La vie de Cicéron - 1e partie
I. La mère de Cicéron se nommait Helvia; elle était d’une famille distinguée et soutint, par sa conduite, la noblesse de son origine. On a sur la condition de son père des opinions très opposées : les uns prétendent qu'il naquit et fut élevé dans la boutique d'un foulon; les autres font remonter sa maison à ce Tullus Attius qui régna sur les Volsques avec tant de gloire. Le premier de cette famille qui eut le surnom de Cicéron fut un homme très estimable; aussi ses descendants, loin de rejeter ce surnom, se firent un honneur de le porter, quoiqu'il eût été souvent tourné en ridicule, il vient d'un mot latin qui signifie pois chiche; et le premier à qui on le donna avait à l'extrémité du nez une excroissance qui ressemblait à un pois chiche et qui lui en fit donner le surnom. Cicéron , celui dont nous écrivons la Vie, la première fois qu'il se mit sur les rangs pour briguer une charge, et qu'il s'occupa des affaires publiques, fut sollicité par ses amis de quitter ce surnom et d'en prendre un autre; mais il leur répondit, avec la présomption d'un jeune homme, qu'il ferait en sorte de rendre le nom de Cicéron plus célèbre que ceux des Scaurus et des Catulus. Pendant sa questure en Sicile, il fit aux dieux l'offrande d'un vase d'argent, sur lequel il fit graver en entier ses deux premiers noms, Marcus Tullius; et au lieu du troisième, il voulut, par plaisanterie, que le graveur mit un pois chiche. Voilà ce qu'on dit de son nom.
II. Sa mère le mit au monde sans travail et sans douleur; il naquit le trois de janvier, jour auquel maintenant les magistrats de Rome font des vœux et des sacrifices pour la prospérité de l'empereur. II apparut, dit-on, à sa nourrice un fantôme qui lui dit que l'enfant qu'elle nourrissait procurerait un jour aux Romains les plus grands avantages. On traite ordinairement de rêves et de folies ces sortes de prédictions ; mais le jeune Cicéron fut à peine en âge de s'appliquer à l'étude qu'il vérifia celle-ci. L'excellent naturel qu'on vit briller en lui le rendit si célèbre entre ses camarades, que les pères de ces enfants allaient aux écoles pour le voir, pour être témoins eux-mêmes de tout ce qu'on racontait de son grand sens et de la vivacité de sa conception; les plus grossiers d'entre eux s'emportaient même contre leurs fils, quand ils les voyaient, dans les rues, mettre, par honneur, Cicéron au milieu d'eux. Il avait reçu de la nature un esprit né pour la philosophie et avide d'apprendre, tel que le demande Platon: fait pour embrasser toutes les sciences, il ne dédaignait aucun genre de savoir et de littérature; mais il se porta d'abord avec plus d'ardeur vers la poésie; et l'on a de lui un petit poème en vers tétramètres, intitulé Pontius Glaucus, qu'il composa dans sa très grande jeunesse. En avançant en âge, il cultiva de plus en plus ce talent, et s'exerça sur divers genres de poésie avec tant de succès, qu'il fut regardé non seulement comme le premier des orateurs romains, mais encore comme le meilleur de leurs poètes. La célébrité que lui acquit son éloquence subsiste encore, malgré les changements que la langue latine a éprouvés; mais le grand nombre de poètes excellents qui sont venus après lui ont entièrement éclipsé sa gloire poétique.
III. Après avoir terminé ses premières études, il prit les leçons de Philon , philosophe de l'Académie, celui de tous les disciples de Clitomachus qui avait excité le plus l'admiration des Romains par la beauté de son éloquence, et mérité leur affection par l'honnêteté de ses mœurs. Cicéron étudiait en même temps la jurisprudence sous Mucius Scévola, l'un des plus grands jurisconsultes, et le premier entre les sénateurs; il puisa dans ses leçons une connaissance profonde des lois romaines. Il servit quelque temps sous Sylla dans la guerre des Marses; mais, voyant la république agitée par des guerres civiles, et tombée, par ces divisions, sous une monarchie absolue, il se livra à la méditation et à l'étude; il fréquenta les Grecs les plus instruits et s'appliqua aux mathématiques, jusqu'à ce qu'enfin Sylla, s'étant emparé du pouvoir suprême, eut donné au gouvernement une sorte de stabilité. Vers ce même temps, Chrysogonus, affranchi de Sylla, ayant acheté, pour la somme de deux mille drachmes, les biens d'un homme que le dictateur avait fait mourir, comme proscrit, Roscius, fils et héritier du mort, indigné de cette vente inique, prouva que ces biens, vendus à si bas prix, valaient deux cent cinquante talents. Sylla, qui se voyait convaincu d'une énorme injustice, fut très irrité contre Roscius; et, à l'instigation de son affranchi, il fit intenter à ce malheureux jeune homme une accusation de parricide. Personne n'osait venir à son secours; l'effroi qu'inspirait la cruauté de Sylla éloignait tous ceux qui auraient pu le défendre. Le jeune Roscius, abandonné de tout le monde, eut recours à Cicéron, que ses amis pressèrent vivement de se d'une affaire qui lui offrait, pour entrer charger dans la carrière de la gloire, l'occasion la plus brillante, qui pût jamais se présenter. II prit donc la défense de Roscius, et le succès qu'il eut lui attira l'admiration générale; mais la crainte du ressentiment de Sylla le détermina à voyager en Grèce; et il donna pour prétexte le besoin de rétablir sa santé. II est vrai qu'il était maigre et décharné, et qu'il avait l'estomac si faible, qu'il ne pouvait
manger que fort tard et ne prenait que peu de nourriture. Ce n'est pas que sa voix ne fût forte et sonore; mais elle était dure et peu flexible: et comme il déclamait avec beaucoup de chaleur et de véhémence, en s'élevant toujours aux tons les plus hauts, on craignait que son tempérament n'en fût altéré.
IV. Arrivé à Athènes, il prit les leçons d'Antiochus l'Ascalonite, dont il aimait la douceur et la grâce, quoiqu'il n'approuvât pas les nouvelles opinions qu’il avait établies. Antiochus s'était déjà séparé de la nouvelle Académie et de l'école de Carnéade; soit qu'il en eût été détaché par l'évidence des choses, et par son adhésion au rapport des sens; soit, comme d'autres le veulent, que la jalousie et le désir de contester avec les disciples de Clitomachus et de Philon lui eussent fait changer de sentiment et embrasser la plupart des dogmes du Portique. Cicéron aimait beaucoup la philosophie, et s'attachait de plus en plus à son étude; déjà même il projetait, si jamais il était forcé d'abandonner les affaires et de renoncer au barreau et aux assemblées publiques, de se retirer à Athènes pour y mener une vie tranquille, dans le sein de la philosophie. Lorsqu'il apprit la mort de Sylla et qu'il sentit que son corps, fortifié par l'exercice, avait repris toute sa vigueur; que sa voix, bien formée, était devenue plus forte à la fois et plus douce, et assez proportionnée à son tempérament; pressé d'ailleurs par ses amis de revenir dans sa patrie ; exhorté enfin par Antiochus d'entrer dans l'administration des affaires, il résolut de retourner à Rome; mais, voulant former encore avec plus de soin son éloquence, comme un instrument qui lui devenait absolument nécessaire, et développer ses facultés politiques, il s'exerçait à la composition et fréquentait les orateurs les plus estimés.
V. II passa donc à Rhodes, et de là en Asie, où il suivit les écoles des rhéteurs Xénoclès d'Adrumette, Denys de Magnésie et Ménippe le Carien. A Rhodes, il s'attacha aux philosophes Apollonius Molon et Posidonius. Apollonius, qui ne savait pas la langue latine, pria, dit-on, Cicéron de parler en grec; ce que Cicéron fit volontiers, assuré que ses fautes seraient mieux corrigées. Un jour qu'il avait déclamé en public , tous ses auditeurs, ravis d'admiration, le comblèrent à l'envi de louanges; mais Apollonius , en l'écoutant , ne donna aucun signe d'approbation, et quand le discours fut fini , il demeura longtemps pensif, sans rien dire. Comme Cicéron paraissait affecté de son silence: « Cicéron, lui dit Apollonius , je vous loue, je vous admire; mais je plains le sort de la Grèce, en voyant que les seuls avantages qui lui restaient, le savoir et l'éloquence, vous allez les transporter aux Romains. »
VI. Cicéron, rempli des plus flatteuses espérances, retournait à Rome pour se livrer aux affaires publiques, lorsqu'il fut un peu refroidi par la réponse qu'il reçut de l’oracle de Delphes. Il avait demandé au dieu par quel moyen il pourrait acquérir une très grande gloire: « Ce sera, lui répondit la Pythie, en prenant pour guide de votre vie, non l'opinion du peuple, mais votre naturel. » Quand il fut à Rome, il s'y conduisit dans les premiers temps avec beaucoup de réserve; il voyait rarement les magistrats, qui lui témoignaient eux-mêmes peu de considération; il s'entendait donner les noms injurieux de Grec et d'écolier, termes familiers à la plus vile populace de Rome; mais son ambition naturelle, enflammée encore par son père et par ses amis, le poussa aux exercices du barreau, où il parvint au premier rang, non par des progrès lents et successifs, mais par des succès si brillants et si rapides, qu'il laissa bientôt derrière lui tous ceux qui couraient la même carrière. II avait pourtant, à ce qu'on assure, et dans la prononciation et dans le geste, les mêmes défauts que Démosthène; mais les leçons de Roscius et d'Ésope, deux excellents acteurs, l'un pour la tragédie et l'autre pour la comédie, l'en eurent bientôt corrigé. On raconte de cet Ésope, qu'un jour qu'il jouait le rôle d'Atrée, qui délibère sur la manière dont il se vengera de son frère Thyeste, un de ses domestiques étant passé tout à coup devant lui dans le moment où la violence de la passion l'avait mis hors de lui-même , il lui donna un si grand coup de son sceptre, qu'il l’étendit mort à ses pieds. La grâce de la déclamation donnait à l'éloquence de Cicéron une force persuasive. Aussi se moquait-il de ces orateurs qui n'avaient d'autre moyen de toucher que de pousser de grands cris. « C'est par faiblesse, disait-il , qu'ils crient ainsi, comme les boiteux montent à cheval pour se soutenir. » Au reste, ces plaisanteries fines, ces reparties vives conviennent au barreau; mais l'usage que Cicéron en faisait jusqu'à la satiété blessait les auditeurs et lui donna la réputation de méchant.
VII. Nommé questeur dans un temps de disette, et le sort lui ayant donné la Sicile en partage, il déplut d'abord aux Siciliens en exigeant d'eux des contributions de blé qu'il était forcé d'envoyer à Rome; mais, quand ils eurent reconnu sa vigilance, sa justice et sa douceur, ils lui donnèrent plus de témoignages d'estime et d'honneur qu'à aucun des préteurs qu'ils avaient eus jusqu'alors. Plusieurs jeunes gens des premières familles de Rome, ayant été accusés de mollesse et d'insubordination dans le service militaire, furent envoyés en Sicile auprès du préteur; Cicéron entreprit leur défense et parvint à les justifier. Plein de confiance en lui-même, après tous ces succès, il retournait à Rome, lorsqu'il eut en route une aventure assez plaisante qu'il nous a lui-même transmise. En traversant la Campanie, il rencontra un Romain de distinction qu'il croyait son ami. Persuadé que Rome était remplie du bruit de sa renommée, il lui demanda ce qu'on y pensait de lui et de tout ce qu'il avait fait. « Eh ! où donc avez-vous été, Cicéron, pendant tout ce temps-ci? » lui répondit cet homme. Cette réponse le découragea fort, en lui apprenant que sa réputation s'était perdue dans Rome comme dans une mer immense et ne lui avait produit aucune gloire solide.
VIII. La réflexion diminua depuis son ambition, en lui faisant sentir que cette gloire à laquelle il aspirait n'avait point de bornes et qu'on ne pouvait espérer d'en atteindre le terme. Cependant il conserva toute sa vie un grand amour pour les louanges et une passion vive pour la gloire, qui l'empêchèrent souvent de suivre, dans sa conduite, les vues sages que la raison lui inspirait. Entré dans l'administration avec un désir ardent d'y réussir, il sentit, d'après l'exemple des artisans qui, n'employant que des outils et des instruments inanimés, savent en détail les noms de chacun et à quel usage ils sont propres; il sentit, dis-je, qu'il serait honteux à un homme d'état dont les fonctions publiques ne s'exercent que par le ministère des hommes, de mettre de la négligence et de la paresse à connaître ses concitoyens. Il s'attacha donc, non seulement à retenir les noms des plus considérables, mais encore à savoir leur demeure à la ville, leurs maisons de campagne, leurs voisins, leurs amis; en sorte qu'il n'allait dans aucun endroit de l'Italie qu’il ne pût nommer facilement, et montrer même les terres et les maisons de ses amis.
IX. Son bien était modique, mais il suffisait à sa dépense; et ce qui le faisait admirer de tout le monde, c'est que, avec si peu de fortune, il ne recevait pour ses plaidoyers, ni salaire, ni présent. Il fit paraître surtout ce désintéressement dans l'accusation de Verrès. Cet homme avait été préteur en Sicile , où il avait commis les excès les plus révoltants. Il fut mis en justice par les Siciliens; et Cicéron le fit condamner, non en plaidant contre lui , mais pour ainsi dire en ne plaidant pas. Les autres préteurs voulaient le sauver; et, par des délais continuels, ils avaient fait traîner l'affaire jusqu'au dernier jour des audiences, afin que, la journée ne suffisant pas pour la plaidoirie, la cause ne fût pas jugée. Cicéron s'étant levé dit qu'il n'avait pas besoin de plaider ; et, produisant les témoins sur chaque fait, il les fit interroger et obligea les juges de prononcer. On rapporte cependant plusieurs bons mots qu'il dit dans le cours du procès. Les Romains appellent, en leur langue, le pourceau, verrès ; et comme un affranchi, nommé Cécilius, qui passait pour être de la religion des Juifs, voulait écarter les Siciliens de la cause, afin de se porter lui-même pour accusateur de Verrès : « Que peut avoir de commun un Juif avec un verrat? » dit Cicéron. Verrès avait un fils qui passait pour ne pas user honnêtement de sa jeunesse. Un jour Verrès ayant osé traiter Cicéron d'efféminé: « Ce sont, lui répondit cet orateur, des reproches qu'il faut faire à ses enfants les portes fermées. »
X. L'orateur Hortensius n'osa pas se charger ouvertement de défendre Verrès ; mais on obtint de lui de se trouver au jugement, lorsqu'il s'agirait de fixer l'amende qu'on prononcerait contre l'accusé. Il reçut pour prix de cette complaisance un sphinx d'ivoire; et Cicéron lui ayant dit un jour quelques mots équivoques , Hortensius lui répondit qu'il ne savait pas deviner les énigmes : « Vous avez pourtant le sphinx chez vous, lui repartit Cicéron. Verrès fut condamné; et Cicéron, ayant fixé l'amende à sept cent cinquante mille drachmes, fut accusé d'avoir reçu de l'argent pour l’avoir bornée à une somme si modique. Cependant, lorsqu'il fut nommé édile, les Siciliens, voulant lui témoigner leur reconnaissance , lui apportèrent de leur île plusieurs choses précieuses pour servir d'ornement à ses jeux ; mais il n'employa pour lui-même aucun de ces présents, et ne fit usage de la libéralité des Siciliens que pour diminuer à Rome le prix des denrées.
XI. II avait à Arpinum une belle maison de campagne, une terre aux environs de Naples et une autre près de Pompéia , toutes deux peu considérables. La dot de sa femme Térentia était de cent vingt mille drachmes ; et il eut une succession qui lui en valut quatre-vingt-dix mille. Avec cette modique fortune il vivait honorablement, mais avec sagesse, et il faisait sa société ordinaire des Grecs et des Romains instruits. Il était rare qu'il se mît à table avant le coucher du soleil, moins à cause de ses occupations, que pour ménager la faiblesse de son estomac. Il soignait son corps avec une exactitude recherchée, au point qu'il avait chaque jour un nombre réglé de frictions et de promenades. Il parvint, par ce régime, à fortifier son tempérament, à le rendre sain et vigoureux et capable de supporter les travaux pénibles et les grands combats qu'il eut à soutenir dans la suite. Il abandonna à son frère la maison paternelle et alla se loger près du mont Palatin, afin que ceux qui venaient lui faire la cour n'eussent pas la peine de l'aller chercher si loin ; car, tous les matins , il se présentait à sa porte autant de monde qu'à celles de Crassus et de Pompée, les premiers et les plus honorés des Romains, l'un pour ses richesses et l'autre pour l'autorité dont il jouissait dans les armées. Cependant Pompée lui-même recherchait Cicéron, dont l’appui lui fut très utile pour augmenter sa gloire et sa puissance.
XII. Quand Cicéron brigua la préture , il avait plusieurs concurrents distingués; il fut nommé néanmoins le premier de tous; et les jugements qu'il rendit pendant sa magistrature lui firent une grande réputation de droiture et d'équité. Licinius Macer, qui, déjà puissant par lui-même, était encore soutenu de tout le crédit de Crassus; fut accusé de péculat devant Cicéron. Plein de confiance dans son pouvoir et dans le zèle de ses amis, il se croyait si sûr d'être absous, que, lorsque les juges commencèrent à donner leurs voix, il courut chez lui, se fit couper les cheveux, prit une robe blanche et se mit en chemin pour retourner au tribunal. Crassus alla promptement au-devant de lui, et, l'ayant rencontré dans sa cour, prêt à sortir, il lui apprit qu'il venait d'être condamné à l'unanimité des suffrages. Il fut si frappé de ce coup inattendu, qu'étant rentré chez lui, il se coucha et mourut subitement. Ce jugement fit beaucoup d'honneur à Cicéron, parce qu'il montra la plus grande fermeté. Vatinius, homme de mœurs dures, qui, dans ses plaidoyers, traitait fort légèrement ses juges, et qui avait le cou plein d'écrouelles, s'approchant un jour du tribunal de Cicéron, lui demanda quelque chose que le préteur ne lui accorda pas tout de suite, et sur laquelle il réfléchit assez longtemps. «Si j'étais préteur , lui dit Vatinius , je ne balancerais pas tant. - Aussi , lui répondit Cicéron en se tournant vers lui, n'ai-je pas le cou si gros que toi. »
XIII. Deux ou trois jours avant l'expiration de sa préture, Manilius fut accusé du péculat à son tribunal. Manilius avait la faveur et l'affection du peuple, qui le croyait en butte à l'envie, à cause de Pompée dont il était l'ami. L'accusé ayant demandé de lui fixer un jour pour répondre aux charges, Cicéron lui donna le lendemain; ce qui irrita fort le peuple, les préteurs étant dans l'usage d'accorder au moins dix jours aux accusés. Les tribuns ayant cité Cicéron devant l'assemblée du peuple, où ils l'accusèrent d'avoir prévariqué, il demanda d'être entendu. « M'étant toujours montré, dit-il, aussi favorable aux accusés que j'ai pu le faire sans violer les lois, je me croirais bien coupable si je n'avais pas traité Manilius avec autant de douceur et d'humanité que les autres. Je lui ai donc donné exprès le seul jour de ma préture qui me restait et dont je pouvais encore disposer. Si j'eusse renvoyé à un autre préteur le jugement de son affaire,
ce n'eût pas été lui rendre service. » Cette justification produisit dans le peuple un changement si merveilleux, qu'il combla Cicéron de louanges et le pria de défendre lui-même Manilius ; il s'en chargea volontiers, surtout par égard pour Pompée, alors absent; et, ayant pris l'affaire dès l’origine, il parla avec la plus grande force contre les partisans de l'oligarchie et contre les envieux de Pompée.
XIV. Cependant le parti des nobles ne montra pas moins d'ardeur que le peuple pour le porter au consulat. L'intérêt public réunit, dans cette occasion , tous les esprits; et voici quel en fut le motif. Le changement que Sylla avait fait dans le gouvernement, et qui d'abord avait paru fort étrange, semblait, par un effet du temps et de l'habitude, prendre une sorte de stabilité et plaire assez au peuple. Mais des hommes animés par leur cupidité particulière, et non par des vues du bien général, cherchaient à remuer, à renverser l'état actuel de la république. Pompée faisait la guerre aux rois de Pont et d'Arménie, et personne à Rome n'avait assez de puissance pour tenir tête à ces factieux, amoureux de nouveautés. Leur chef était un homme audacieux et entreprenant, et d'un caractère qui se pliait à tout; c'était Lucius Catilina. A tous les forfaits dont il s’était souillé, il avait ajouté l'inceste avec sa propre fille et le meurtre de son frère. Dans la crainte d'être traduit devant les tribunaux pour ce dernier crime, il avait engagé Sylla à mettre ce frère au nombre des proscrits , comme s'il eût encore été en vie. Les scélérats de Rome, ralliés autour d'un pareil chef, non contents de s'être engagé mutuellement leur foi par les moyens ordinaires, égorgèrent un homme et mangèrent tous de sa chair.
XV. Catilina avait corrompu la plus grande partie de la jeunesse romaine, en lui prodiguant tous les jours les festins, les plaisirs, les voluptés de toute espèce, et n'épargnant rien pour fournir à profusion à cette dépense. Déjà toute l'Étrurie et la plupart des peuples de la Gaule cisalpine étaient disposés à la révolte; et l'inégalité qu'avait mise dans les fortunes la ruine des citoyens les plus distingués par leur naissance et par leur courage, qui, consumant leurs richesses en banquets , en spectacles, en bâtiments, en brigues pour les charges, avaient vu passer leurs biens dans les mains des hommes les plus méprisables et les plus abjects ; cette inégalité, dis-je , menaçait Rome de la plus funeste révolution. Il ne fallait plus, pour renverser un gouvernement déjà malade, que la plus légère impulsion que 1e premier audacieux oserait lui donner. Catilina , afin de s'entourer d'un rempart bien plus fort, se mit sur les rangs pour le consulat. Il fondait ses plus grandes espérances sur le collègue qu'il se flattait d'avoir : c'était Caïus Antonius, homme également incapable par lui-même d'être le chef d'aucun parti bon ou mauvais, mais qui pouvait augmenter beaucoup la puissance de celui qui serait à la tête de l'entreprise. Le plus grand nombre des citoyens honnêtes , voyant tout le danger qui menaçait la république, portèrent Cicéron au consulat; et le peuple les ayant secondés avec ardeur, Catilina fut rejeté, et Cicéron nommé consul avec Antoine, quoique, de tous les candidats, Cicéron fût le seul né d'un père qui n'était que simple chevalier, et n'avait pas le rang de sénateur.
XVI. Le peuple ignorait encore les complots de Catilina; et Cicéron, dès son entrée dans le consulat, se vit assailli d'affaires difficiles, qui furent comme les préludes des combats qu'il eut à livrer dans la suite. D'un côté, ceux que les lois de Sylla avaient exclus de toute magistrature, et qui formaient un parti puissant et nombreux, se présentèrent pour briguer les charges; et, dans leurs discours au peuple, ils s'élevaient avec autant de vérité que de justice contre les actes tyranniques de ce dictateur; mais ils prenaient mal leur temps pour faire des changements dans la république. D'un autre côté, les tribuns du peuple proposaient des lois qui auraient renouvelé la tyrannie de Sylla; ils demandaient l'établissement de dix commissaires qui seraient revêtus d'un pouvoir absolu, et qui, disposant en maîtres de l'Italie, de la Syrie et des nouvelles conquêtes de Pompée, auraient le pouvoir de vendre les terres publiques, de faire les procès à qui ils voudraient, de bannir à leur volonté, d'établir des colonies, de prendre dans le trésor public tout l'argent dont ils auraient besoin, de lever et d'entretenir autant de troupes qu'ils le jugeraient à propos. La concession d'un pouvoir si étendu donna pour appui à la loi les personnages les plus considérables de Rome. Antoine, le collègue de Cicéron , fut des premiers à la favoriser , dans l'espérance d'être un des décemvirs. On croit qu'il n'ignorait pas les desseins de Catilina, et qu'accablé de dettes, dont ils lui auraient procuré l'abolition , il n'eût pas été fâché de les voir réussir; ce qui donnait plus de frayeur aux bons citoyens.
XVII. Cicéron, pour prévenir ce danger, fit décerner à Antoine le gouvernement de la Macédoine, et refusa pour lui-même celui de la Gaule qu'on lui assignait. Ce service important lui ayant gagné Antoine, il espéra d'avoir en lui comme un second acteur qui le soutiendrait dans tout ce qu'il voudrait faire pour le salut de la patrie. La confiance de l'avoir sous sa main et d'en disposer à son gré lui donna plus de hardiesse et de force pour s'élever contre ceux qui voulaient introduire des nouveautés. Il combattit dans le sénat la nouvelle loi, et étonna tellement ceux qui l'avaient proposée, qu'ils n'eurent pas un seul mot à lui opposer. Les tribuns firent de nouvelles tentatives et citèrent les consuls devant le peuple. Mais Cicéron , sans rien craindre, se fit suivre par le sénat; et, se présentant à la tête de son corps, il parla avec tant de force que la loi fut rejetée, et qu'il ôta aux tribuns tout espoir de réussir dans d'autres entreprises de cette nature: tant il les subjugua par l'ascendant de son éloquence !
XVIII. C'est de tous les orateurs celui qui a le mieux fait sentir aux Romains quel charme l'éloquence ajoute à la beauté de morale; de quel pouvoir invincible la justice est armée, quand elle est soutenue de celui de la parole. Il leur montra qu'un homme d'état qui veut bien gouverner doit, dans sa conduite politique, préférer toujours ce qui est honnête à ce qui flatte; mais que, dans ses discours, il faut que la douceur du langage tempère l'amertume des objets utiles qu'il propose. Rien ne prouve mieux la grâce de son éloquence que ce qu'il fit dans son consulat, par rapport aux spectacles. Jusqu'alors les chevaliers romains avaient été confondus dans les théâtres avec la foule du peuple; mais le tribun Marcus Othon, pour faire honneur à ce second ordre de la république, voulut les distinguer de la multitude et leur assigna des places séparées , qu'ils ont conservées depuis. Le peuple se crut offensé par cette distinction; et lorsque Othon parut au théâtre, il fut accueilli par les huées et les sifflets de la multitude, tandis que les chevaliers le couvrirent de leurs applaudissements. Le peuple redoubla les sifflets, et les chevaliers, leurs applaudissements. De là on en vint réciproquement aux injures, et le théâtre était plein de confusion. Cicéron, informé de ce désordre, se transporte au théâtre , appelle le peuple au temple de Bellone et lui fait des réprimandes si sévères, que la multitude étant retournée au théâtre applaudit vivement Othon, et dispute avec les chevaliers à qui lui rendra de plus grands honneurs.
XIX. Cependant la conjuration de Catilina, que l'élévation de Cicéron au consulat avait d'abord frappée de terreur, reprit courage; les conjurés, s'étant assemblés, s'exhortèrent mutuellement à suivre leur complot avec une nouvelle audace, avant que Pompée, qu'on disait déjà en chemin , suivi de son armée, ne fût de retour à Rome. Ceux qui aiguillonnaient le plus Catilina, c'étaient les anciens soldats de Sylla, qui , dispersés dans toute l'Italie, et répandus pour la plupart, et surtout les plus aguerris, dans les villes de l'Étrurie, rêvaient déjà le pillage des richesses qu'ils avaient sous les yeux. Conduits par un officier, nommé Mallius, qui avait servi avec honneur sous Sylla, ils entrèrent dans la conjuration de Catilina et se rendirent à Rome pour appuyer la demande qu'il faisait une seconde fois du consulat ; car il avait résolu de tuer Cicéron, à la faveur du trouble qui accompagne toujours les élections. Les tremblements de terre, les chutes de la foudre, et les apparitions de fantômes qui eurent lieu dans ce temps-là, semblaient être des avertissements du ciel sur les complots qui se tramaient. On recevait aussi, de la part des hommes, des indices véritables, mais qui ne suffisaient pas pour convaincre un homme de la noblesse et de la puissance de Catilina. Ces motifs ayant obligé Cicéron de différer le jour des comices, il fit citer Catilina devant le sénat et l'interrogea sur les bruits qui couraient de lui. Catilina, persuadé que plusieurs d'entre les sénateurs désiraient des changements dans l'état, voulant d'ailleurs se relever aux yeux de ses complices, répondit très durement à Cicéron : « Quel mal fais-je, lui dit-il, si , voyant deux corps dont l'un a une tête , mais est maigre et épuisé, et l'autre n'a pas de tête, mais est grand et robuste, je veux mettre une tête à ce dernier? » Cicéron, qui comprit que cette énigme désignait le sénat et le peuple, en eut encore plus de frayeur; il mit une cuirasse sous sa robe et fut conduit au champ de Mars pour les élections, par les principaux citoyens et par le plus grand nombre des jeunes gens de Rome. II entrouvrit à dessein sa robe au-dessus des épaules, afin de laisser apercevoir sa cuirasse et de faire connaître la grandeur du danger. A cette vue, le peuple indigné se serra autour de lui; et, quand on recueillit les suffrages, Catilina fut encore refusé, et l'on nomma consuls Silanus et Muréna.
XX. Peu de temps après, les soldats de l'Étrurie s'étant rassemblés pour se trouver prêts au premier ordre de Catilina, et le jour fixé pour l'exécution de leur complot étant déjà proche, trois des premiers et des plus puissants personnages de Rome, Marcus Crassus, Marcus Marcellus et Scipion Métellus, allèrent, au milieu de la nuit, à la maison de Cicéron, frappèrent à la porte, et, ayant appelé le portier, ils lui dirent de réveiller son maître et de lui annoncer qu'ils étaient là. Ils venaient lui dire que le portier de Crassus avait remis à son maître, comme il sortait de table, des lettres qu'un inconnu avait apportées et qui étaient adressées à différentes personnes; celle qui était pour Crassus n'avait point de nom. II n'avait lu que celle qui portait son adresse; et comme on lui donnait avis que Catilina devait faire bientôt un grand carnage dans Rome, qu'on l'engageait même à sortir de la ville, il ne voulut pas ouvrir les autres; et soit qu'il craignit le danger dont Rome était menacée, soit qu'il cherchât à se laver des soupçons que ses liaisons avec Catilina avaient pu donner contre lui, il alla sur le champ trouver Cicéron, avec Scipion et Marcellus. Le consul, après en avoir délibéré avec eux, assembla le sénat dès le point du jour, remit les lettres à ceux à qui elles étaient adressées et leur ordonna d'en faire tout haut la lecture. Elles donnaient toutes les mêmes avis de la conjuration; mais après que Quintus Arrius, ancien préteur, eut dénoncé les attroupements qui se faisaient dans l'Étrurie; qu'on eut su, par d'autres avis, que Mallius, à la tête d'une armée considérable, se tenait autour des villes de cette province pour y attendre les nouvelles de ce qui se passerait à Rome, le sénat fit un décret par lequel il déposait les intérêts de la république entre les mains des consuls, et leur ordonnait de prendre toutes les mesures qu'ils jugeraient convenables pour sauver la patrie. Ces sortes de décrets sont rares; le sénat ne les donne que lorsqu'il craint quelque grand danger. Cicéron, investi de ce pouvoir absolu, confia à Quintus Métellus les affaires du dehors et se chargea lui-même de celles de la ville: depuis, il ne marcha plus dans Rome qu'escorté d'un si grand nombre de citoyens, que lorsqu'il se rendait sur la place, elle était presque remplie de la foule qui le suivait.
Plutarque, Les vies des hommes illustres, traduction Ricard, Furne et Cie Librairies-éditeurs, Paris, 1840.