Rivarol: un satirique et rien de plus

Raoul Rosières
Le souvenir que nous conservons de Rivarol est à peu près exclusivement celui d’un homme d’esprit. Ses quelques opuscules, aussi minces que disparates, ne nous ont pas laissé à la lecture une impression bien vive. Ce sont presque seuls ses bons mots, glanés à travers ses écrits et mis en répertoires méthodiques par divers éditeurs, qui nous restent familiers.

Était-il, cependant, plus et mieux qu’un incomparable aiguiseur d’épigrammes? M. Le Breton le pense et nous convie à admirer aussi en lui un penseur. Volontiers y consentirons-nous dès la moindre preuve.

Un joli chapitre premier, alerte, spirituel, plein de faits curieux minutieusement recherchés dans tous les auteurs de l’époque et dans toutes les archives privées ou publiques, semble bien fait pour nous séduire dès l’abord. C’est la biographie de Rivarol. Il naît à Bagnols en 1753, d’une famille de petite bourgeoisie originaire du Milanais, fait à bâtons rompus ses études auprès de son père, puis en deux ou trois maisons religieuses et, en 1778, s’en vient chercher fortune à Paris. À peine arrivé, il séduit par son esprit tous ceux qu’il aborde et devient bientôt, parmi les meilleures compagnies, le virtuose de la conversation. Va-t-il profiter de cette chance inespérée pour parfaire ses études, lire, méditer, préparer quelque grand ouvrage? Point. De 1778 à 1789, sa principale occupation est de dîner en ville et, le soir, de réjouir les salons par ses feux d’artifices de bons mots. Sa traduction de l’Enfer de Dante mise à part, on formerait à peine deux cents pages en réunissant tout ce qu’il a écrit pendant ces onze ans. Sur ces entrefaites la Révolution éclate et met le désarroi dans les salons. Grande est sa déconvenue. Furieux contre tout le monde il se jette dans le journalisme pour morigéner le peuple et l’Assemblée nationale qui ont provoqué la catastrophe aussi bien que le roi et la noblesse qui n’ont pas su l’empêcher, mais sa bouillante ardeur ne se soutient pas au-delà de quelques articles. Alors, comme ceux avec qui il dînait émigrent, il émigre avec eux. Neuf ans encore – de 1792 à 1801 – il va vivre, essayant de continuer en Belgique ou en Allemagne, sa vie insouciante d’autrefois parmi les petites coteries de l’exil, annonçant toujours de grands ouvrages dont il n’ébauche pas même le plan et de vaillantes campagnes de presse qu’il ne se décide jamais à entreprendre. – Eh bien! tout cela su, je demeure perplexe. Franchement, est-il bien vraisemblable que cet épicurien qui n’a jamais trouvé le temps d’écrire ait pu trouver celui de se constituer sur la littérature, la politique ou la religion, un système philosophique bien approfondi? J’en doute déjà. Et j’en doute davantage encore quand je considère que – puisqu’il ne reste de lui aucun ouvrage inédit où l’on pourrait l’étudier plus amplement – c’est dans ses seuls ouvrages connus que M. Le B. va être obligé de découvrir le grave penseur qui, jusqu’ici, ne s’y est montré à personne.

Examinons d’abord ses idées littéraires (ch. III). D’après M. L., elles se résumeraient en ces trois points, qu’il adorait les auteurs du XVIIe siècle, méprisait tout ceux du XVIIIe siècle, et attendait une littérature nouvelle. Adorer les auteurs du XVIIe siècle est assurément une preuve de goût, mais tant de gens l’ont donnée qu’on ne saurait la considérer comme originale. Mépriser tous les écrivains du XVIIIe siècle est déjà moins louable, car il en fut parmi eux qui, tout aussi bien que leurs prédécesseurs, ont produit des chefs d’œuvre. Quant à cette littérature nouvelle qu’il aurait appelée de tous ses vœux je cherche en vain dans tout ce qu’il a écrit la moindre indication sur la façon dont il la comprend et le caractère qu’il lui désire. Attend-il le Romantisme? Ce serait faire injure à un classique si convaincu que de le supposer. Espère-t-il une renaissance de la tradition du XVIIe siècle? Cela accuserait chez lui un singulier manque de bon sens. J’ouvre alors, pour mieux m’éclairer, son Petit almanach de nos grands hommes. Il y crible d’épigrammes les Levrier de Champrion, les Groubert de Groubental, les Minau de la Mistringue, et, si tant est qu’ils en valaient la peine, j’approuve ici son bon jugement. Mais voici qu’il tance de la même façon Andrieux, Delille, Legouvé, Lemercier, et, bien que je ne considère nullement ces versificateurs comme des hommes de génie, je ne puis croire à la sûreté de son sens critique quand je vois qu’il les confond avec les simples grotesques. Puis je m’aperçois en lisant ses autres ouvrages que – sauf les quelques restrictions indispensables pour qu’on ne lui tourne pas immédiatement le dos – il parle à peu près sur le même ton de Voltaire, de Buffon, de Mme de Staël, de Beaumarchais. Dès lors il me paraît tout à fait impossible de reconnaître en lui le juge délicat et profond que veut me montrer M. Le Breton. Qu’il ait pu, intelligent et spirituel comme il était, abonder souvent en vues justes et en aperçus judicieux, c’est une autre affaire, et je serais le premier à le proclamer. Quant à sa traduction de l’Enfer, elle ne me semble pas autant qu’à M. L. une œuvre étonnante, lorsque je considère la fièvre de traductions qui sévissait alors, et je me garderais bien surtout de la tenir pour meilleure que celles qui la remplaceront plus tard, car les retouches et les embellissements qu’il y a prodigués à son modèle ne me semblent pas, comme à M. Le Breton, des preuves de tact.

Réussirons-nous à voir plus clair dans ses idées politiques (ch. IV)? « Une monarchie constitutionnelle, dit M. Le Breton, tel était le vœu de Rivarol. » Or, cinq lignes plus loin, M. L. cite Rivarol disant à propos de la convocation des États généraux : « Du jour où le monarque consulte ses sujets, la souveraineté est comme suspendue. » Vous figurez-vous bien une monarchie constitutionnelle où le peuple ne serait jamais consulté? Et le reste à l’avenant. On pourrait contredire presque chacun des sentiments que M. L. prête à Rivarol par une citation de Rivarol lui-même. Qu’il soit un contre-révolutionnaire, cela est évident puisqu’il émigre et combat sans cesse la Révolution, mais discerner au profit de quel idéal précis il la combat est chose difficile. Cette monarchie qu’il souhaitait, la voulait-il plus libérale que l’ancienne, pour qu’elle séduisit le peuple, ou plus autoritaire, pour qu’elle le domptât? On ne trouve en son œuvre entière aucun indice permettant de résoudre ce problème ou plutôt on y trouverait maintes assertions qui obligeraient à lui prêter ces deux systèmes politiques à la fois, ce qui ne serait pas le fait d’un logicien bien robuste.

Même coordonnées autant que possible par M. L. ses idées religieuses ne nous apparaissent pas plus particulièrement originales. Avec elles on se trouve, comme il fallait s’y attendre en considérant leur date, à mi-chemin entre le Dictionnaire philosophique et le Génie du christianisme, dans une sorte d’éclectisme où le scepticisme de Voltaire que les gentilshommes avaient professé en leur jeunesse, se mêlait de son mieux à la religiosité officielle que leur avait imposée l’émigration. Il se peut que ce mouvement aboutisse un jour à La Romiguière, comme le croyait Sainte-Beuve, ou à Maine de Biran, comme l’assurait Caro, mais on ne voit pas bien quel renfort particulier lui ont apporté les jolis aphorismes de Rivarol.

Tout compte fait, je crois donc bien que je vais m’en tenir encore à mon ancienne opinion sur Rivarol. C’est un satirique et rien de plus; on ne l’a jamais vu prendre la plume que lorsqu’il s’agissait d’une polémique à émouvoir ou d’une critique à décocher. Il prodigue autour de lui les épigrammes au gré de sa fantaisie, pour le simple plaisir de les entendre siffler, mais sans paraître se préoccuper beaucoup de leur donner des principes à attaquer ou à défendre. Peu lui importe même si ce sont ses amis ou ses ennemis qui les provoquent, pourvu qu’elles éclatent joliment. Elles n’ont, à vrai dire, ni le fin bon sens de celles de Voltaire, ni la profonde expérience psychologique de celles de Chamfort, mais elles rachètent tout cela par l’exquise perfection de leur forme. Jamais armes ne furent mieux ciselées et gemmées depuis les beaux poignards que fabriquaient à Milan les contemporains des Rivaroli. On peut même les tenir pour les bons mots les plus artistiquement formulés qui soient en aucune littérature, et voilà déjà pour un écrivain un honneur bien grand. Quant aux pensées qu’elles expriment elles sont originales, fines, ingénieuses, profondes même quelquefois, mais bien plus visiblement inspirées par les circonstances que par une doctrine préméditée. La meilleure preuve qu’on ne saurait agencer ces pensées en système sera désormais que M. Le Breton avec tout son esprit et toute son érudition n’a pu y parvenir. – Néanmoins, voilà un livre très remarquable et si nous n’y rencontrons pas le philosophe promis, nous nous en consolons volontiers en y retrouvant tout le XVIIIe siècle finissant.

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