L'art en robe de viande
Quelques jours plus tard, je retrouvais les mêmes idées, la même protestation indignée dans un article de la revue L'Analyste intitulé L'Art avarié et signé Jean-Noël Tremblay. Cet homme raffiné, plein de mesure, n'hésite pas à présenter la Banque des arts comme un admirable dépotoir. Cette institution, qui dépend du Conseil des arts du Canada, a pour mission d'acheter des oeuvres d'artistes canadiens et de les louer ensuite aux mécènes anonymes aussi appelés contribuables.
Dans La Presse de mercredi dernier, le peintre Serge Lemoyne se joignait au débat pour dénoncer les insultes à la Révolution tranquille et à la culture québécoise dont je me fais, selon lui, le complaisant complice.
Au début des années 1970, M. Lemoyne, qui peignait alors avec un bâton de hockey, s'est fait remarquer par ses peinturlurages bleus, blancs, rouges. Il s'est longtemps confiné à ces trois couleurs. La semaine dernière, le réseau anglais de Radio-Canada nous le montrait en train de démolir sa maison natale avec l'intention d'en récupérer les morceaux, préalablement coloriés, pour en faire une installation. Tiens! Il prend sa maison natale pour le mur de Berlin! Serait-ce le commencement de la fin du parti unique dans les arts au Canada?
Dans sa réplique à mon article du 19 octobre, il explique que seulement 30 artistes québécois sur 15000 ont droit chaque année aux faveurs du Conseil des arts. Il est donc normal, ajoute-t-il, qu'il y ait plus de frustrés que d'élus. Il omet cependant de préciser qu'entre 1968 et 1990, son nom apparaît à 20 reprises sur la liste des élus du Conseil des arts et de la Banque des arts. (Pour mieux comprendre l'homme et ses productions, voir dans la collection Lavalin, une production intitulée Espace rouge, ligne blanche et au Musée du Québec une autre intitulée Blanc.)
En 1987-88, sur les 30 membres constituant le jury de la Banque des arts, 11 figurent sur la liste des artistes dont au moins une oeuvre a été achetée par ladite banque. En 1989-90, la proportion est de 15 sur 50.
Quand on connaît des artistes de génie qui ne peuvent même pas rêver de figurer une toute petite fois au bas d'une liste aussi prestigieuse -parce qu'ils savent dessiner, parce qu'ils connaissent les techniques de la peinture- on s'indigne et on prend vis-à-vis de soi-même l'engagement de braquer les réflecteurs sur l'admirable dépotoir.
Le nouvel art moralisateur
Justement les réflecteurs se sont récemment braqués d'eux-mêmes sur la dernière trouvaille de Jana Sterbak, l'auteur de La robe de viande. Cette trouvaille, un support de métal, appelé Sysiphe II, rappelle les structures tournantes dont on se sert en Argentine pour faire griller la viande autour d'un feu de bois.
Nous sommes ici au coeur de l'imposture. L'oeuvre qui se présente sous les apparences de l'art n'est en réalité qu'un moment tapageur dans une démarche qui vise à transmettre un verbiage quelconque. Dans le cas de la robe de viande, le message était celui des ascètes macabres qui, à intervalles réguliers au cours de l'histoire, ont rappelé aux bons vivants que leur chère chair n'est que de la pourriture en devenir. Dans le cas de Sisyphe II, le message est mythologique. «En réactualisant la mythologie, nous dit Mme Sterbak, je veux faire une connexion avec le passé et démontrer que nous sommes toujours les mêmes... En tant qu'êtres humains, nous pouvons faire beaucoup de choses, mais il y a des limites. Et ce sont ces limites qui m'interrogent.»
Oui madame, nous avons des limites et notre chair est corruptible; merci de nous le dire de façon si efficace, si interrogeante. Il faut en effet reconnaître que les prédicateurs ne provoquent pas de débats nationaux quand ils remettent leurs ouailles devant de telles vérités à partir des écrits de saint Alphonse de Liguori. Pour ce qui est de morigéner les jouisseurs orgueilleux que nous sommes, votre procédé, qui consiste à détourner les mots art et beauté de leur sens, est en effet très efficace.
Mais c'est un prix de communication madame que vous méritez et non une subvention normalement destinée aux arts. Vous me direz sans doute: «À chacun sa vérité, ma conception de l'art vaut bien la vôtre». À quoi je répondrai qu'il est absurde de subventionner les arts dans une société où il n'y a pas de consensus minimal sur le sens du mot art. La confusion qui règne alors dans les esprits ne peut que favoriser les manoeuvres obscures d'une petit groupe de sectaires qui s'entendent au moins sur une chose: terroriser ceux qui ne sont pas de leur avis.
La lumière globale
Ce qui me ramène au très beau livre de Marcella Maltais. Il est l'antidote dont la nécessité se fait sentir depuis longtemps. On y trouve, présentée en un langage parfaitement dépouillé, fruit de la plus authentique expérience, une conception de l'art et de la beauté qui enchanterait Cézanne et à laquelle Platon, Vermeer ou Paul Valéry n'auraient rien à retrancher.
Marcella Maltais a connu une première gloire dans le sillage de Borduas, pour lequel elle conserve un certain respect même si le jugement qu'elle porte sur l'oeuvre de ses héritiers, vrais ou faux, est sans appel: «On peut dire que le refus global portait merveilleusement bien son nom. Sectaire dans ses parti-pris, GLOBAL dans ses REFUS. Négatif il est né, négatif il se meurt, stérile, sans progéniture, sans même avoir tracé un chemin pour les jeunes générations.»
Puis pendant des mois à Hydra, en Grèce, cherchant confusément une dimension supérieure, elle a détruit tout ce qu'elle produisait. «Jusqu'au où jour où, dit-elle, j'eus l'idée, incroyable pour moi, de peindre de ma fenêtre le paysage qui s'offrait à mon regard... J'avais l'impression d'être un peintre qui VOIT pourla première fois de sa vie. J'avais trouvé ce qu'obscurément je cherchais. L'éblouisssement lumineux qui me traversa alors était une sorte d'état de grâce auquel je ne fis que me soumettre. Je compris peu à peu que je me détachais de tout ce qui avait composé mon expression instinctuelle pour appréhender une peinture plus consciente. Consciente par la priorité absolue de la LUMIÈRE GLOBALE, qui fait apparaître les couleurs et les formes sur la toile, alors que pendant mon expérience abstraite les formes et les couleurs étaient posées un peu gratuitement sur la toile au gré de l'instinct.»
Voici enfin une conception de l'art! Marcella Maltais ne voudrait surtout pas en faire un nouveau dogme. Elle voudrait seulement comprendre pourquoi la non-musique vide les salles, tandis que la non-peinture remplit les galeries et les médias. Elle déplore que «devant l'événement miracle d'une oeuvre picturale harmonieuse, le vacarme habituel des médias se transforme soudain en un silence oppressant». Silence non pas de respect, mais de lâcheté assassine.
Le troisième article de la série s'intitule: Aux arts citoyens.