et par-là son style, si plein de douceur et de grâce, devenait insupportable à ses auditeurs. Cette affectation importune était comme une maladie fatale attachée à sa personne. Mais cette ambition démesurée ne le rendit pas envieux des autres : étranger à tout sentiment de jalousie, il comblait de louanges et les grands hommes qui l'avaient précédé, et ses contemporains, comme on le voit par ses écrits et par plusieurs bons mots qu'on rapporte de lui . Il disait, par exemple, d'Aristote, que c'est un fleuve qui roule de l'or à grands flots; et; des Dialogues de Platon, que si Jupiter parlait il prendrait le style de ce philosophe. Il avait coutume d'appeler Théophraste ses délices. On lui demandait un jour quelle oraison de Démosthène il trouvait la plus belle. « La plus longue, » répondit-il. Cependant quelques partisans de Démosthène lui reprochent d'avoir dit, dans une de ses lettres à ses amis, que cet orateur sommeille quelquefois dans ses discours. Mais ces censeurs ne se souviennent pas apparemment des éloges admirables qu'il donne à Démosthène en plusieurs endroits de ses ouvrages; ils oublient que les oraisons qu'il a travaillées avec le plus de soin, celles qu'il a faites contre Antoine, il les a appelées Philippiques, du nom de celles de Démosthène contre Philippe.
XXXII. De tous les orateurs et de tous les philosophes célèbres de son temps, il n'en est pas un seul dont il n'ait augmenté la réputation dans ses discours ou dans ses écrits. Il appuya de tout son crédit auprès de César, déjà dictateur, Cratippe le philosophe péripatéticien pour lui faire avoir le droit de bourgeoisie à Rome. Il lui fit obtenir aussi de l'aréopage un décret par lequel ce sénat le priait de rester à Athènes pour y être un des ornements de la ville, et instruire les jeunes gens dans la philosophie. On a encore des lettres de Cicéron à Hérode et d'autres écrites à son fils pour l'exhorter à prendre les leçons de Cratippe. II reproche au rhéteur Gorgias d'inspirer à son fils le goût des plaisirs et de la table, et il le prie de n'avoir plus aucun rapport avec lui. De toutes les lettres grecques de Cicéron, celle à Gorgias et une autre à Pélops de Byzance sont les seules qui soient écrites de ce ton d'aigreur; mais il avait raison de se plaindre de ce rhéteur, s'il était réellement aussi vicieux et aussi corrompu qu'il passait pour l'être , au lieu qu'il y a bien de la petitesse dans les reproches qu'il fait à Pélops sur sa négligence à lui procurer de la part des Byzantins des honneurs et des décrets qu'il désirait.
XXXIII. C'est sans doute à cette ambition pour les louanges qu'il faut attribuer le tort qu'il eut souvent de sacrifier la bienséance et l'honnête à la réputation de bien dire. Un certain Numatius, qu'il avait défendu et fait absoudre, poursuivait en justice un ami de Cicéron, nommé Sabinus. Cicéron en fut si irrité, qu'il s'oublia jusqu'à lui dire : « Crois-tu donc, Numatius, que ce soit à ton innocence que tu as dû d'être absous, plutôt qu’à mon éloquence, qui a fasciné les yeux des juges? » Il fit un jour, dans la tribune, un éloge de Crassus qui fut très applaudi; et, peu de temps après, il fit de lui une censure amère : « Nest-ce pas de ce même lieu , lui dit Crassus , que vous avez, il y a peu de jours, publié mes louanges? - Oui , répliqua Cicéron, je voulais essayer mon talent sur un sujet ingrat. » Dans une autre occasion , Crassus avait dit que personne, dans sa famille, n'avait vécu plus de soixante ans; mais ensuite il se rétracta. A quoi, pensais-je, dit-il, quand j'ai avancé un tel fait? - Vous saviez, lui dit Cicéron, que les Romains l'entendraient avec plaisir, et vous vouliez leur faire la cour. » Ce même Crassus ayant dit qu'il aimait fort cette maxime des stoïciens , que le sage est riche : « Prenez garde, lui dit Cicéron, que vous n'aimiez plutôt cette autre maxime des mêmes philosophes, que tout appartient au sage : » c'est que Crassus était fort décrié pour son avarice. Un des fils de Crassus ressemblait tellement à un certain Axius, qu'on en conçut contre sa mère des soupçons désavantageux. Ce jeune homme ayant été fort applaudi pour un discours qu'il avait fait dans le sénat, on demanda à Cicéron ce qu'il en pensait. « Il est digne de Crassus, » répondit-il. Crassus, au moment de son départ pour la Syrie, sentit qu’il lui serait plus utile de se réconcilier avec Cicéron , que de l'avoir pour ennemi ; il lui fit donc beaucoup de prévenances et lui dit qu’il irait souper chez lui. Cicéron le reçut avec plaisir. Quelques jours après, ses amis lui dirent que Vatinius , avec qui il était brouillé, désirait fort de se remettre bien avec lui. « Vatinius, dit Cicéron, ne veut-il pas aussi souper avec moi? » C'est ainsi qu'il en agissait envers Crassus.
XXXIV. Vatinius avait au cou des écrouelles. Un jour qu'il avait plaidé dans le barreau : « Voilà, dit Cicéron , un orateur bien enflé. » On vint lui dire, quelque temps après, que Vatinius était mort; mais ensuite ayant su que la nouvelle était fausse : « Maudit soit celui qui, a menti si mal à propos ! » César avait ordonné qu'on distribuât aux soldats les terres de la Campanie, et cette loi mécontentait plusieurs sénateurs; Lucius Gellius, le plus âgé d'entre eux, ayant dit que ce partage n'aurait pas lieu tant qu'il serait en vie : « Attendons, dit Cicéron; car Gellius ne demande pas un long terme. » Un certain Octavius, à qui l'on reprochait son origine africaine, dit un jour à Cicéron qu'il ne l'entendait pas. « Ce n'est pas, lui répondit Cicéron , que vous n'ayez l'oreille ouverte. » Métellus Népos lui disait qu'il avait fait mourir plus de citoyens en rendant témoignage contre eux, qu'il n'en avait sauvé par son éloquence. » Je conviens, repartit Cicéron, que j'ai encore plus de probité que de talent pour la parole. » Un jeune homme, accusé d'avoir empoisonné son père dans un gâteau, s'emportait contre Cicéron et le menaçait de l'accabler d'injures. « Je crains moins tes injures que ton gâteau , » lui répondit Cicéron. Publius Sextius, dans une affaire criminelle qu'il avait, pria Cicéron et quelques autres orateurs de le défendre; mais il voulait toujours parler et ne laissait pas dire un mot à ses défenseurs. Comme les juges étaient aux opinions et qu'elles paraissaient favorables à l'accusé : « Profitez du temps, Sextius, lui dit Cicéron; car demain vous serez un homme privé. » Publius Cotta, qui se donnait pour un jurisconsulte, quoiqu'il fût sans connaissances et sans esprit, appelé un jour en témoignage par Cicéron, répondit qu'il ne savait rien. « Vous croyez peut-être, lui dit Cicéron, que je vous interroge sur le droit. » Métellus Népos , dans une dispute avec Cicéron, lui demanda souvent qui était son père: « Grâce à votre mère , lui répondit Cicéron , vous seriez plus embarrassé que moi pour répondre à une pareille question. » La mère de Métellus n'avait pas une bonne réputation, et il était lui-même d'un caractère fort léger. Pendant qu'il était tribun, il se démit tout à coup de sa charge, pour aller trouver Pompée en Syrie, et il en revint avec encore plus de légèreté. Philagre, son précepteur, étant mort, Métellus lui fit de magnifiques obsèques et mit sur son tombeau un corbeau de marbre. « Vous ne pouviez mieux faire, lui dit Cicéron; car votre précepteur vous a bien plus appris à voler qu'à parler. »
XXXV. Marcus Appius ayant dit, dans l'exorde de son plaidoyer, que l'ami qu'il défendait l'avait conjuré d'apporter à cette cause beaucoup d'exactitude, de raisonnement et de bonne foi : « Comment donc, lui dit Cicéron, avez-vous le cœur assez dur pour ne rien faire de tout ce que votre ami vous a demandé? » L'usage de ces mots piquants , en plaidant contre ses ennemis ou contre ses adversaires, fait partie de l'art oratoire; mais Cicéron les employait indifféremment contre tout le monde, afin de jeter du ridicule sur les personnes; j'en citerai quelques exemples. Marcus Aquilius avait deux de ses gendres bannis; Cicéron lui donna le surnom d'Adraste, Lucius Cotta , qui aimait fort le vin , était censeur, lorsque Cicéron, briguant le consulat, pressé par la soif pendant qu’on donnait 1es suffrages, but un verre d'eau, au milieu de ses amis qui l’entouraient. « Vous avez eu peur, leur dit-il, que le censeur ne se fâchât contre moi , s'il me voyait boire de l'eau. » II rencontra dans les rues Voconius avec ses filles, toutes extrêmement laides. « 0 ciel ! s'écria Cicéron ,
En dépit d'Apollon , cet homme devint père. »
Marcus Gellius, qui passait pour fils d'un père et d'une mère esclaves, lisait un jour des lettres dans le sénat, d'une voix très forte et très claire. « Il ne faut pas s'en étonner, dit Cicéron , il est de ceux qui
ont été crieurs publics. » Faustus , fils de Sylla, de celui qui avait usurpé à Rome l’autorité souveraine et fait périr un si grand nombre de citoyens, ayant dissipé la plus grande partie de sa fortune et se trouvant accablé de dettes, fit afficher une cession de tous ses biens à ses créanciers. « J'aime bien mieux ses affiches, dit Cicéron, que celles de son père. » Cette habitude de railler le rendit odieux à bien des gens et souleva surtout contre lui Clodius et ses partisans. Je vais dire à quelle occasion.
XXXVI. Clodius, jeune Romain d'une grande naissance, mais insolent et audacieux, aimait Pompéia, femme de César: déguisé en musicienne, il se glissa secrètement dans la maison de César, le jour que les femmes romaines y célébraient un sacrifice mystérieux, interdit à tous les hommes. Il n’en était pas resté un seul dans cette maison; mais Clodius, si jeune encore qu'il n'avait pas de barbe au menton, espéra qu'il pourrait se glisser, parmi les autres femmes, dans l'appartement de Pompéia, sans être reconnu. Entré de nuit dans une maison très vaste, il s'égara et il errait de côté et d'autre, lorsqu'il f'ut rencontré par une des femmes d'Aurélia, mère de César, qui lui demanda son nom. Forcé de répondre, il dit qu'il cherchait une des femmes de Pompéia, qui se nommait Abra. La suivante, ayant reconnu aisément que ce n'était pas la voix d'une femme, appelle à grands cris les autres femmes, qui, étant accourues, ferment toutes les portes et font de si exactes recherches, qu'elles trouvent Clodius dans la chambre de l'esclave avec laquelle il était entré. Le bruit que fit cet événement obligea César de répudier Pompéia et de citer Clodius devant les tribunaux, pour crime d'impiété.
XXXVII. Cicéron était ami de Clodius, qui, dans l'affaire de Catilina , l'avait servi avec le plus grand zèle et avait toujours été comme un de ses gardes. La défense de Clodius consistait à dire qu'il n'était pas à Rome ce jour-là, qu'il en était même très éloigné. Mais Cicéron déposa qu'il était venu ce jour-là même chez lui, pour traiter de quelque affaire; ce qui était vrai. Au reste, il fit cette déposition, moins pour attester la vérité, que pour guérir les soupçons de sa femme, qui haïssait Clodius, parce qu'elle savait que sa sœur Clodia avait envie d'épouser Cicéron , et qu'elle se servait, pour négocier ce mariage, d'un certain Tullus, ami intime de Cicéron, lequel voyait tous les jours Clodia et lui faisait assidûment la cour. Térentia, dont Clodia était voisine, regardait ces visites comme très suspectes; c'était d'ailleurs une femme d'un caractère difficile; et, comme elle gouvernait son mari, elle le poussa à rendre témoignage contre lui. Plusieurs citoyens des plus distingués déposèrent aussi contre Clodius et l'accusèrent de s'être parjuré, d'avoir commis des friponneries, d'avoir corrompu le peuple à prix d'argent, et séduit plusieurs femmes. Lucullus produisit deux femmes esclaves, qui attestèrent que Clodius avait entretenu un commerce incestueux avec la plus jeune de ses sœurs, mariée alors à ce même Lucullus: c'était aussi un bruit généralement répandu , qu'il avait déshonoré ses deux autres sœurs, dont l'une, nommée Térentia , avait épousé Marcius Rex ; et l'autre, appelée Clodia, était femme de Métellus Céler et avait eu le surnom de Quadrantaria , parce qu’un de ses amants lui avait envoyé, dans une bourse, de petites pièces de cuivre , au lieu de pièces d'argent. Les Romains appellent guadrans la plus petite de leurs monnaies de cuivre. Ce fut son inceste avec cette dernière de ses sœurs qui diffama le plus Clodius dans Rome.
XXXVIII. Cependant le peuple se montrant très mal disposé envers ceux qui semblaient s'être ligués contre Clodius pour le charger par leurs dépositions, les juges, qui craignirent qu'on n'usât de violence, environnèrent le tribunal de gens armés; et la plupart, en écrivant leur opinion sur les tablettes, brouillèrent à dessein les mots. Il parut pourtant qu'il y avait eu plus de voix pour l'absoudre; et le bruit courut qu'on avait distribué de l'argent aux juges. Aussi Catulus, les ayant rencontrés au sortir du tribunal: « Vous avez eu raison , leur dit-il , de demander des gardes pour votre sûreté, de peur qu’on ne vous enlevât votre argent. » Clodius ayant reproché à Cicéron que les juges n'avaient pas ajouté foi à sa déposition: « Au contraire, lui répondit Cicéron, il y en a eu vingt-cinq qui m'ont cru, puisqu'ils vous ont condamné; et trente qui n'ont pas voulu vous croire, puisqu'ils ne vous ont absous qu'après avoir reçu votre argent. » César, appelé en témoignage dans cette affaire, ne voulut pas déposer: il dit que sa femme n'avait pas été convaincue d'adultère; mais qu'il l'avait répudiée , parce que la femme de César devait être exempte, non seulement de toute action criminelle, mais encore de tout soupçon.
XXXIX. Clodius, délivré de ce péril, et nommé tribun du peuple, s'attacha tout de suite à tourmenter Cicéron; il lui suscita le plus d'affaires qu'il lui fut possible et souleva contre lui tous ceux qu'il put gagner. Il se ménagea la faveur du peuple, en proposant des lois très avantageuses pour la multitude. Il fit décerner aux deux consuls les plus belles provinces: à Pison, la Macédoine, et à Gabinius , la Syrie. Il donna le droit de bourgeoisie à un grand nombre d'hommes indigents et tint toujours auprès de sa personne une troupe d'esclaves armés. Des trois personnages qui avaient alors le plus de pouvoir dans Rome, Crassus était l'ennemi déclaré de Cicéron; Pompée se faisait valoir auprès de l'un et de l'autre; et César était sur le point de partir pour la Gaule avec son armée. Cicéron chercha à s'insinuer auprès de ce dernier, quoiqu'il sût bien qu'il n'était pas son ami, et qu'il lui était même devenu suspect depuis l’affaire de Catilina. Il le pria donc de l'emmener avec lui dans la Gaule, en qualité de son lieutenant. César y consentit sans peine; et Clodius, voyant que Cicéron allait échapper à son tribunal, feignit de vouloir se réconcilier avec lui; et, rejetant sur Térentia tous les sujets de plainte que Cicéron lui avait donnés, il ne parla plus de lui que dans les termes les plus honnêtes et les plus doux. Il protestait qu'il n'avait contre lui aucun sentiment de haine, et qu'il ne s'en plaignait qu'avec la modération qu'on doit à un ami. Par cette dissimulation, il dissipa tellement toutes les craintes de Cicéron, que celui-ci remercia César de sa lieutenance et se livra de nouveau aux affaires publiques.
XL. César, offensé de cette conduite, anima Clodius contre lui , aliéna Pompée et déclara devant le peuple que Cicéron lui paraissait avoir blessé la justice et les lois , en faisant mourir Lentulus et Céthégus, sans aucune formalité de justice. C'était sur cette accusation qu'on l'appelait en jugement. Cicéron, voyant le danger dont le menaçait la haine de ses ennemis, prit la robe de deuil, laissa croître sa barbe et allait partout supplier le peuple de lui être favorable. Clodius se trouvait sur ses pas, dans toutes les rues, suivi d'une troupe de gens audacieux et violents qui le raillaient sur son changement d'habit et sur son air abattu , qui lui faisaient mille outrages, qui souvent même lui jetaient de la boue et des pierres et l’empêchaient de faire ses sollicitations au peuple. L'ordre presque entier des chevaliers romains prit, comme lui, l'habit de deuil; et plus de vingt mille jeunes gens l'accompagnaient, les cheveux négligés, et sollicitaient le peuple en sa faveur. Le sénat s'assembla pour décréter que le peuple changerait de robe, comme dans un deuil public; mais les consuls s'opposèrent à ce décret; et Clodius étant venu assiéger le lieu du conseil avec ses satellites armés, la plupart des sénateurs sortirent en poussant de grands cris et déchirant leurs robes. Un spectacle si triste n'excitant ni la compassion ni la honte de ces scélérats, il fallait ou que Cicéron sortît de Rome, ou qu’il en vînt aux mains avec Clodius. Il implora le secours de Pompée, qui s'était éloigné à dessein et se tenait à la campagne , dans sa maison d'Albe. Après lui avoir envoyé d'abord Pison son gendre, Cicéron y alla lui-même. Mais, prévenu de son arrivée, Pompée n'osa soutenir sa vue. Il aurait eu trop de honte de voir, dans cet état d'humiliation , un homme qui avait livré pour lui de si grands combats, qui, dans son administration publique, lui avait rendu les services les plus importants; mais, devenu le gendre de César, il sacrifiait à son beau-père une ancienne reconnaissance, et, étant sorti par une porte de derrière, il évita cette entrevue.
XLI. Cicéron , trahi par Pompée et abandonné de tout le monde, eut enfin recours aux consuls. Gabinius le traita toujours avec beaucoup de dureté; mais Pison, lui parlant avec douceur, lui conseilla de se retirer, de céder pour quelque temps à la fougue de Clodius, de supporter patiemment ce revers de fortune, et d'être une seconde fois le sauveur de sa patrie, qui se trouvait, à son occasion, agitée de séditions et menacée des plus grands maux. Cicéron délibéra sur cette réponse avec ses amis: Lucullus fut d'avis qu'il restât, l'assurant qu'il triompherait de ses ennemis; mais tous les autres lui conseillèrent de s'exiler lui-même pour un temps, persuadé que le peuple, quand il serait las des folies et des fureurs de Clodius, ne tarderait pas à le regretter. Cicéron prit ce dernier parti: il avait depuis longtemps dans sa maison une statue de Minerve , qu'il honorait singulièrement; il la prit, la porta dans le Capitole, où il la consacra, après y avoir mis cette inscription : A MINERVE, PROTECTRICE DE ROME . Il se fit escorter par les gens de quelques uns de ses amis et prit à pied le chemin de la Lucanie , pour se rendre de là en Sicile.
XLII. Dès qu'on fut informé de sa fuite, Clodius fit rendre contre lui un décret de bannissement et afficher dans toutes les rues la défense de lui donner l'eau et le feu, et de le recevoir dans les maisons, à la distance de cinq cents milles de l'Italie. Mais le respect qu'on avait pour Cicéron fit généralement mépriser cette défense; on le recevait partout avec empressement et on l'accompagnait en lui témoignant Brunduse, d'où les plus grands égards. Seulement dans une ville de la Lucanie, appelée alors Hipponium et aujourd'hui Vibone, un Sicilien, nommé Vibius , à qui Cicéron avait donné de fréquentes marques d'amitié et qu'il avait fait nommer, pendant son consulat, à la charge d'intendant des ouvriers, lui refusa sa maison et lui offrit une retraite dans sa terre. Caïus Virginius, préteur de Sicile, qui avait aussi de grandes obligations à Cicéron , lui écrivit de ne pas venir dans sa province. Affligé de ces traits d'ingratitude, il se rendit à il s'embarqua pour Dyrrachium par un vent favorable; mais il était à peine en pleine mer, qu'il s'éleva un vent contraire qui, le lendemain, le reporta au lieu même d'où il était parti. Il se remit bientôt en mer; et , en arrivant à Dyrrachium ; comme il était sur le point de débarquer, il survint tout à coup un tremblement de terre qui fit retirer les eaux de la mer. Les devins conjecturèrent que son exil ne serait pas long, ces sortes de signes présageant toujours un changement favorable.
XLIII. Pendant son séjour à Dyrrachium, il fut visité par une foule de personnes qui lui témoignèrent le plus vif intérêt; et les villes grecques disputèrent d'empressement à lui rendre plus d'honneurs. Mais toutes ces marques d'affection ne purent ni lui rendre son courage, ni dissiper sa tristesse. Semblable à un amant malheureux, il tournait sans cesse ses regards vers l'Italie. Humilié, abattu par son infortune, il montra beaucoup plus de faiblesse et de pusillanimité qu'on n'en devait attendre d'un homme qui avait passé toute sa vie à s’instruire; car souvent il priait ses amis de ne pas l'appeler orateur, mais philosophe, parce qu'il s'était attaché à la philosophie comme au but de toutes ses actions: et l'éloquence n'était pour lui que l'instrument de sa politique. Mais l'opinion n'a que trop de pouvoir pour effacer de notre âme les impressions de la raison , comme une teinture qui n'a pas pénétré dans l'étoffe s'altère aisément. L'habitude de traiter avec le peuple dans les affaires du gouvernement nous fait adopter les passions du vulgaire. On ne peut éviter leur influence que par une attention continuelle sur soi-même, en communiquant avec les personnes du dehors, que par le talent de participer aux affaires, sans partager les passions qui s'y mêlent.
XLIV. Clodius, après avoir fait bannir Cicéron, brûla ses maisons de campagne et sa maison de Rome, sur le sol de laquelle il éleva le temple de la Liberté. Il mit en vente tous ses biens et les faisait crier tous les jours, sans qu'il se présentât personne pour les acheter. Devenu, par ses violences, redoutable à tous les nobles; disposant du peuple, qu'il laissait s'abandonner à tous les excès de la licence et de l'audace, il osa s'attaquer à Pompée lui-même et blâmer plusieurs des ordonnances qu'il avait rendues pendant qu'il commandait les armées. Pompée, à qui cette censure faisait tort dans l'opinion publique, se reprocha d'avoir sacrifié Cicéron; et, changeant de disposition , il se ligua avec ses amis pour s'occuper des moyens de le rappeler. Clodius, de son côté, s'y opposant de tout son pouvoir, le sénat décréta qu'il suspendait tout rapport et toute expédition des affaires publiques, jusqu’au rappel de Cicéron. Sous le consulat de Lentulus , la sédition fut poussée si loin , qu'il y eut des tribuns du peuple blessés sur la place publique , et que Quintus; frère de Cicéron, fut laissé pour mort parmi beaucoup d'autres. Ces excès commencèrent à ramener le peuple; et Annius Milon , l'un des tribuns du peuple, osa le premier traîner Clodius devant les tribunaux, pour les violences qu'il avait commises. La plus grande partie du peuple et des habitants des villes voisines se joignirent à Pompée, qui, fort de leur secours; chassa Clodius de la place publique et appela le peuple aux suffrages, pour le rappel de Cicéron. Jamais décret ne fut rendu avec autant d'unanimité. Le sénat, rivalisant de zèle avec le peuple, arrêta qu'on décernerait des remerciements aux villes qui avaient recueilli Cicéron dans son exil, et que sa maison de Rome et ses maisons de campagne, que Clodius avait détruites , seraient rebâties aux dépens du public.
XLV. Cicéron fut rappelé seize mois après son exil; toutes les villes qui se trouvèrent sur son passage montrèrent tant de joie et d'empressement à aller au-devant de lui, que Cicéron était encore au-dessous de la vérité, lorsqu'il disait dans la suite que l'Italie entière l'avait porté dans Rome sur ses épaules. Crassus même, son ennemi mortel avant son exil, sortit à sa rencontre et se réconcilia avec lui; voulant, disait il, faire ce plaisir à son fils, un des plus zélés partisans de Cicéron. Peu de temps après son retour, Cicéron, profitant de l'absence de Clodius, alla au Capitole avec une suite assez nombreuse; et, arrachant les tablettes tribunitiennes, où étaient inscrits les actes du tribunat de Clodius, il les mit en pièces. Clodius ayant voulu lui en faire un crime, Cicéron répondit que c'était au mépris des lois que Clodius, né patricien, avait été nommé tribun; qu'ainsi tout ce qu'il avait fait pendant son tribunat n'était point légal. Caton fut très mécontent de cette violence et combattit le motif qu'avait allégué Cicéron , non qu'il approuvât ce qu'avait fait Clodius, au contraire il blâmait son administration; mais il représentait que le sénat ne pourrait, sans injustice et sans un abus d'autorité, annuler tous les actes faits pendant le tribunat de Clodius ; dont un, entre autres, était la commission qui lui avait été donnée à lui-même pour aller dans l'île de Cypre et à Byzance, avec tout ce qu'il avait fait dans ces deux villes. Cette dispute brouilla Caton et Cicéron , non qu'ils en vinssent à une rupture ouverte; mais ils vécurent ensemble avec moins d'intimité.
XLVI. Peu de temps après, Milon tua Clodius; et, traduit en justice pour ce meurtre, il chargea Cicéron de sa défense. Le sénat, qui craignit que le danger où se trouvait un homme de la réputation et du courage de Milon ne causât quelque trouble dans la ville, chargea Pompée de présider à ce jugement, ainsi qu'à tous les autres procès; et de maintenir la sûreté dans la ville et dans les tribunaux. Pompée ayant, dès avant le jour, garni de soldats toute l'étendue de la place, et Milon, craignant que Cicéron , troublé par la vue de ces armes aux-quelles il n'était pas accoutumé, ne plaidât pas avec son éloquence ordinaire, lui persuada de se faire porter en litière sur la place et de s'y tenir tranquille jusqu'à ce que les juges eussent pris séance et que le tribunal fût rempli; car Cicéron , naturellement timide, non seulement à la guerre, mais dans le barreau, ne se présentait jamais pour plaider sans éprouver de la crainte; et lors même qu'un long usage eut fortifié et perfectionné son éloquence, il avait bien de la peine à s'empêcher de trembler et de frissonner. Quand il plaida pour Licinius Muréna, accusé par Caton, jaloux de surpasser Hortensius, qui avait eu le plus grand succès en parlant le premier pour l'accusé , il passa toute la nuit à travailler son discours et se fatigua tellement par ce travail forcé et cette longue veille, qu'il parut inférieur à lui-même. Le jour qu'il défendit Milon , quand il vit , en sortant de sa litière, Pompée assis au haut de la place, environné de soldats dont les armes jetaient le plus grand éclat, il fut tellement troublé, que, tremblant de tout son corps , il ne commença son discours qu’avec peine et d'une voix entrecoupée, tandis que Milon assistait au jugement avec beaucoup d'assurance et de courage, ayant dédaigné de laisser croître ses cheveux et de prendre un habit de deuil; ce qui ne contribua pas peu à sa condamnation: mais, dans Cicéron, cette frayeur semblait moins tenir à sa timidité qu'à son affection pour ses clients.
Plutarque, Les vies des hommes illustres, traduction Ricard, Furne et Cie Librairies-éditeurs, Paris, 1840.