La vie de Brutus - 2e partie

Plutarque
XXXVI. Désespoir des Lyciens, qui brûlent eux-mêmes leur ville. - XXXVII. La modération de Brutus lui soumet les autres villes. - XXXVIII. Il fait mourir Théodote , qui avait conseillé le meurtre de Pompée. - XXXIX. Querelle entre Brutus et Cassius. Aventure de Favonius. - XL. Exactitude de Brutus dans ses jugements. Elle déplait à Cassius. – XLI. Apparition d'un fantôme à Brutus. – XLII. Discours de Cassius à Brutus au sujet de ce fantôme.- XLIII. Brutus et Cassius campés devant César et Antoine à Philippes .- XLIV. Cassius, ébranlé par les prodiges, veut différer le combat; Brutus est d'un avis contraire. - XLV. Brutus fait décider la bataille, contre l'avis de Cassius. - XLVI. Entretien de Brutus et de Cassius avant la bataille. - XLVII. L'aile droite, commandée par Brutus; remporte un grand avantage. - XLVIII. L'aile de Cassius est entièrement défaite. - XLIX. Une méprise de Brutus et de Cassius cause leur perte. - L. Cassius est enveloppé par les ennemis. Ses troupes se débandent. - LI. Cassius se donne la mort. - LII. Douleur de Brutus; il rend la confiance à ses troupes. - LIII. Inquiétude de Brutus sur les dispositions de ses troupes. - LIV. Brutus dément dans une occasion sa justice et sa modération ordinaires. - LV. César et Antoine risquent une seconde bataille. - LVI. Nouvelle apparition du fantôme à Brutus. - LVII. II est défait. - LVIII. Lucilius se fait mener à Antoine sous le nom de Brutus. - LIX. Brutus envoie visiter son camp. - LX. II se tue. - LXI. Honneurs rendus à son corps par Antoine. Mort de Porcia.

M. Dacier place le meurtre de César par Brutus à l'an du monde 3996, la première année de la 184e olympiade, l'an de Rome 709, 42 ans avant J.-C. Les nouveaux éditeurs d'Amyot renferment sa vie depuis l'an 675 jusqu'à l'an 712 de Rome, 42 ans avant J.-C.
XXXVI. Quelques uns des assiégés, se jetant dans la rivière qui baignait leurs murailles, se sauvaient en nageant entre deux eaux. Les assiégeants, s'en étant aperçus, tendirent, au travers du courant, des filets au haut desquels ils avaient attaché des sonnettes qui les avertissaient quand il y en avait quelqu'un de pris. Les Xanthiens ayant fait une sortie pendant la nuit et mis le feu à quelques batteries, les Romains les aperçurent et les repoussèrent dans la ville; mais un vent violent qui s'éleva tout à coup porta les flammes jusqu'aux créneaux des murailles, et menaça les maisons voisines. Brutus, qui craignait pour la ville, donna l'ordre d'aller à leur secours et d'éteindre le feu, lorsqu'un désespoir affreux , plus fort que tous les raisonnements, et qu’on peut comparer à un amour violent de la mort, saisit subitement les Lyciens. Les femmes, les enfants, les hommes de condition libre et les esclaves, sans distinction d'âge, accourant sur les muraille, attaquent les ennemis qui travaillaient à arrêter l'incendie, portent eux-mêmes du bois, des roseaux et toutes sortes de matières combustibles, et, en alimentant sans cesse le feu, ils l'eurent bientôt étendu dans toute la ville. Quand la flamme, ainsi répandue et s'élevant en tourbillons dans les airs, eut embrassé l'enceinte des murailles, Brutus, touché de compassion, courut à cheval le long des murs, cherchant tous les moyens de les secourir: il leur tendait les mains; il les conjurait d'épargner, de sauver leur ville; mais il n'était écouté de personne; ils ne voulaient tous que mourir, non seulement les hommes et les femmes , mais les petits enfants même , dont les uns se jetaient au milieu des flammes en poussant des cris affreux , les autres se précipitaient du haut des murailles ; quelques uns présentaient leur gorge toute nue aux épées de leurs pères, et les excitaient à les frapper.
XXXVIl. Quand la ville eut été consumée par les flammes , on vit une femme qui, portant au cou son enfant mort, et suspendue elle-même à un cordeau, avec une torche allumée, mettait le feu à sa maison. Brutus, à qui l'on vint le dire, n'eut pas la force d'aller voir un spectacle si horrible: il ne put pas en entendre le récit sans verser des larmes, et fit proposer une récompense pour tout soldat qui aurait pu sauver un Lycien : il n'y en eut , dit-on, que cent cinquante qui ne se refusèrent pas à leur conservation. Ce fut ainsi que les Lyciens , après avoir achevé, dans un long espace d'années, la révolution que le destin avait marquée pour leur ruine, renouvelèrent, par leur audace, la catastrophe de leurs ancêtres, qui, dans les guerres des Perses, brûlèrent eux-mêmes leur ville et s'ensevelirent sous ses ruines. Brutus, voyant la ville de Patare se préparer à une défense vigoureuse, et craignant un pareil désespoir, balançait à en entreprendre le siége. Il avait fait quelques femmes prisonnières, qu'il renvoya sans rançon; et comme leurs maris et leurs pères étaient des premiers de la ville, elles leur vantèrent tellement la modération et la justice de Brutus, qu'elles les décidèrent à lui remettre leur ville. Dès-lors toutes les autres villes se soumirent; et, s'étant livrées à sa discrétion, elles en furent traitées avec plus de douceur et de clémence qu'elles ne l'avaient espéré. Tandis que Cassius, qui, dans le même temps, s'était emparé de Rhodes, avait obligé les habitants de lui porter tout leur or et tout leur argent (ce qui produisit une somme de huit mille talents, outre une amende de cinq cents talents qu'il exigea de la ville ), Brutus ne leva sur les Lyciens qu'une contribution de cent cinquante talents; et, sans leur imposer aucune autre charge, il partit pour l'Ionie.
XXXVIII. Il y fit plusieurs actions mémorables, soit dans les récompenses, soit dans les châtiments qu'il décerna.. Je n'en rapporterai qu'un seul exemple, celui dont il fut lui-même le plus satisfait, et qui fit le plus de plaisir aux honnêtes Romains. Pompée, après avoir, dans sa défaite à Pharsale , perdu ce grand empire qu'il disputait à César, se retira en Égypte; et, lorsqu'il eut abordé à Péluse, les tuteurs du jeune prince qui régnait alors tinrent , avec ses amis , un conseil dans lequel les avis furent partagés. Les uns croyaient qu'il fallait recevoir Pompée, d'autres voulaient qu'on le chassât d'Égypte; mais un certain Théodote de Chio, qui enseignait la rhétorique au prince, et qui, faute de meilleurs ministres, était admis aux conseils, fit voir aux uns et aux autres qu'ils se trompaient également; que, dans les conjonctures présentes, il n'y avait qu'un seul parti utile, c'était de le recevoir et de le faire mourir. Il termina son opinion en disant qu'un mort ne mord point. Tout le conseil adopta son avis, et le grand Pompée devint un exemple mémorable des événements les plus extraordinaires et les moins attendus; sa mort fut l'ouvrage de la vaine rhétorique d'un Théodote, comme ce sophiste s'en vantait lui-même. Peu de temps après,César, étant arrivé en Égypte, punit ces perfides par une mort digne de leur scélératesse : Théodote seul obtint de la fortune un délai pour traîner encore quelque temps une vie errante dans la honte et la misère; mais il ne put se dérober à Brutus, qui parcourait l’Asie. Amené devant lui, il fut puni du dernier supplice, et devint plus fameux par sa mort qu'il ne l'avait été par sa vie.
XXXIX. Brutus fit prier Cassius de venir à Sardes; et, lorsqu il le sut près d'arriver, il alla au-devant de lui avec ses amis; toutes les troupes, sous les armes, les saluèrent l'un et l'autre du titre d'imperator; mais, comme il n'est que trop ordinaire dans des affaires d'une grande importance, et entre des hommes environnés d'une foule d'amis et de capitaines, ils eurent réciproquement beaucoup de plaintes et de reproches à se faire. Ils ne furent pas plus tôt arrivés à Sardes, que, se retirant dans une chambre dont ils fermèrent les portes, et où personne- ne fut admis, ils exposèrent d'abord leurs griefs respectifs, passèrent ensuite aux reproches, aux accusations et aux larmes même, et enfin à des outrages violents. Leurs amis qui les entendaient, étonnés de leur emportement et du ton de colère avec lequel ils parlaient , craignaient qu'ils ne se portassent à des extrémités fâcheuses; mais il leur était défendu d'entrer. Cependant Marcus Favonius, ce partisan si zélé de Caton, qui pratiquait la philosophie, moins par un choix de sa raison que par une sorte d'impétuosité et de fureur, se présente à la porte, qui lui est refusée par les domestiques ; mais il n'était pas aisé de retenir Favonius, quelque chose qu'il désirât: violent et précipité dans toutes ses actions, il ne tenait aucun compte de sa dignité sénatoriale et se faisait un plaisir de la rabaisser avec une liberté cynique. II est vrai que le plus souvent on ne faisait que rire et plaisanter des injures toujours déplacées qu'il se permettait. Il força donc ceux qui gardaient la porte, et, en entrant dans la chambre, il prononça d'un ton de voix affecté les vers de Nestor dans Homère :
Écoutez-moi, je suis bien plus âgé que vous, et le reste. Cassius ne fit que rire de cette apostrophe ; mais Brutus le mit dehors par les épaules, en le traitant de véritable chien et de faux cynique. Cependant cette circonstance mit fin à leur contestation, et ils se séparèrent. Cassius donna, le soir même, un souper où Brutus se rendit et amena ses amis. On venait de se mettre à table, lorsque Favonius entra dans la salle au sortir du bain. Brutus, en le voyant, protesta qu'il ne l'avait pas invité et ordonna qu'on le plaçât sur le lit d'en haut; mais Favonius se mit de force sur le lit du milieu. Le repas fut assaisonné de plaisanteries agréables, et la philosophie y trouva sa place.
XL. Le lendemain, Brutus jugea publiquement un ancien préteur, nommé Lucius Pella, auquel il avait donné lui-même des emplois de confiance, et qui était accusé de concussion par les Sardiens. Brutus l'ayant noté d'infamie, Cassius en fut très affligé, lui qui, peu de jours auparavant, ayant à juger deux de ses amis convaincus du même crime, après leur avoir fait en particulier quelques réprimandes, les avait renvoyés en les laissant dans leurs emplois: aussi se plaignit-il de ce jugement à Brutus, qu'il accusa de montrer une exactitude trop scrupuleuse aux lois et à la justice, dans un temps où il fallait beaucoup donner à la politique et à l'humanité. Brutus lui répondit qu'il devait se souvenir de ces ides de mars où ils avaient tué César; non qu'il dépouillât et tourmentât lui-même personne, mais parce qu'il fermait les yeux sur ceux qui le faisaient sous son nom. « S'il est, ajouta-t-il, des prétextes honnêtes de violer la justice, il valait encore mieux souffrir les injustices des amis de César que de conniver à celles des nôtres. L'indifférence sur les premières n'eût passé que pour défaut de courage; mais, en tolérant celles de nos amis, nous encourons le soupçon de complicité et nous partageons les périls auxquels ils s'exposent. » Tels étaient les principes d'après lesquels Brutus se conduisait.
XLI. Ils se disposaient à quitter l'Asie, lorsque Brutus eut un signe extraordinaire. Il aimait à veiller, et, autant par une suite de sa sobriété que par goût pour le travail, il ne donnait que très peu de temps au sommeil. Il ne dormait jamais le jour, et la nuit même il ne prenait quelque repos que lorsque tout le monde était couché, et qu'il n'avait plus rien à faire, ni personne avec qui il pût s'entretenir. Depuis surtout que, la guerre étant commencée, toutes les affaires roulaient sur lui, et qu'il avait toujours l'esprit tendu sur ce qui pouvait arriver, il se contentait de dormir un peu après son souper, et passait le reste de la nuit à expédier les affaires les plus pressées. Lorsqu’il les avait finies de bonne heure, et qu'il lui restait du temps, il l'employait à lire jusqu'à la troisième garde, heure à laquelle les centurions et les autres officiers avaient coutume d'entrer dans sa tente. Lors donc qu’il se disposait à partir d'Asie avec toute son armée, dans une nuit très obscure, où sa tente n'était éclairée que par une faible lumière, pendant qu’un silence profond régnait dans tout le camp, Brutus, plongé dans ses réflexions, crut entendre quelqu’un entrer dans sa tente. II tourne ses regards vers la porte et voit un spectre horrible, d’une figure étrange et effrayante qui s'approche et se tient près de lui en silence. Il eut le courage de lui adresser le premier la parole: « Qui es-tu ? lui dit-il, un homme ou un dieu? que viens-tu faire dans ma tente? que me veux-tu ?. Brutus, lui répondit le fantôme, je suis ton mauvais génie; tu me verras dans les plaines de Philippes. – Eh bien ! repartit Brutus sans se troubler, je t’y verrai. » Dès que le fantôme eut disparu, Brutus appela ses domestiques, qui lui dirent qu’ils n’avaient rien vu ni entendu; et il continua à s'occuper de ses affaires. XLIL Le jour ayant paru , il se rendit chez Cassius et lui raconta sa vision. Cassius, qui faisait profession de la doctrine d'Épicure et disputait souvent avec Brutus sur ces sortes de matières, lui dit alors : « Brutus, c'est un des principes de notre philosophie , que nos sens, faciles à recevoir toutes sortes d’impressions, nous trompent souvent en offrant à notre esprit des images et des sensations d'objets que nous ne voyons et n’éprouvons pas réellement. Notre pensée, plus mobile encore excite sans cesse nos sens et leur imprime une foule d’idées dont les objets n'ont jamais existé . Ils sont comme une cire molle qui se prête à toutes les impressions qu’on lui donne ; et notre âme, ayant en elle et ce qui produit et ce qui éprouve l’impression, a aussi par elle-même la faculté de varier et de diversifier ses formes. C'est ce que prouvent les différentes images que nos songes nous offrent dans le sommeil ; l'imagination les excite par le plus faible mouvement et leur fait prendre ensuite toutes sortes d'affections ou de figures fantastiques : car la nature de cette faculté est d'être toujours en mouvement , et ce mouvement n’est autre chose que l'imagination même et la pen-sée. Mais ce qu’il y a de plus en vous, c’est que votre corps, affaibli par l'excès du travail, rend votre esprit plus mobile et plus prompt à changer. Il n’est pas vraisemblable qu'il existe des génies, ni, s'il en existe, qu'ils prennent la figure et la voix des hommes, ou que leur pouvoir s’étende jusqu'à nous. Je voudrais qu'il y en eût, afin que nous pussions mettre notre confiance, non seulement dans cette multitude d'armes; de chevaux et de navires, mais encore dans le secours des dieux , qui se déclareraient sans doute pour les chefs de l'entreprise la plus sainte et la plus belle. » Telles furent les raisons dont Cassius se servit pour calmer Brutus. Quand les soldats commen-cèrent à se mettre en marche, deux aigles, fondant ensemble du haut des airs, allèrent se poser sur les premières enseignes et accompagnèrent l'armée, nourris par les soldats, jusqu'à Philippes, d'où ils s'envolèrent la veille de la bataille.
XLIII. Brutus avait déjà soumis la plupart des peuples voisins; et les villes ou les princes qui pouvaient rester encore à réduire, il acheva avec Cassius de les subjuguer; ils se rendirent maîtres de tout le pays jusqu'à la mer de Thasos. Norbanus y était campé dans un lieu appelé les Détroits, près du mont Symbolum. Brutus et Cassius l'ayant environné le forcèrent d'abandonner ce poste; peu s'en fallut même qu'ils ne lui enlevassent toute son armée, parce que César n'avait pu le suivre, retenu par une maladie; mais Antoine vint à son secours, après avoir fait une marche si rapide que Brutus ne pouvait la croire. César, qui arriva dix jours après, campa vis-à-vis de Brutus, et Antoine en face de Cassius. L'espace qui séparait les deux camps est appelé par les Romains la plaine de Philippes ; c'étaient les armées romaines les plus nombreuses qui se fussent trouvées en présence l'une de l'autre. Celle de Brutus l'était bien moins que celle de César ; mais elle l'emportait par l'éclat et la magnificence des armes, dont la plupart étaient d'or ou d'argent. Brutus, qui, dans tout le reste, avait accoutumé ses officiers à la modestie et à la simplicité, leur avait prodigué ces métaux, persuadé que la richesse des armes dont les soldats sont couverts ou qu'ils portent dans leurs mains relève le courage de ceux qui aiment la gloire, et qu'elle rend les avares plus acharnés au combat, parce qu'ils veulent conserver une armure qui vaut pour eux un fonds de terre. César fit distribuer à ses soldats une petite mesure de blé et cinq drachmes par tête pour un sacrifice expiatoire qu'il faisait dans son camp. Brutus, pour insulter à cette disette ou à cette épargne sordide, purifia son armée en pleine campagne, comme c'est l'usage chez les Romains; il distribua un grand nombre de victimes et cinquante drachmes pour chaque soldat. Cette largesse redoubla l'affection et l'ardeur de ses troupes.
XLIV. Pendant ce sacrifice d'expiation, Cassius eut un signe qu'il jugea d'un présage funeste. Le licteur qui portait devant lui les faisceaux lui présenta la couronne à l'envers. On ajoute qu'un peu auparavant, dans une cérémonie publique où l'on portait en pompe une Victoire d'or de Cassius, celui qui en était chargé fit un faux pas et laissa tomber la Victoire. Une multitude d'oiseaux carnassiers paraissaient tous les jours dans son camp, et plusieurs essaims d'abeilles se rassemblèrent dans un endroit des retranchements que les devins firent enfermer et mettre hors de l'enceinte pour faire cesser par leur expiation la crainte superstitieuse qui déjà commençait à ébranler dans l'esprit de Cassius les principes d'Épicure, et qui avait entièrement captivé celui des troupes. Aussi Cassius n'avait-il plus la même ardeur pour livrer la bataille; il préférait de traîner la guerre en longueur, parce qu'avec plus d'argent que l’ennemi, ils avaient moin d’armes et de soldats. Brutus, au contraire, avait toujours pensé qu'il fallait en venir promptement à une action décisive, afin de rendre au plus tôt la liberté à sa patrie, ou du moins pour délivrer de tant de maux tous ces peuples qui étaient écrasés par les dépenses de la guerre et par tous les malheurs qu'elle entraîne après elle.
XLV. Il voyait d'ailleurs que dans toutes les escarmouches, dans toutes les rencontres qui avaient lieu, sa cavalerie avait toujours l'avantage; et ces premiers succès lui inspiraient une grande confiance. Il passait tous les jours dans le camp de César un grand nombre de déserteurs, et l'on en dénonçait encore beaucoup d'autres, comme soupçonnés de vouloir suivre leur exemple. Ces considérations firent passer dans le conseil plusieurs des amis de Cassius au sentiment de son collègue. Un seul des amis de ce dernier, nommé Atellius, fut d'un avis contraire, et proposa de différer jusqu'à l'hiver. « Eh ! que gagnerez-vous , lui dit Brutus, d'attendre encore une année? - Le moins que je puisse en espérer, répondit Atellius , c’est de vivre un an de plus. » Cette réponse déplut à Cassius et indigna tous les autres officiers; la bataille fut résolue pour le lendemain. Brutus, rempli des meilleures espérances, s'entretint, pendant le souper, de matières philosophiques, et alla ensuite se reposer. Cassius, au rapport de Messala, soupa dans sa tente avec un petit nombre d'amis; et, contre son caractère, il fut, pendant tout le repas, pensif et taciturne. Après le souper il prit la main de Messala , et la lui serrant avec amitié, comme il avait coutume de faire: « Messala, lui dit en grec, je vous prends à témoin que, comme le grand Pompée, je suis forcé, contre mon sentiment, de mettre au hasard d'une seule bataille le sort de ma patrie. Nous avons pourtant beaucoup de courage et une grande confiance dans la Fortune, dont nous serions injustes de nous défier, quand même nous prendrions un mauvais parti. » Cassius, en finissant ces mots, embrassa Messala, et lui dit adieu. Messala le pria à souper pour le lendemain, jour de sa naissance.
XLVI. Dès que le jour parut, on éleva dans le camp de Brutus et dans celui de Cassius la cotte d'armes de pourpre, qui était le signal de la bataille; et les généraux s'abouchèrent au milieu de l'espace qui séparait les deux camps. Cassius, prenant le premier la parole : «Brutus, dit-il, fassent les dieux que nous remportions la victoire, et que nous vivions heureux ensemble le reste de nos jours ! Mais comme les événements qui intéressent le plus les hommes sont aussi les plus incertains, et que si l’issue de la bataille trompe notre attente, il ne nous sera pas facile de nous revoir, dites-moi ce que vous choisirez de la fuite ou de la mort. - Cassius, lui répondit Brutus, lorsque j'étais encore jeune et sans expérience, je composai, sans trop savoir pourquoi, un long discours philosophique, dans lequel je blâmais Caton de s'être donné la mort; je disais qu'il n'était ni religieux, ni digne d'un homme de cœur, de se soustraire à l'ordre des dieux, et, au lieu de recevoir avec courage tous les événements de la vie, de s'y dérober par la fuite. Notre situation présente me fait penser autrement. Si Dieu ne nous accorde pas un heureux succès, je ne veux plus me livrer à de nouvelles espérances, ni faire de nouveaux préparatifs de guerre. Je me délivrerai de toutes mes peines en me louant de la fortune, de ce qu'ayant aux ides de mars donné mes jours à ma patrie, j'ai mené depuis, par une suite de sacrifices, une vie aussi libre que glorieuse. » A ces mots, Cassius embrassant Brutus en souriant : « Puisque nous pensons tous deux de même, lui dit-il , allons à l'ennemi : ou nous remporterons la victoire, ou nous ne craindrons pas les vainqueurs. » Ils parlèrent ensuite, en présence de leurs amis, de l'ordonnance qu'ils donneraient à leur bataille. Brutus demanda que Cassius lui
laissât le commandement de l'aile droite, qui paraissait dû plutôt à 1'âge et à l'expérience de Cassius. Celui-ci néanmoins le lui accorda; il voulut même que Messala, qui commandait la légion la plus aguerrie, combattît à cette aile. Aussitôt Brutus fit sortir des retranchements sa cavalerie superbement parée, et mit son infanterie en bataille.
XLVII. Les troupes d'Antoine étaient occupées à tirer des fossés depuis les marais près desquels elles campaient jusque dans la plaine, pour couper à Cassius la retraite vers la mer. César, ou du moins son armée, était tranquille dans le camp; car une maladie avait obligé le général d'en sortir. Ses soldats ne s’attendaient pas à une bataille; ils croyaient seulement que les ennemis viendraient charger les travailleurs, et tâcher à coups de traits de les mettre en désordre: ne songeant pas aux troupes qu'ils avaient devant eux, ils s'étonnaient du bruit qu'ils entendaient autour des tranchées et qui venait jusqu'à leur camp. Cependant Brutus, après avoir fait passer à ses capitaines des billets qui contenaient le mot du guet, parcourait à cheval tous les rangs et animait ses troupes à bien faire. Le mot du guet ne fut entendu que d'un petit nombre de soldats; la plupart, sans même l'attendre, allèrent impétueusement à la charge en poussant de grands cris. Le désordre avec lequel ils chargèrent mit beaucoup d'inégalité et de distance entre les légions. Celle de Messala d'abord, ensuite les autres, outre-passèrent l'aile gauche de César, dont elles ne firent qu'effleurer les derniers rangs, où elles massacrèrent quelques soldats: en poussant toujours en avant, elles arrivèrent au camp de César, qui, peu d'instants auparavant, comme il le dit lui-même dans ses Commentaires , venait de se faire transporter ailleurs, d'après un songe qu'avait eu un de ses amis, nommé Marcus Artorius, et dans lequel il lui avait été ordonné de dire à César qu'il s'éloignât au plus tôt des retranchements. Cette retraite fit répandre le bruit de sa mort, parce que sa litière, qui était vide, fut criblée de coups de traits et de piques. On passa au fil de l'épée tous ceux qui furent pris dans le camp, et entre autres deux mille Lacédémoniens qui étaient venus tout récemment comme auxiliaires de César. Les troupes de Brutus, qui ne se portèrent pas sur ces derrières de l'aile gauche de César, et qui l'attaquèrent de front, la renversèrent facilement, dans le trouble où l'avait déjà mise la perte de son camp ; elles taillèrent en pièces trois légions, et se jetèrent dans le camp pêle-mêle avec les fuyards. Brutus était à cette partie de son aile droite.
XLVIII. Mais ce que les vainqueurs ne virent pas, l'occasion le fit apercevoir aux vaincus : ils virent l'aile gauche des ennemis nue et séparée de l'aile droite, qui s'était laissé emporter à la poursuite des fuyards. Ils fondirent sur ces troupes, dont le flanc était dégarni; mais ils ne purent enfoncer le centre de la bataille, où ils furent reçus avec la plus grande vigueur; ils renversèrent seulement l'aile gauche où le désordre s'était mis, et qui d'ailleurs ignorait le succès de l'aile droite. Ils la poursuivirent si vivement, qu'ils entrèrent dans le camp avec les fuyards, sans avoir à leur tête aucun des généraux; car Antoine, dit-on, voulant éviter l'impétuosité du premier choc, s'était, dès le commencement de l'action, retiré dans un marais voisin; et César, qui s'était fait transporter hors des retranchements, ne paraissait nulle part. Quelques soldats même dirent à Brutus qu’ils l'avaient tué, et lui présentèrent leurs épées sanglantes, en lui peignant sa figure et son âge.
XLIX. Déjà le corps de bataille de Brutus, ayant enfoncé ceux qui lui étaient opposés, en avait fait un grand carnage, et la victoire de Brutus paraissait décidée comme la défaite de Cassius. La seule chose qui les perdit, c'est que Brutus n'alla pas au secours de Cassius, qu'il croyait vainqueur, et que celui-ci n'attendit pas le retour de son collègue, dont il croyait la perte certaine. Messala donne pour preuve de leur victoire qu'ils avaient pris trois aigles et plusieurs enseignes aux ennemis, qui, de leur côté, n'en prirent pas une seule. Brutus, en s'en retournant après le pillage du camp de César, fut très surpris de ne pas voir le pavillon de Cassius dressé comme de coutume; car il était fort élevé et s'apercevait de loin. II ne voyait pas non plus les autres tentes, dont la plupart avaient été abattues et mises en pièces quand les ennemis étaient entrés dans le camp. Ceux qui croyaient avoir la vue plus perçante assuraient à Brutus qu'ils voyaient étinceler une grande quantité d'armes et de boucliers d'argent qui allaient de tous côtés dans le camp de Cassius ; mais ils n'y reconnaissaient ni le nombre ni l'armure des troupes qu'on y avait laissées pour le garder; ils ajoutaient qu'on ne voyait pas au-delà autant de morts qu'il devrait naturellement y en avoir, si tant de légions eussent été défaites.
L. Toutes ces circonstances firent soupçonner à Brutus le désastre de l'aile gauche; il laissa donc un corps suffisant de troupes pour garder le camp des ennemis, rappela ceux qui poursuivaient les fuyards, et les rallia pour aller au secours de Cassius. Ce général avait vu avec peine les troupes de Brutus fondre impétueusement sur les ennemis, sans attendre ni le mot ni l’ordre de l'attaque; et il ne fut pas moins mécontent de voir qu'après s'être emparées du camp de César, elles n'avaient songé qu'à le piller, au lieu d'aller envelopper les ennemis; et, par le temps qu'il perdit à considérer leurs fautes, plutôt que par l'activité et la capacité des généraux, il donna à l'aile droite de César la facilité de l'envelopper lui-même. Aussitôt sa cavalerie se débanda et s'enfuit vers la mer. Cassius, voyant l'infanterie se préparer à la suivre, s'efforça de la retenir et de la rallier; il prit l'enseigne d'un des officiers qui fuyaient, et la planta à terre à ses pieds, sans pouvoir empêcher la fuite de ses propres gardes. Forcé donc de s'éloigner, il se retira, suivi de très peu de monde, sur une éminence d'où l’on découvrait toute la plaine. Mais il ne pouvait rien voir lui-même de ce qui se passait; il avait la vue si faible, qu'il apercevait à peine le pillage de son camp. Ceux qu'il avait avec lui virent s'avancer un gros de cavalerie: c'était celle que Brutus lui envoyait, et Cassius la prit pour celle des ennemis qui venait à sa poursuite. II dépêcha cependant un de ses officiers, nommé Titinnius, pour s'en assurer. Les cavaliers de Brutus l'ayant reconnu pour un des plus fidèles amis de Cassius, mettent pied à terre, le reçoivent au milieu d'eux et le comblent de caresses; les autres l'entourent à cheval avec des cris de victoire, et font retentir toute la plaine du bruit de leurs armes.
LI. Ces démonstrations de joie devinrent très funestes: Cassius ne douta pas que Titinnius ne fût enveloppé par les ennemis. « Trop d'attachement pour la vie, dit-il à ceux qui l'environnaient , m’a fait attendre de voir un homme que j'aime enlevé par les troupes ennemies. » En disant ces mots, il se retire dans une tente abandonnée, où il entraîne un de ses affranchis, nommé Pindarus, que, depuis la défaite de Crassus chez les Parthes, il avait eu toujours à sa suite pour une semblable nécessité. Il avait échappé à la défaite de Crassus; mais alors, se couvrant la tête de sa robe, il tendit la gorge à son affranchi et lui commanda de lui trancher la tête; car on la trouva séparée de son corps. Pindarus ne reparut plus depuis la mort de Cassius; ce qui fit soupçonner à quelques personnes qu’il l'avait tué sans en avoir reçu l'ordre. Peu de temps après on vit arriver cette cavalerie, précédée par Titinnius, qui, la tête couronnée, avait pris les devants pour rejoindre plus tôt Cassius; mais lorsque les cris, les gémissements et le désespoir de ses amis lui eurent fait connaître la mort de son général et la cause de son erreur, il tira son épée, et, après s'être fait à lui-même les plus vifs reproches de sa lenteur, il se tua.
LII. Brutus, informé de la défaite de Cassius, redoubla sa marche, et apprit sa mort quand il fut près du camp. Il pleura sur son corps, l'appela le dernier des Romains, persuadé que Rome ne pouvait plus produire un homme d'un si grand courage; il le fit ensevelir, et l'envoya dans l'île de Thasos, de peur que la vue de ses funérailles ne causât du trouble dans le camp. Ayant ensuite assemblé les soldats, il les consola ; et, pour les dédommager de la perte de leurs effets les plus nécessaires qui avaient été pillés, il leur promit deux mille drachmes par tête. Cette promesse leur rendit le courage; ils admirèrent une si grande générosité; et quand il les quitta, ils l'accompagnèrent de leurs acclamations, en lui rendant le glorieux témoignage qu'il était le seul des quatre généraux qui n'eût pas été vaincu. II avait justifié par ses actions la confiance qu'il avait eue de vaincre : avec le peu de légions qu'il commandait, il renversa tous ceux qui lui firent tête; et si dans la bataille il eût pu faire usage de toutes ses légions, que la plus grande partie de son aile n'eût pas outre-passé les ennemi, pour aller piller leur bagage, il n'y aurait pas eu un seul de leurs différents corps qui n'eût été défait. Il resta, du côté de Brutus, huit mille hommes sur le champ de bataille, en comptant les valets des soldats, que Brutus appelait briges; et, suivant Messala, il en périt plus du double dans l'armée des ennemis.
LIII. Une perte si considérable avait jeté ces derniers dans le découragement; mais un esclave de Cassius, nommé Démétrius , arriva le soir au camp d'Antoine, et lui remit la robe et l'épée de son maître. Cette vue enflamma leur courage, et le lendemain, dès le point du jour, ils présentèrent la bataille. Mais Brutus voyait les deux camps dans une agitation dangereuse : le sien était plein de prisonniers qui demandaient la surveillance la plus exacte ; celui de Cassius supportait avec peine le changement de chef, et la honte de leur défaite leur avait inspiré une haine et une envie secrète contre les vainqueurs : il se borna donc à tenir ses troupes sous les armes et refusa le combat. Il sépara les prisonniers en deux troupes, fit mettre à mort les esclaves que leurs rapports fréquents avec ses soldats rendaient suspects, et renvoya la plus grande partie des hommes libres, en disant que, déjà pris par les ennemis, ils seraient avec eux prisonniers et esclaves, au lieu qu'auprès de lui ils auraient été libres et citoyens; et comme il s'aperçut que ses amis et ses officiers avaient pour quelques uns de ces prisonniers un ressentiment implacable, il les cacha pour les dérober à leur fureur, et les fit partir secrètement de l'armée. Il y avait parmi eux un mime nommé Volumnius, et un certain Saculion , bouffon de son métier, dont Brutus n'avait tenu aucun compte. Ses amis les lui amenèrent, en se plaignant que ces hommes, même dans la captivité, se permettaient de les railler insolemment. Brutus, occupé de soins bien différents, ne leur ayant rien répondu, Messala Corvinus proposa qu'après les avoir fait battre de verges sur le théâtre, on les renvoyât tout nus aux généraux ennemis, pour les faire rougir d'avoir besoin , jusque dans les camps, d'amis et de convives de cette espèce. Quelques uns de ceux qui étaient présents se mirent à rire de cette proposition; mais Casca, celui qui avait porté le premier coup à César, prenant la parole: « Ce n'est pas, dit-il, par des jeux et des plaisanteries qu'il convient de faire les obsèques de Cassius. Brutus, ajouta-t-il, c'est à vous de faire voir quel souvenir vous conservez de ce général, en punissant ou en laissant vivre ceux qui osent le prendre pour sujet de leurs railleries. » Brutus, vivement piqué de cette remontrance : « Pourquoi donc, dit-il à Casca, me demandez-vous mon avis? Que ne faites-vous ce que vous jugez convenable? » Les amis de Brutus, prenant cette réponse pour un consentement à la mort de ces malheureux, les emmenèrent et les firent mourir.
LIV. Brutus fit distribuer aux soldats l'argent qu'il leur avait promis; et après quelques légers reproches sur leur précipitation à devancer l'ordre et le mot, pour aller témérairement et en désordre charger l'ennemi, il leur promit que, si dans la bataille suivante ils se conduisaient en gens de cœur, il leur abandonnerait le pillage de deux villes, Thessalonique et Lacédémone. C'est , dans toute la vie de Brutus, le seul reproche dont on ne puisse le justifier. Dans la suite , il est vrai, Antoine et César payèrent à leurs soldats des prix bien plus criminels de leurs victoires ; ils chassèrent de presque toute l'Italie ses anciens habitants, pour en abandonner à leurs troupes les terres et les villes, qui ne leur appartenaient à aucun titre: mais ces deux généraux n'avaient d'autre but dans cette guerre que de vaincre et de dominer: Brutus, au contraire, avait donné une si haute opinion de sa vertu, que le peuple même ne lui permettait de vaincre et de conserver sa vie que par des voies justes et honnêtes, et plus encore depuis la mort de Cassius, qu'on accusait de pousser Brutus aux actes de violence qui lui échappaient quelquefois. Mais comme sur mer , lorsque le gouvernail est brisé par la tempête, les matelots clouent et ajustent à la place, du mieux qu'ils peuvent, d'autres pièces de bois qu'ils emploient par nécessité, de même Brutus, qui, chargé du commandement d’une armée si nombreuse, et placé dans des conjonctures si difficiles, n'avait aucun général qui pût aller de pair avec lui, était obligé de se servir de ceux qu'il avait, et d'agir ou de parler souvent d'après leur opinion. Il croyait donc devoir faire tout ce qui pouvait rendre plus soumis les soldats de Cassius; l'anarchie les avait rendus audacieux dans le camp, et leur défaite, lâches contre l'ennemi.
LV. Antoine et César n'étaient pas dans une meilleure situation réduits à une extrême disette, et campés dans des lieux enfoncés, ils s'attendaient à passer un hiver très pénible. Ils étaient environnés de marais; les pluies d'automne, survenues après la bataille, avaient rempli les tentes de boue, de fange et d'eau, que le froid déjà piquant gelait tout de suite. Dans une extrémité si fâcheuse, ils apprirent la perte que leurs troupes venaient de faire sur mer: des vaisseaux qui conduisaient d'Italie un renfort considérable à César avaient été attaqués par la flotte de Brutus, qui les avait si complètement battus, qu'il ne s'était sauvé que très peu de soldats; et ceux qui avaient échappé à cette défaite se trouvèrent réduits à une telle famine, qu'ils mangèrent jusqu'aux voiles et aux cordages de leurs vaisseaux. Cette nouvelle les détermina à presser une bataille décisive avant que Brutus fût instruit du bonheur qu'il avait eu; car ce combat naval s'était donné le même jour que la bataille de terre et le hasard, plutôt que la mauvaise volonté des capitaines de vaisseau, fit que Brutus ne l'apprit que vingt jours après. S'il l'eût su plus tôt, il n'aurait pas livré pu second combat: il avait pour longtemps toutes les provisions nécessaires à son armée, et il était campé si avantageusement, qu'il n'avait pas à craindre les rigueurs de l'hiver, et qu'il ne pouvait être forcé par les ennemis. Il était enfin maître de la mer, il avait de son côté vaincu sur terre; et ce double avantage devait lui donner la plus grande confiance et les plus hautes espérances. Mais l'empire romain ne pouvait être gouverné par plusieurs maîtres, il lui fallait un monarque; et Dieu, voulant sans doute délivrer César du seul homme qui pût mettre obstacle à sa domination, empêcha que Brutus ne fût informé de cette victoire au moment même où il allait l'apprendre. La veille du jour qu'il devait combattre, un déserteur , nommé Clodius, vint le soir dans son camp, pour l'avertir que les généraux ennemis ne se hâtaient de donner la bataille que parce qu'ils venaient d'apprendre la défaite de leur flotte. Mais on ne voulut pas le croire; il ne fut pas même présenté à Brutus, et tous les officiers méprisèrent cet avis, qu'ils regardèrent comme incertain ou comme inventé par cet homme pour faire plaisir à Brutus.
LVI. On prétend que le fantôme que Brutus avait déjà vu lui apparut encore cette nuit sous la même figure, et qu'il disparut sans lui avoir dit un seul mot; mais Publius Volumnius, homme très versé dans la philosophie, et qui n'avait pas quitté Brutus depuis le commencement de la guerre, ne parle point de cette apparition: il dit seulement que l'aigle de la première enseigne fut couverte d'abeilles; que le bras d'un de ses officiers distilla si abondamment de l'huile de rose, qu'on ne pouvait l'arrêter, avec quelque soin qu'on l'essuyât. Il ajoute que peu de temps avant la bataille deux aigles se battirent entre les deux armées; que pendant ce combat, qui attira l'attention de tout le monde, il régna dans toute la plaine un silence extraordinaire, et qu'enfin l'aigle qui était du côté de Brutus céda et prit la fuite. On parle aussi d'un Éthiopien qui, s'étant présenté le premier à l'ouverture des portes du camp, fut massacré par les soldats, qui
prirent cette rencontre pour un mauvais augure. Quand Brutus eut fait sortir ses troupes et qu'il les eut rangées en bataille en face de l'armée ennemie, il attendit longtemps à donner le signal du combat; en parcourant les rangs, il lui était venu sur quelques unes de ses compagnies des soupçons et même des rapports inquiétants; il vit que sa cavalerie, peu disposée à commencer l'attaque, attendait de voir agir l’infanterie. Enfin, un de ses meilleurs officiers, singulièrement estimé pour sa valeur, sortit tout à coup des rangs, et, passant à cheval devant Brutus, alla se rendre à l'ennemi: il se nommait Camulatus.
LVII. Brutus fut vivement affecté de cette désertion; et, soit colère, soit crainte que le goût du changement et la trahison ne s'étendissent plus loin, il fit sur-le-champ marcher ses troupes à l'ennemi, comme
le soleil inclinait déjà vers la neuvième heure du jour. Il enfonça tout ce qui lui était opposé, et, secondé par sa cavalerie, qui avait chargé vigoureusement avec les gens de pied dès qu'elle avait vu les ennemis s'ébranler, il pressa vivement leur aile gauche, qu'il força de plier. Son autre aile, dont les officiers avaient étendu les rangs, parce qu'étant moins nombreuse que celle des ennemis, ils craignaient qu'elle ne fût enveloppée, laissa, par ce mouvement, un grand intervalle dans le centre. Devenue alors faible, elle ne fit pas une longue résistance, et fut la première à prendre la fuite. Les ennemis, après l'avoir mise en déroute, revinrent sur l'aile victorieuse, et enveloppèrent Brutus, qui, dans un danger si pressant, fit de la tête et de la main tous les devoirs d'un grand général et d'un brave soldat, et mit tout en oeuvre pour s'assurer la victoire. Mais ce qui la lui avait donnée à la première bataille la lui fit perdre à la seconde. Dans l'action précédente, tous les ennemis qui furent vaincus restèrent morts sur la place; dans celle-ci, où les troupes de Cassius prirent d'abord la fuite, il n'en périt qu'un très petit nombre, et ceux qui se sauvèrent, effrayés encore de leur première défaite, remplirent de trouble et de découragement le reste de l'armée. Ce fut là que le fils de Caton fut tué, en faisant des prodiges de valeur, au milieu des plus braves de la jeunesse romaine: accablé de fatigue, il ne voulut ni fuir ni reculer; combattant toujours avec le même courage, disant tout haut son nom et celui de son père, il tomba sur un monceau de morts ennemis. Les plus braves de l'armée se firent tuer en défendant Brutus.
LVIII. Ce général avait dans son armée un de ses amis, nommé Lucilius, homme plein de courage, qui, voyant quelques cavaliers barbares laisser tous les autres fuyards pour ne s'attacher qu'à Brutus, résolut de sacrifier sa vie, s'il le fallait, pour les arrêter. Il se tint à quelque distance d'eux, et cria qu'il était Brutus. Ce qui fit ajouter foi à sa parole, c'est qu'il demanda d'être conduit à Antoine, à qui il se fiait; au lieu, disait-il, qu'il craignait César. Ces cavaliers, se félicitant d'une rencontre si heureuse, emmenèrent leur prisonnier, qu'il faisait déjà nuit, et détachent quelques uns d'entre eux pour en aller porter la nouvelle à Antoine, qui, ravi de joie, sortit au-devant d'eux. Dès que les soldats eurent entendu dire qu'on amenait Brutus en vie, ils accoururent en foule; les uns, en plaignant son infortune; les autres, regardant comme indigne de sa gloire que, par un amour excessif de la vie, il eût consenti à être la proie des Barbares. Quand les cavaliers approchèrent d'Antoine, il s'arrêta pour penser à l'accueil qu'il devait faire à Brutus; mais Lucilius s'avançant vers lui avec la plus grande confiance : « Antoine, lui dit-il, aucun des ennemis n’a fait et ne fera Brutus prisonnier: à Dieu ne plaise que la fortune ait tant de pouvoir sur la vertu ! On le trouvera sans doute mort; ou, s'il est vivant, on le verra toujours digne de lui-même. Pour moi, j'en ai imposé à vos soldats en me disant Brutus, et je viens, prêt à souffrir pour ce mensonge les plus horribles tourments. » Ces paroles frappèrent d'étonnement tout ceux qui les entendirent; et Antoine, se tournant vers les soldats qui avaient amené Lucilius : « Mes compagnons, leur dit-il, vous êtes sans doute irrités d'une tromperie que vous regardez comme une insulte: mais sachez que vous avez fait une bien meilleure prise que celle que vous poursuiviez: au lieu d'un ennemi que vous cherchiez, vous m'avez amené un ami. Je ne sais, je vous le jure, comment j'aurais traité Brutus si vous me l'aviez amené vivant; mais j'aime mieux acquérir des amis de ce mérite que d'avoir en ma puissance des ennemis. » A ces mots, il embrasse Lucilius, et le remet entre les mains d'un de ses amis. Il l'employa souvent dans la suite, et éprouva en toute occasion son attachement et sa fidélité.

LIX. II était déjà nuit, lorsque Brutus, après avoir traversé une rivière dont les bords étaient escarpés et couverts d'arbres, s'éloigna du champ de bataille, et que, s'arrêtant dans un endroit creux, il s'assit sur un grand rocher, avec le petit nombre d'officiers et d'amis qui l'accompagnaient. Là, élevant d'abord ses regards vers le ciel, qui était semé d'étoiles, il prononça deux vers grecs, dont Volumnius rapporte celui-ci :
Punis, ô Jupiter, l’auteur de tant de maux !

Il dit avoir oublié l'autre. II nomma ensuite tous ceux de ses amis qui avaient péri sous ses yeux, et soupira surtout au souvenir de Flavius et de Labéon : celui-ci était son lieutenant, et l'autre le chef des ouvriers. Dans ce moment quelqu'un de sa suite, se sentant pressé par la soif, et voyant aussi Brutus très altéré, prit un casque et courut à la rivière pour y puiser de l'eau. Pendant qu'il y allait, on entendit du bruit à l'autre bord, et Volumnius, suivi de Dardanus, l'écuyer de Brutus, s'avança pour voir ce que c’était. Ils revinrent bientôt et demandèrent de l'eau: « Elle est toute bue, répondit Brutus à Volumnius avec un sourire plein de douceur; mais on va vous en apporter d'autre. » Il renvoya à la rivière celui qui avait été déjà en chercher, et qui manqua d'être pris; il fut blessé, et ne se sauva qu'avec peine. Brutus conjecturant qu'il devait avoir perdu peu de monde à cette bataille, Statilius s'offrit, pour l'en assurer, de passer au travers des ennemis, afin d'aller voir ce qui se passait dans son camp ( car c'était le seul moyen de s'en éclaircir ), en convenant avec Brutus que s'il y trouvait les choses en bon état, il élèverait une torche allumée, et reviendrait aussitôt le rejoindre. Statilius parvint jusqu'au camp, et éleva le signal convenu; mais après un long intervalle Brutus ne le voyant pas revenir: « Si Statilius, dit-il, était en vie, il serait déjà de retour. » En effet, comme il retournait vers Brutus, il tomba entre les mains des ennemis, qui le massacrèrent.
LX. La nuit était fort avancée, lorsque Brutus se penchant, assis comme il était, vers Clitus, un de ses domestiques, lui dit quelques mots à l'oreille. Clitus ne lui répondit rien, mais ses yeux se remplirent de larmes. Alors Brutus tirant à part Dardanus, son écuyer, lui parla tout bas. Il s'adressa enfin à Volumnius , et , lui parlant grec, il lui rappela les études et les exercices qu'ils avaient faits ensemble, et le pria de l'aider à tenir son épée et à s'en percer le sein. Volumnius s'y refusa, ainsi que ses autres amis; et l'un d'eux ayant dit qu'il ne fallait pas rester là plus longtemps, mais s'éloigner par la fuite : « Sans doute il faut fuir, répondit Brutus en se levant, et se servir pour cela, non de ses pieds, mais de ses mains. » En même temps il leur serre à tous la main, l'un après l'autre, et leur dit, avec un air de gaieté : « Je vois avec la satisfaction la plus vive que je n'ai été abandonné par aucun de mes amis; et ce n'est que par rapport à ma patrie que je me plains de la fortune. Je me crois bien plus heureux que les vainqueurs, non seulement pour le passé, mais pour le présent; car je laisse une réputation de vertu que ni leurs armes, ni leurs richesses, ne pourront jamais leur acquérir, ni leur faire transmettre à leurs descendants : on dira toujours d'eux qu'injustes et méchants, ils ont vaincu des hommes justes et bons, pour usurper un empire auquel ils n'avaient aucun droit. » Il finit par les conjurer de pourvoir à leur sûreté, et se retira à quelque distance avec deux ou trois d'entre eux, du nombre desquels était Straton, qui, en lui donnant des leçons d'éloquence, s'était particulièrement lié avec lui, il le fit mettre près de lui, et appuyant à deux mains la garde de son épée contre terre, il se jeta sur la pointe et se donna la mort. Quelques auteurs disent qu'il ne tint pas lui-même l'épée; mais que Straton, cédant à ses vives instances, la lui tendit en détournant les yeux, et que Brutus, se précipitant avec raideur sur la pointe, se perça d'outre en outre, et expira sur l'heure. Messala, l'ami de Brutus, ayant fait depuis sa paix avec César, prit un jour de loisir pour lui présenter Straton, en lui disant, les larmes aux yeux : « Voilà, César, celui qui a rendu à mon cher Brutus le dernier service. » César le reçut avec bonté, et l'eut depuis pour compagnon dans toutes ses guerres, en particulier dans celle d'Actium, où Straton lui rendit autant de services qu'aucun des Grecs qu'il avait à sa suite. César louant un jour ce même Messala de ce qu'ayant été, par amitié pour Brutus, son plus grand ennemi à Philippes, il avait montré, à Actium, le plus grand zèle pour son service : « César, lui répondit Messala, je me suis toujours attaché au parti le meilleur et le plus juste. »
LXI. Antoine, ayant trouvé le corps de Brutus, ordonna qu'on l'ensevelît dans la plus riche de ses cottes d'armes; et dans la suite ayant su qu'elle avait été dérobée, il fit mourir celui qui l'avait soustraite, et envoya les cendres de Brutus à sa mère Servilie. Nicolas le philosophe et Valère-Maxime rapportent que sa femme Porcia, résolue de se donner la mort, mais en étant empêchée par tous ses amis qui la gardaient à vue, prit un jour dans le feu des charbons ardents, les avala, et tint sa bouche si exactement fermée, qu'elle fut étouffée en un instant. Cependant il existe une lettre de Brutus, dans laquelle il reproche à ses amis d'avoir tellement négligé Porcia qu'elle s'était laissée mourir pour se délivrer d'une pénible maladie. Il semble donc que ce soit de la part de ces deux écrivains un anachronisme; car cette lettre, si elle est véritablement de Brutus, fait assez connaître la maladie de sa femme, son amour pour son mari, et le genre de sa mort.



PARALLÈLE DE DION ET DE BRUTUS.


I. Dion et Brutus eurent l'un et l'autre de grandes qualités , et l'on doit compter pour la première d'avoir su s'élever par de faibles commencements à un si grand degré de puissance; mais, sous ce rapport , Dion a sur Brutus un grand avantage: il n'eut pas un concurrent qui excitât son émulation, comme Brutus l'avait en la personne de Cassius, homme à la vérité inférieur à Brutus par sa réputation et sa vertu, mais qui, par son audace, sa valeur et sa capacité dans la guerre, eut une grande part aux exploits de son collègue. On lui fait même honneur du commencement de leur entreprise, et l'on assure qu'il fut le premier auteur de la conspiration contre César, à laquelle Brutus était loin de penser. Dion , non content de fournir pour son expédition des armes, des vaisseaux et des soldats, sut encore attirer seul à lui les amis qui le secondèrent dans l'exécution de son projet. Brutus trouva dans la situation des affaires, et dans la guerre même, ses richesses et sa puissance; mais Dion fit seul tous les frais de la guerre; et, pour rendre la liberté à sa patrie , il sacrifia à ses concitoyens l'argent qui devait servir à l'entretenir dans son exil.
II. Brutes et Cassius ne pouvant, après leur sortie de Rome , trouver leur sûreté dans le repos, condamnés à mort et poursuivis par leurs ennemis, furent forcés de se jeter dans la guerre, comme dans le seul asile qui leur restât; et, en se faisant un rempart de leurs armes, c'était plus pour eux-mêmes que pour leurs concitoyens qu'ils s'exposaient au danger. Dion, au contraire, menait dans son exil une vie plus sûre et plus douce que le tyran qui l'avait banni; et ce fut pour sauver la Sicile que, s'arrachant de cet état paisible, il alla volontairement se précipiter dans les plus grands périls. Il y avait d'ailleurs bien de la différence à délivrer les Syracusains de la domination de Denys, ou les Romains de celle de César. Le premier ne cherchait pas à dissimuler sa tyrannie, et il avait rempli des plus grands maux toute la Sicile. César , il est vrai , en établissant son autorité, ne ménagea pas ceux qui voulurent s'y opposer: mais après qu'il les eut vaincus et soumis, il n'eut guère que le nom et l'apparence du pouvoir absolu; et, loin qu'on eût à lui reprocher un seul acte de cruauté et de tyrannie, il prouva que l'état des affaires demandait absolument un monarque, et que Dieu l'avait donné aux Romains comme le médecin le plus doux et le plus capable de guérir leurs maux. Aussi le peuple regretta-t-il César presque aussitôt après sa mort, et se montra-t-il implacable dans son ressentiment contre les meurtriers; mais les concitoyens de Dion lui firent un crime d'avoir laissé Denys s'échapper de Syracuse, et de n'avoir pas détruit le tombeau du premier tyran.
III. Dion, comme général, est dans la conduite de la guerre à l'abri de tout reproche; les projets qu'il a conçus lui-même, il les exécute avec la plus grande sagesse, et il répare toujours heureusement les fautes des autres. Brutus paraît avoir manqué de prudence en mettant toute sa fortune au hasard d’une seconde bataille; et après l'avoir perdue, au lieu de chercher les moyens de rétablir ses affaires, il abandonne toute espérance, et n'a pas, comme Pompée, assez d'audace pour tenter encore le sort des armes, qui pouvait lui devenir favorable, puisque sa flotte était maîtresse de la mer. Le plus grand reproche qu'on puisse lui faire, c'est qu’ayant dû à la clémence de César, et sa propre vie, et celle de tous les compagnons de sa captivité, dont il lui demanda le pardon, en ayant été traité comme ami, et plus honoré qu'aucun de ses autres courtisans, il ait attenté de sa propre main aux jours de son bienfaiteur. On ne peut rien reprocher de semblable à Dion: tant qu'il fut l'allié et l'ami de Denys , il l'aida à établir, à conserver sa puissance; et ce ne fut qu'après avoir été banni, après avoir éprouvé dans la personne de sa femme la plus grande injustice, après avoir été dépouillé de ses biens, qu'il entreprit contre lui une guerre juste et légitime.
IV. Mais ne peut-on pas considérer sous un rapport contraire cette partie de leur parallèle, et dire que la haine des tyrans et l'aversion pour le mal, qui fait le principal mérite de ces deux grands hommes, fut entièrement pure et désintéressée dans Brutus, qui, sans avoir aucun sujet personnel de plainte contre César, exposa généreusement sa vie pour le seul intérêt de sa patrie? Dion, sans les outrages qu’il reçut de Denys, ne lui aurait jamais déclaré la guerre, comme on le voit par les Lettres de Platon, qui prouvent clairement que ce fut pour avoir été chassé de la cour du tyran, et non après 1’avoir abandonnée volontairement, qu'il alla détruire la tyrannie. J'ajoute encore que Brutus, d'abord ennemi de Pompée , devint son ami par le seul motif du bien public, qui le rendit aussi l'ennemi de César, parce qu'il n'avait d'autre règle de son amitié et de sa haine que la seule justice. Tant que Dion eut la confiance du tyran, il lui rendit de grands services; dès qu'il l'eut perdue, il lui déclara la guerre: aussi tous ses amis ne furent-ils pas persuadés qu'après avoir chassé Denys, il n'eût pas affermi la tyrannie sur sa tête, en attirant ses concitoyens par un nom plus doux que celui de tyran. Mais les ennemis mêmes de Brutus disaient hautement que de tous ceux qui avaient conspiré contre le tyran, il était le seul qui, depuis le commencement de l'entreprise jusqu'à la fin, n'eût eu d'autre but que de rendre aux Romains leur ancien gouvernement.
V. Au reste, le combat que Dion eut à soutenir contre Denys ne peut entrer en comparaison avec celui de Brutus contre César. De tous ceux qui vivaient familièrement avec Denys, il n’y en avait pas un à qui une vie passée dans la débauche du vin et des femmes, et dans les jeux de hasard, n'eût inspiré pour ce tyran le plus profond mépris; mais la pensée seule de faire périr César, sans craindre les talents, la puissance et la fortune d'un homme dont le nom seul ôtait le sommeil aux rois des Parthes et des Indiens ; cette pensée , dis-je , ne pouvait être conçue que par une âme forte et élevée, incapable de faire céder ses résolutions aux plus grands motifs de crainte. Aussi Dion n'eut pas plus tôt paru en Sicile, qu'il vit s’assembler autour de lui, pour combattre le tyran, des milliers de ses concitoyens: après la mort de César, le souvenir de sa gloire soutint la fortune de ses amis; et son nom seul porta à un tel degré d'élévation le jeune homme qui le prit, et qui n'avait presque aucune ressource, qu'il devint en peu de temps le premier des Romains, et qu'il attacha ce nom sur sa personne comme un talisman contre la haine et la puissance d’Antoine.
VI. Objectera-t-on qu'il en coûta de grands combats à Dion pour chasser le tyran, et que Brutus tua César tout nu et sans gardes ? Mais c'est cela même qui prouve l'habileté d'un grand capitaine, d'avoir pu surprendre nu et sans gardes un homme environné d’une si grande puissance. Il ne l'attaqua pas brusquement, ni seul, ni même avec peu de personnes; il avait prémédité de loin son dessein, et il l'exécuta avec un grand nombre de conjurés, dont aucun ne trahit sa confiance, soit que dès l'origine il les eut tous choisis bons, ou que son choix les eût rendus tels. Dion, au contraire, ou jugeant mal ceux qu'il s'associa, se confia à des hommes méchants; ou s'il les avait bons, l'usage qu'il fit d'eux les rendit mauvais: deux méprises qui ne sont pas d'un homme prudent et sage: aussi Platon le blâme-t-il, dans ses Lettres, d'avoir choisi pour amis des gens dont il fut la victime.
VII. La mort de Dion ne trouva point de vengeur, et Brutus reçut de ses ennemis mêmes des témoignages d'estime. Antoine lui fit des obsèques honorables, et César lui conserva les honneurs qu'on lui avait décernés de son vivant. On voyait sa statue de bronze à Milan, dans la Gaule cisalpine: quelque temps après la mort de Brutus, César ayant vu cette statue, dont la ressemblance et le travail étaient parfaits, passa outre; ensuite, s'étant arrêté quelques instants, il appela les magistrats de la ville, et leur dit, en présence de plusieurs personnes, qu'ils avaient violé le traité qu'il avait fait avec eux, puisqu’ils recelaient un de ses ennemis dans leurs murailles. Ces officiers s'en défendirent; et, ne sachant de qui il voulait parler, ils se regardaient les uns les autres avec étonnement. César alors, se tournant vers la statue et fronçant les sourcils: « N'est-ce pas là, leur dit-il, mon ennemi que vous avez placé au milieu de votre ville? » Ces magistrats interdits gardèrent le silence: mais César, s'étant mis à sourire, loua les Milanais de la fidélité qu'ils conservaient à leurs amis dans leurs revers même, et ordonna que la statue restât à sa place.

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