Aux arts citoyens!
Voici le troisième d'une série de trois articles sur l'administration de l'art contemporain.
On m'avait prévenu : « Si, dans le but d'exiger plus de transparence dans l'administration des arts, vous vous attaquez à Borduas et à ses héritiers, les personnes que vous visez vont vous déclarer béotien, réactionnaire, malhonnête, ignare, duplessiste. C'est ainsi qu'ils ont réussi à éliminer toute opposition depuis plus de 30 ans ».
Tous les témoignages négatifs que j'ai reçus ont confirmé l'hypothèse de mes sages conseillers. Quand, dans la nature, un système se comporte de façon aussi prévisible, les physiciens en concluent qu'il est inerte.
Noircir l'ennemi! Me voilà transformé en tableau de Ron Martin! Peut-être, sous un tel déguisement, trouverai-je audience même auprès de la chapelle la plus avant-gardiste. (Comme j'ai reçu une approbation enthousiaste du groupe post-post new-new, je me demande cependant auprès de quelle avant-avant-garde je dois encore être accrédité pour avoir droit de parole).
Qui suis-je pour oser dire ce que je pense de l'administration des arts et - transgression encore plus impardonnable- pour oser donner mon opinion sur l'art lui-même? Effectivement je ne suis rien, rien qu'un contribuable doublé d'un amateur d'art sans diplôme en la matière.
Toute la question précisément est de savoir si les néants comme moi doivent se résigner à subir passivement tout ce que les héritiers de l'Être leur imposent.
En démocratie, ce n'est pas la compétence qui donne voix au chapitre, mais le statut de citoyen. Dès qu'un de ses dollars est dépensé pour quoi que ce soit, le citoyen en démocratie a non seulement le droit, mais le devoir de demander des comptes.
Et il est le seul, dans tout le processus qu'il enclenche, à n'avoir de comptes à rendre à personne. Je demande à mes représentants à Ottawa de s'assurer que parmi les artistes qui profiteront de mes impôts, quelques-uns au moins tiennent compte de mes goûts. Et je conteste la prétention que le Conseil des arts du Canada a de faire mon éducation. En faisant fi des ministres et des députés qui osent lui demander des comptes sur la gestion de ses programmes, comme il en a l'habitude, le Conseil des arts se comporte en effet comme le détenteur exclusif d'une vérité sacrée qu'il a mission de révéler aux citoyens. Personne ne lui a jamais confié une telle mission.
Mon devoir de citoyen est rempli. J'estime en outre que j'ai en tant qu'homme, sans autre titre, le droit et le devoir de participer à la définition de mots comme art et beauté. Dans ce journal, ma première obligation est de rappeler aux lecteurs qu'ils ont eux aussi ce droit et ce devoir.
En art, le principal problème c'est que bien peu de gens sont sûrs de leur goût. Cela est particulièrement vrai dans les pays de culture jeune. Il en va de notre appréciation de l'art comme de notre appréciation du vin. Que de piquettes avalées avec ferveur et souvent payées très cher, avant d'accéder à un authentique grand vin.
Le vin de premier ordre, quand on a le bonheur d'y accéder, a entre autres avantages, celui de nous rassurer sur notre goût : les réminiscences de fruits, de champignons, de parfums, y sont si bien réunies, sans perdre leur identité, qu'il faudrait être tout à fait insensibles pour ne pas être touchés, émus par leur présence.
Les vins intermédiaires sèment le doute chez la plupart des amateurs. C'est pourquoi si l'on reste confiné à ce niveau, on ne progressera guère. Il faut aller au chef-d'oeuvre d'abord, quitte à devoir attendre quelques années pour y revenir. C'est la seule façon de se donner une échelle de valeurs.
Il en va de même en art. Voir la Vue de Delft de Vermeer par exemple, c'est comme goûter un Montrachet. On est absolument sûr d'avoir accédé au pays de la qualité. Certes on a été guidé par Proust ou par Claudel, pour qui Vermeer est « le contemplateur de l'évidence », mais malgré ces influences, on est sûr d'avoir atteint l'essentiel : il consiste à « goûter par soi-même » les choses suprêmes. Le principal mérite des oeuvres comme des vins suprêmes, c'est de nous ravir, de nous combler d'une joie qui, par sa plénitude, empêche le doute de trouver place dans notre conscience, nous permettant ainsi d'échapper au mimétisme. Par manque d'identité, par faiblesse psychologique, nous mimons généralement les sentiments idéalisés que nous sommes incapables de vivre intégralement.
Sur le plan littéraire, certaines phrases latines nous ravissent de la même manière tant leur concision est géniale. « Ore ex alieno sapiunt », disait Lucrèce. « Ils goûtent par une bouche étrangère ». Parfaite définition du mimétisme, de l'aliénation, de l'inauthenticité; parfaite évocation aussi des obstacles que le goût doit surmonter pour se former. Quand on goûte on est seul, comme quand on meurt. Quand on meurt toutefois, il n'y pas de remède à la solitude, tandis que lorsqu'on goûte hélas! il y en a un : le conformisme.
J'avoue que dans les arts comme dans les vins, je ne me sens pas très sûr de mon goût dans les zones intermédiaires. À force d'observer les gens dans les musées, de discuter avec eux, j'ai acquis hélas! la certitude que la très grande majorité des amateurs d'art sont dans mon inconfortable cas.
D'où la très lourde responsabilité que prennent les mandarins des arts quand ils présentent un artiste comme un grand génie. S'ils se trompent trop souvent, ils accroissent le doute des gens d'abord sur leur propre goût, mais ensuite sur l'art lui-même. D'où aussi la nécessité de dénoncer les fumistes et, par des débats vraiment libres, de rappeler sans cesse à l'amateur qu'il doit se défendre farouchement contre tout ce qui peut aliéner son goût. D'où bien sûr aussi la nécessité de faire place à toutes les tendances.
Le seul intérêt du Refus Global, dont l'écartèlement entre les puissances psychiques et les puissances raisonnantes est « effectivement un peu trop près du paroxysme », (les mots en italique sont de moi) c'est qu'il mettait les Québécois de 1948 en garde contre le mensonge à soi-même propre à cette époque.
Aujourd'hui le risque de mensonge à nous-mêmes c'est devant Borduas ou Riopelle que nous le vivons et non devant Ozias Leduc, que nous pouvons traiter méchamment de peintre de cabane à sucre sans encourir l'anathème des mandarins.
J'ai vu l'exposition Riopelle au Musée des Beaux-Arts. Marcella Maltais elle-même considère Riopelle comme un grand... Alors? Ce n'est pas une raison pour que je me persuade que j'éprouve ce que je n'éprouve pas. Ma conviction c'est que l'oeuvre de Riopelle a connu une phase ascendante jusqu'aux environs de 1960.
Ses oeuvres les plus prometteuses sont celles que l'on trouve dans la première des grandes salles de l'exposition et dans une partie de la deuxième. On y retrouve une vitalité, un rythme qui incitent à penser que le peintre n'a peut-être pas cédé à la facilité en tournant le dos à une manière figurative dans laquelle il avait bien peu de chances de se distinguer.
À quelques rares exceptions près, les oeuvres les plus récentes racontent l'histoire navrante d'une promesse non tenue, d'une déstructuration.
J'ai constaté que c'est dans la première salle que les visiteurs restent le plus longtemps. Les gardiens ont confirmé mon observation. Ce qui m'incite à penser que le goût spontané des simples amateurs est plus juste que le goût spécialisé de tel ou tel critique qui admire inconditionnellement tout ce qui est signé Riopelle.