La vie d'Alexandre - 2e partie
XXXIV. Au siége de Tyr, les troupes d'Alexandre étaient si fatiguées des combats fréquents qu'elles avaient livrés, qu'il en laissait reposer la plus grande partie et n'en envoyait qu'un petit nombre à l'assaut, pour ne pas donner aux ennemis le temps de respirer. Un jour que le devin Aristandre faisait des sacrifices, après avoir considéré les signes que donnaient les victimes, il déclara d'un ton affirmatif, à ceux qui étaient présents, que la ville serait certainement prise dans ce mois-là. Tout le monde fit de grands éclats de rire, et se moqua d'Aristandre; car c'était le dernier jour du mois. Le roi, qui favorisait toujours les prédictions des devins, voyant son embarras , ordonna qu'on ne comptât plus ce jour-là pour le trente du mois, mais pour le vingt-huit; et, ayant fait sonner les trompettes, il donna un assaut beaucoup plus vigoureux qu'il n'avait d'abord résolu. L'attaque fut très vive, et les troupes restées dans le camp, ne pouvant se contenir, coururent au secours de leurs camarades; les Tyriens perdirent courage, et la ville fut emportée ce jour-là même.
XXXV. Il partit de Tyr pour aller assiéger Gaza, capitale de la Syrie. Pendant ce siége, un oiseau, qui volait au-dessus de la tête d'Alexandre, laissa tomber, sur son épaule, une motte de terre; et, s'étant allé poser sur une des batteries, il se prit dans les réseaux des nerfs qui servaient à faire tourner les cordages. L'interprétation qu'Aristandre donna de ce signe fut vérifiée par l'événement. Alexandre reçut une blessure à l'épaule et prit la ville. II envoya la plus grande partie du butin à Olympias, à Cléopâtre et à ses amis, en y joignant en particulier, pour Léonidas, cinq cents talents d'encens et cent talents de myrrhe; c'était par ressouvenir d'un espoir que ce gouverneur lui avait donné dans son enfance. II vit un jour dans un sacrifice Alexandre prendre de l'encens à pleines mains et le jeter dans le feu : « Alexandre, lui dit-il, quand vous aurez fait la conquête du pays qui porte ces aromates, vous pourrez prodiguer ainsi l'encens : maintenant il faut en user avec plus de réserve. » « Je vous envoie, lui écrivit alors Alexandre, une abondante provision d'encens et de myrrhe, afin que vous ne soyez plus si économe envers les dieux. » Quelqu'un lui ayant apporté une cassette, qui fut regardée comme ce qu'il y avait de plus précieux dans tous les trésors et tous les meubles de Darius, il demanda à ses courtisans ce qu'ils croyaient le plus digne d'y être renfermé. Chacun ayant proposé ce qu'il estimait le plus beau : « Et moi , dit-il, j'y renfermerai l’Iliade. » C'est du moins ce qu'ont écrit les historiens qui méritent le plus de confiance. Si le récit que font les Alexandrins, sur la foi d'Héraclide, est vrai, il paraît qu'Homère ne lui fut pas inutile dans cette expédition, et qu'il prit même conseil de ce poëte. Alexandre, disent-ils, après avoir conquis l'Égypte, forma le dessein d'y bâtir une grande ville, de la peupler de Grecs, et de lui donner son nom. Déja, sur l'avis des architectes , il en avait mesuré et tracé l'enceinte, lorsque la nuit, pendant qu’il dormait, il eut une vision singulière. II crut voir un vieillard à cheveux blancs, et d'une mine vénérable , qui, s'approchant de lui, prononça ces vers :
Au sein des vastes mers dont l'Égypte est baignée ,
Est l’île de Pharos, dès longtemps renommée.
XXXVI. Aussitôt il se lève et va voir cette île de Pharos, qui alors était un peu au-dessus de l'embouchure canopique du Nil et qui aujourd'hui tient au continent par une chaussée qu'on y a construite. Il admira la position de cette île, qui, semblable à un isthme, est de la forme d'une langue de terre plus longue que large et qui, séparant de la mer un étang considérable, se termine en un grand port. Il dit qu’Homère, admirable en tout, était aussi un habile architecte; et; il ordonna qu'on traçât un plan de la nouvelle ville, conforme à la position du lieu. Comme les architectes n'avaient pas de craie, ils prirent de la farine et tracèrent sur le terrain, dont la couleur est noirâtre, une enceinte en forme de croissant, dont les bases droites et de grandeur égale renfermaient tout l'espace compris dans cette enceinte, semblable à un manteau macédonien, qui va en se rétrécissant . Le roi considérait ce plan avec plaisir, lorsque tout-à-coup un nombre infini de grands oiseaux de toute espèce vinrent fondre comme des nuées sur cette enceinte et mangèrent toute la farine. Alexandre était troublé de ce prodige; mais les devins le rassurèrent, en lui disant que la ville qu'il bâtirait serait abondante en toutes sortes de fruits et nourrirait un grand nombre d'habitants divers; il ordonna donc aux architectes de commencer sur-le-champ l'ouvrage.
XXXVII. Cependant il partit pour aller au temple de Jupiter Ammon. Le chemin était long et fatigant; il offrait partout les plus grandes difficultés. II y avait deux dangers à courir : la disette d'eau, qui rend le pays désert pendant plusieurs journées de marche; l'autre, d'être surpris, en traversant ces plaines immenses d'un sable profond, par un vent violent du midi , comme il arriva à l'armée de Cambyse ; ce vent, ayant élevé de vastes monceaux de sable et fait de cette plaine comme une mer orageuse, engloutit, dit-on, en un instant cinquante mille hommes, dont il ne s'en sauva pas un seul. Tout le monde prévoyait ce double danger, mais il n'était pas facile de détourner Alexandre d'une résolution qu'il avait prise. La fortune, qui cédait à toutes ses volontés, le rendait ferme dans ses desseins; et son courage lui donnait, dans toutes ses entreprises, une obstination invincible, qui forçait non seulement ses ennemis, mais les lieux et les temps mêmes. Les secours que le dieu lui envoya dans ce voyage, pour surmonter les difficultés du chemin, ont paru plus croyables que les oracles qu'il lui donna depuis; ou plutôt ces secours firent ajouter foi aux oracles. Jupiter fit d'abord tomber des pluies abondantes, qui dissipèrent la crainte de la soif, et qui, tempérant la sécheresse brûlante du sable, que l'eau affaissa en le pénétrant, rendirent l'air plus pur et plus facile à respirer. En second lieu, comme les bornes qui servaient d'indices aux guides étaient confondues et que les soldats d'Alexandre, errant de tous côtés, se séparaient les uns des autres, il parut tout-à-coup une troupe de corbeaux qui vinrent se mettre à leur tête pour être leurs conducteurs. Ces oiseaux les précédaient dans leur marche, ils les attendaient lorsqu'ils étaient arrêtés, ou qu'ils ralentissaient leurs pas. Et ce qui est bien plus admirable encore, la nuit , au rapport de Callisthène, ils les rappelaient par leurs cris lorsqu'ils s'étaient égarés, et les remettaient sur leur route.
XXXVIII. Quand il eut traversé le désert et qu'il fut arrivé à la ville où était le temple, le prophète d'Ammon le salua au nom du dieu, comme son fils. Alexandre lui demanda si quelqu'un des meurtriers de son père ne s'était pas dérobé à sa vengeance. « Que dites vous-là? repartit le prophète, votre père n'est pas mortel.» Il se reprit alors et demanda s'il avait puni tous les meurtriers de Philippe. II l'interrogea ensuite sur l'empire qui lui était destiné et demanda si le dieu lui accorderait de régner sur tous les hommes. Le dieu lui répondit, par la bouche du prophète, qu'il le lui accordait, et que la mort de Philippe avait été pleinement vengée. Alors il fit à Jupiter les offrandes les plus magnifiques et aux prêtres de riches présents. Voilà ce que disent, sur les oracles qu'il reçut, la plupart des historiens. Mais Alexandre lui-même, dans une lettre à sa mère, lui dit qu'il avait eu de l’oracle des réponses secrètes, qu'il ne communiquerait qu'à elle seule à son retour. Quelques écrivains prétendent que le prophète, ayant voulu saluer Alexandre en grec, se servit d'un terme d'amitié qui veut dire mon fils; mais, comme ce n'était pas sa langue, il se trompa sur la dernière lettre et mit un S au lieu d'un N' ; ce qui signifia fils de Jupiter. Ce défaut de prononciation fit grand plaisir à Alexandre et donna lieu à ce bruit si généralement répandu, que le dieu l'avait appelé son fils. Dans un entretien qu'il eut en Égypte avec le philosophe Psammon, il applaudit surtout à cette maxime: que Dieu est le roi de tous les hommes; que partout l'être qui commande et qui domine est divin. Mais il avait lui-même, sur ce point, une maxime plus philosophique encore : Dieu, disait-il , est le père commun de tous les hommes; mais il avoue particulièrement pour ses enfants les hommes les plus vertueux.
XXXIX. En général il était très fier avec les Barbares et voulait, devant eux, paraître persuadé qu'il avait une origine divine: à l'égard des Grecs, il se montrait plus réservé et ne se déifiait qu'avec beaucoup de retenue. Il s'oublia pourtant un jour, en écrivant aux Athéniens au sujet de Samos. «Ce n'est pas moi, leur disait-il, qui vous ai donné cette ville libre et célèbre; vous la tenez de celui qu'on appelait alors mon seigneur et mon père; » c'était Philippe qu'il désignait. Dans la suite, blessé d'un trait qui lui causait une vive douleur, il dit à ses officiers : « Mes amis, c'est un sang véritable qui coule de ma plaie, et non cette liqueur subtile
«Que l’on dit circuler dans les veines des dieux.»
Un jour qu'il faisait un tonnerre affreux, et que tout le monde en était effrayé : « Fils de Jupiter, lui dit le sophiste Anaxarque, n'est ce pas toi qui causes tout ce bruit?, - Non, lui répondit Alexandre; je ne cherche pas à me faire craindre de mes amis , comme tu le voudrais, toi qui méprises ma table, parce qu'on n'y sert que des poissons et non pas des têtes de satrapes. » On dit en effet qu'Alexandre ayant envoyé quelques petits poissons à Éphestion , Anaxarque avait tenu le propos qu'Alexandre lui reprochait ; mais que ce philosophe n'avait voulu que témoigner son mépris pour ceux qui poursuivent les grandes fortunes à travers mille peines et mille dangers , et tourner en ridicule ces hommes qui , malgré tous leurs plaisirs et toutes leurs jouissances, n'ont rien ou presque rien au-dessus des autres mortels. Il paraît, par les différents traits que nous venons de rapporter, qu'Alexandre, loin de s'abuser lui-même et de s'enfler de cette prétendue divinité, se servait seulement de l'opinion que les autres en avaient pour les assujettir.
XL. A son retour d'Égypte en Phénicie , il fit des sacrifices et des pompes solennelles en l'honneur des dieux ; il célébra des chœurs de musique et des jeux où l'on disputa le prix de la tragédie, et qui furent remarquables non seulement par la magnificence de leur appareil , mais encore par l'émulation de ceux qui en firent les préparatifs. Les rois de Cypre avaient fourni à cette dépense, comme le font à Athènes ceux qui, dans chaque tribu , sont désignés par le sort; et il y eut entre eux une ardeur merveilleuse à se surpasser les uns les autres. Mais personne ne se piqua plus de magnificence que Nicocréon, roi de Salamine , et Pasicratès, roi de Soli. Le premier paya l'habillement de Thessalus, et le second celui d'Athénodore, les deux acteurs qui avaient le plus de célébrité. Alexandre favorisait Thessalus , mais il ne montra son intérêt pour lui qu'après qu'Athénodore eut été proclamé vainqueur; le roi dit, en sortant du théâtre, qu'il approuvait le jugement, mais qu'il aurait donné avec plaisir la moitié de son royaume pour ne pas voir Thessalus vaincu. Athénodore ayant été condamné à l'amende par les Athéniens, pour ne s'être pas trouvé aux fêtes de Bacchus, pria le roi d'écrire en sa faveur : Alexandre n'écrivit pas, mais il paya l'amende pour lui. Un autre acteur nommé Licon, de la ville de Scarphium, ayant eu le plus grand succès sur le théâtre, inséra dans son rôle un vers par lequel il demandait à Alexandre dix talents ; ce prince sourit et les lui fit donner.
XLI. II était encore en Phénicie, lorsque Darius lui écrivit par plusieurs de ses amis et lui fit proposer dix mille talents pour la rançon des prisonniers, avec tous les pays situés en-deçà de l'Euphrate; il lui faisait offrir aussi une de ses filles en mariage: à ces conditions il lui promettait son alliance et son amitié. Alexandre communiqua ces propositions à ses courtisans; et Parménion prenant la parole dit qu'il les accepterait s'il était Alexandre: « Et moi aussi , repartit le roi, si j'étais Parménion. » Il répondit à Darius que s'il venait se rendre à lui , il serait traité avec tous les égards dus à son rang; qu'autrement il marcherait au premier jour contre lui. Mais il eut bientôt du regret de lui avoir écrit en ces termes, parce que la femme de Darius mourut en couche; il donna toutes les marques d'une véritable douleur et regretta d'avoir perdu une si grande occasion de faire connaître toute sa douceur. Il n'épargna rien pour faire à cette reine les funérailles les plus magnifiques. Un des eunuques de la chambre, nommé Tirée, qui avait été fait prisonnier avec les princesses, s'étant enfui du camp, courut à toute bride apprendre à Darius la mort de la reine.
XLII. A cette nouvelle, Darius se frappant la tête de douleur et versant un torrent de larmes: « Hélas! s'écria-t-il, à quelle destinée les Perses sont réduits! la femme et la sœur de leur roi, prisonnière pendant sa vie, est, après sa mort, privée des obsèques dues à son rang. - Pour ses obsèques, reprit l’eunuque, pour tous les honneurs que méritait une reine, vous n'avez pas, seigneur, à accuser le destin des Perses : ni ma maîtresse Statira, tant qu'elle a vécu, ni la reine votre mère, ni les princesses vos filles, n'ont eu à regretter aucun des biens et des honneurs dont elles jouissaient avant leur captivité, excepté celui de voir la lumière de vos yeux, que notre souverain seigneur Orosmade rétablira dans tout son éclat. Après sa mort, Statira n'a été privée d'aucune des distinctions qui pouvaient accompagner ses funérailles; elle a même été honorée des larmes de ses ennemis; car Alexandre n'est pas moins généreux après la victoire que vaillant dans les combats. » Ces paroles portèrent le trouble dans l'esprit de Darius, et la douleur dont il était pénétré ouvrit son âme aux soupçons les moins fondés ; il emmena l'eunuque dans le lieu le plus retiré de sa tente. « Si tu n'es pas, lui dit-il, devenu Macédonien, comme la fortune des Perses; si Darius est encore ton maître, dis-moi, par le respect que tu dois à la grande lumière de Mithrès, et à cette main que ton roi te tend, dis-moi si la mort de Statira n'est pas le moindre de ses maux que j'aie à pleurer; si , pendant sa vie , nous n'en avons pas souffert de plus déplorables, et si nous n'aurions pas été moins malheureux en tombant dans les fers d'un ennemi cruel et barbare. Quelle liaison honnête eût pu porter un jeune prince à rendre de si grands honneurs à la femme de son ennemi? » Il parlait encore, lorsque Tirée, se précipitant à ses pieds, le conjure de tenir un autre langage, de ne pas faire à Alexandre une telle injustice, de ne pas déshonorer, après sa mort, sa femme et sa sœur, de ne pas s'enlever à lui-même la plus grande consolation qu'il pût avoir dans son malheur, l'assurance d'avoir été vaincu par un homme supérieur à la nature humaine, et qui méritait toute son admiration, pour avoir donné aux femmes des Perses plus de preuves de sa continence qu'il n'en avait donné aux Perses de sa valeur. L'eunuque ajouta à ce discours des serments horribles et lui rapporta plusieurs autres traits de la tempérance et de la grandeur d’âme d'Alexandre. Alors Darius, allant retrouver ses courtisans, leva les mains au ciel et fit aux dieux cette prière: «Dieux qui présidez à la naissance des hommes et à la destinée des empires, accordez-moi la grâce de voir rétablir la fortune des Perses et de la transmettre à mes successeurs aussi brillante que je l'ai reçue, afin qu'après avoir triomphé de mes ennemis, je puisse reconnaître les bienfaits dont Alexandre m'a comblé dans mon malheur, par sa conduite envers les personnes qui me sont les plus chères. Mais si le temps marqué par les destins est enfin arrivé ; s'il faut que la vengeance céleste on la vicissitude des choses humaines mette fin à l'empire des Perses, ne permettez pas qu'un autre qu'Alexandre soit assis sur le trône de Cyrus. » Tel est le récit de la plupart des historiens.
XLIII. Alexandre, s'étant rendu maître de tous les pays situés en-deçà de l’Euphrate, alla au-devant de Darius, qui venait à lui avec une armée d'un million de combattants. Pendant sa marche, un de ses courtisans lui raconta, comme une plaisanterie qui pouvait l’amuser, que les valets de l'armée, voulant se divertir, s'étaient partagés en deux bandes; qu’à la tête de chaque bande ils avaient mis un chef, et nommé l'un Alexandre , l’autre Darius; que leurs escarmouches avaient commencé par des mottes de terre qu'ils se jetaient les uns aux autres; qu'ensuite ils en étaient venus aux coups de poing; qu'enfin, le combat s’étant échauffé de plus en plus, ils s'étaient battus à coups de pierres et de bâtons, et qu'on ne pouvait plus les séparer. Alexandre ordonna que les deux chefs combattissent l'un contre l'autre; celui qui portait le nom d'Alexandre fut armé par le roi lui-même, et son adversaire par Philotas. Toute l'armée, spectatrice de ce combat , en regardait l'issue comme un présage de ce qui arriverait aux deux armées. Après un combat très rude, le champion qui représentait Alexandre resta vainqueur, et reçut de ce prince, pour prix de sa victoire, douze villages, et le privilège de porter l'habit des Perses. Voilà ce que raconte Ératosthène. Le grand combat qu' Alexandre livra contre Darius n'eut pas lieu à Arbelles , comme la plupart des historiens l’ont dit, mais à à Gaugamèles, nom qui, en langue persanne, signifie maison du chameau, et qui fut donné à ce bourg en mémoire du bonheur qu'eut un ancien roi des Perses d'échapper à ses ennemis sur un chameau fort vite à la course, qu'il fit depuis nourrir à Gaugamèles, et à l'entretien duquel il assigna quelques villages et des revenus particuliers. Il y eut au mois de Boëdromion, vers le commencement de la fête des mystères à Athènes, une éclipse de lune; et l’onzième nuit après l'éclipse, les deux armées étant en présence, Darius tint la sienne sous les armes, et parcourut les rangs à la clarté des flambeaux. Pendant que les Macédoniens reposaient, Alexandre fit, avec Aristandre son devin, des sacrifices secrets dans sa tente , et immola des victimes à la Peur.
XLIV. Ses plus anciens officiers, et en particulier Parménion, en voyant la plaine située entre le mont Niphate et les monts Gordyens tout éclairée par les flambeaux des Barbares, étonnés de la multitude innombrable des ennemis, et frappés de ce mélange confus de voix inarticulées, de ce tumulte, de ce bruit effroyable qui se faisait entendre de leur camp comme du sein d’une mer agitée, s'entretenaient entre eux de la difficulté qu'il y aurait à repousser en plein jour une armée si formidable. Ils allèrent donc trouver Alexandre après qu’il eut fini ses sacrifices et lui conseillèrent d'attaquer les ennemis pendant la nuit, pour dérober aux Macédoniens, à la faveur des ténèbres, ce que le combat aurait de plus effrayant. Alexandre lent répondit ce mot devenu depuis si célèbre: « Je ne dérobe pas la victoire. » Quelques personnes ont trouvé cette réponse vaine et puérile et n'approuvent pas qu ’Alexandre se soit joué d'un danger si grand. D'autres y ont vu une noble confiance sur le présent, et une sage prévoyance de l’avenir, qui ôtait à Darius, après sa défaite, le prétexte de reprendre courage et de tenter encore la fortune, en accusant de cette seconde déroute la nuit et les ténèbres, comme il avait attribué la première aux montagnes, aux défilés et au voisinage de la mer. Il sentait bien que ce ne serait jamais le défaut d'armes et de soldats qui obligerait Darius, maître d'une si grande puissance et d'un empire si vaste, à ne plus faire la guerre; et qu'il n'y renoncerait que lorsqu'une victoire remportée sur lui par la force seule et en plein jour, en le convainquant de sa faiblesse , aurait abattu sa fierté et détruit ses espérances. Quand ses officiers se furent retirés , il se coucha dans sa tente; et, contre sa coutume, il dormit, dit-on, toute la nuit du sommeil le plus profond. Lorsque ses capitaines se rendirent le lendemain de très bonne heure à sa tente , ils furent fort surpris de le trouver endormi et donnèrent d'eux-mêmes aux troupes l'ordre de prendre leur repas. Enfin, comme le temps pressait, Parménion entra, et, s'étant approché de son lit, il l'appela deux ou trois fois par son nom ; et, après l'avoir réveillé, il lui demanda comment il pouvait dormir si tard, comme s'il avait déjà vaincu , et qu'il ne fût pas sur le point de donner la plus grande bataille qu'il eût jamais livrée. « Eh ! quoi, lui répondit Alexandre en souriant, ne regardez-vous pas déjà comme une victoire de n'avoir plus à courir de côté et d'autre à la poursuite de Darius, comme lorsqu'il fuyait à travers de vastes campagnes qu’il ravageait sous nos yeux ? »
XLV. Cette grandeur d'âme qu'il fit paraître avant le combat n'éclata pas moins au fort du danger , où sa présence d'esprit et sa confiance ne se démentirent point. La victoire fut quelque temps douteuse à l’aile gauche, que Parménion commandait : chargée par la cavalerie des Bactriens avec autant d'impétuosité que de violence, elle fut ébranlée et lâcha le pied. D'un autre côté, Mazéus, ayant détaché du corps de l'armée un certain nombre de gens de cheval pour aller prendre par derrière ceux qui gardaient les bagages, Parménion, troublé de cette double attaque, dépêche promptement à Alexandre pour l'avertir que son camp et ses bagages sont perdus, s'il n'y envoie sur-le-champ un puissant secours du front de la bataille. Alexandre venait de donner au corps qu’il commandait le signal de la charge. « Dites à Parménion, répondit-il au courrier, que son trouble l'empêche de juger sainement des choses, et lui fait sans doute oublier que si nous remportons la victoire, nous aurons, outre notre bagage, celui de l'ennemi; et que, vaincus, nous n'aurons plus à songer aux bagages et aux prisonniers, mais à mourir honorablement en faisant les plus grands efforts de courage. »
XLVI. Après cette réponse à Parménion , il se couvrit de son casque; il avait déjà mis dans sa tente le reste de son armure: elle consistait en un sayon de Sicile, qui s'attachait avec une ceinture et sur lequel il mettait une double cuirasse de lin, trouvée dans le butin qu'on avait fait à Issus. Son casque, ouvrage de l'armurier Théophile, était de fer; mais il brillait autant que l'argent le plus pur. Le hausse-col, de même métal, était garni de pierres précieuses; il avait une épée très légère et d'une trempe admirable, dont le roi des Citiens lui avait fait présent; c'était l'arme dont il faisait le plus d'usage dans les combats. Il portait une cotte d'armes d'un travail et d'une magnificence bien au-dessus du reste de son armure: c'était l'ouvrage de l'ancien Hélicon. La ville de Rhodes en avait fait présent à Alexandre pour honorer sa valeur; et il la portait toujours en combattant. Quand il rangeait ses troupes en bataille, qu'il donnait des ordres ou des avis et qu'il parcourait les rangs, il se servait d'un autre cheval que Bucéphale, qu'il ménageait, parce qu'il était déjà vieux, ne le prenant qu'au moment de combattre. Dès qu'il l'avait monté, il faisait donner le signal de la charge. Ce jour-là, il parla assez longtemps aux Thessaliens et aux autres Grecs, qui tous augmentèrent sa confiance, en lui criant qu'il les menât à l'ennemi. Alors, passant sa javeline à la main gauche, il éleva sa main droite vers le ciel et pria les dieux que s'il était véritablement fils de Jupiter, ils daignassent défendre et fortifier les Grecs. Le devin Aristandre , qui, vêtu de blanc et une couronne d'or sur la tête, marchait à cheval à côté de lui, fit remarquer aux soldats un aigle qui volait au-dessus de la tête du roi, et dont le vol le menait droit à l'ennemi.
XLVII. Cet augure remplit de courage tous ceux qui le virent; ils s'exhortent, ils s'animent les uns les autres; la cavalerie court à l'ennemi, et la phalange se déploie dans la plaine comme les vagues d'une mer agitée. Les premiers rangs n'avaient pu encore en venir aux mains, que déjà les Barbares étaient en fuite. Ils furent poursuivis très vivement; Alexandre poussait les fuyards jusqu'au centre de leur bataille, où il avait aperçu de loin Darius, par-dessus les premiers bataillons. Placé au milieu de son escadron royal, ce prince s'y faisait distinguer par sa bonne mine et sa taille avantageuse. Il était assis sur un char très élevé, défendu par l'élite de la cavalerie, qui, répandue autour du char, paraissait disposée à bien recevoir l'ennemi. Mais, quand ils virent de près Alexandre, qui, d'un air terrible renversait les fuyards sur ceux qui tenaient encore ferme, ils furent si effrayés que la plupart se débandèrent. Les plus braves et les plus attachés au roi se firent tuer devant lui; et, en tombant les uns sur les autres, ils arrêtèrent la poursuite de l'ennemi; car dans leur chute ils saisissaient les Macédoniens et s'attachaient même aux pieds des chevaux. Darius se vit dans ce moment menacé des plus affreux dangers; ses cavaliers, rangés devant son char, se renversaient sur lui; il ne pouvait faire tourner le char pour se retirer; les roues étaient retenues par le grand nombre des morts; et les chevaux embarrassés, cachés presque par ces monceaux de cadavres , se cabraient et n'obéissaient plus au frein. Il abandonne donc son char et ses armes, monte sur une jument, qui venait de mettre bas et prend précipitamment la fuite. II est vraisemblable qu'il n'aurait pas échappé à la poursuite d'Alexandre, si dans le même instant il ne fût arrivé de nouveaux courriers de Parménion demander du secours au roi, parce qu'une grande partie des ennemis tenait encore ferme et ne paraissait pas devoir si tôt céder. En général, on reproche à Parménion d'avoir montré dans cette bataille de la lenteur et de la lâcheté; soit que la vieillesse eût affaibli son audace, soit, comme le prétend Callisthène, qu'il ne pût plus supporter la puissance et l'orgueil d'Alexandre et qu'il fût jaloux de sa gloire. Alexandre, affligé de ce second message, qui l'appelait d'un autre côté, fit sonner la retraite; mais il n'en dit pas à ses soldats la véritable cause : il feignit qu'il était las de carnage, et que la nuit l'obligeait de cesser le combat. Pendant qu'il courait à son aile gauche qu'il croyait en danger, il apprit en chemin que les ennemis avaient été entièrement défaits et qu'ils étaient en fuite.
XLVIII. On ne douta plus, après cette grande victoire, que l'empire des Perses ne fût détruit sans ressource. Alexandre, reconnu roi de toute l'Asie, offrit aux dieux des sacrifices magnifiques; il fit à tous ses amis de riches présents et leur donna des maisons et des gouvernements. Mais, jaloux surtout de se montrer généreux envers les Grecs, il leur écrivit que toutes les tyrannies étaient dès ce moment abolies dans la Grèce et que les peuples se gouverneraient désormais par leurs lois. Il manda en particulier aux Platéens qu'il ferait rebâtir leur ville, parce que leurs ancêtres avaient cédé leur territoire aux Grecs, afin d'y combattre pour la liberté commune. II envoya aux habitants de Crotone, en Italie, une partie des dépouilles, pour honorer le souvenir du zèle et de la valeur de l'athlète Phayllus, qui, dans la guerre des Mèdes, quand les autres Grecs d’ Italie abandonnaient les véritables Grecs, qu'ils croyaient perdus sans retour, équipa une galère à ses frais et se rendit à Salamine pour partager le péril de la Grèce: tant Alexandre favorisait toute espèce de vertu et gardait fidèlement le souvenir des belles actions !
XLIX. II eut bientôt soumis toute la Babylonie; et, en la parcourant, il admira surtout dans la province d'Ecbatane un gouffre d'où sortaient continuellement, comme d'une source inépuisable, des ruisseaux de feu. Il vit avec le même étonnement une source de naphte si abondante, qu'en se débordant elle formait, non loin de ce gouffre, un lac considérable. Le naphte ressemble au bitume; il a aussi une telle analogie avec le feu , qu'avant même de toucher à la flamme, il s'allume à l'éclat seul qu'elle jette et embrase l'air qui se trouve entre deux. Les Barbares, pour faire connaître au roi la nature et la force de cette matière, en arrosèrent la rue qui menait au palais; et, se plaçant à un des bouts à l'entrée de la nuit, ils approchèrent leurs flambeaux des gouttes de ce fluide qu'ils y avaient répandues. A peine les premières gouttes eurent pris feu, que la flamme se communiqua à l'autre bout avec une rapidité que la pensée pouvait à peine suivre, et la rue parut embrasée dans toute sa longueur. Alexandre avait alors auprès de lui un Athénien nommé Athénophane, qui, accoutumé à le servir au bain et à lui frotter le corps d'huile, s'entendait mieux qu'aucun de ceux qui lui rendaient le même service à l'amuser et à le divertir de ses affaires. Un jour qu'un jeune garçon, nommé Stéphanus, mal fait et d'une figure ridicule, mais qui chantait agréablement, se trouvait dans la chambre du bain : « Seigneur, dit au roi Athénophane, voulez-vous que nous fassions sur Stéphanus l'essai du naphte? Si le feu s'allume sur lui et qu'il ne s'éteigne pas, j'avouerai que sa force est admirable et que rien ne peut la surmonter. » Le jeune homme s'offrit volontiers pour faire cette épreuve ; et à peine il eut été frotté de naphte, à peine cette matière eut touché son corps, qu'il fut environné de flammes et qu'il parut tout en feu. Alexandre en eut une frayeur extrême; et si, par bonheur, il ne s'était pas trouvé là plusieurs garçons de service, qui avaient sous la main des vases pleins d'eau pour le bain du roi, le secours n'aurait pu prévenir la rapidité de la flamme, ni empêcher que Stéphanus ne fût entièrement brûlé. Encore eut-on beaucoup de peine à éteindre le feu qui avait gagné tout son corps; et ce jeune homme en fut malade le reste de sa vie.
L. Ce n'est donc pas sans vraisemblance que quelques auteurs, voulant ramener la fable à la vérité, prétendent que le naphte est la drogue dont Médée se servit pour frotter la couronne et le voile dont il est si fort question dans les tragédies ; car le feu n'en sortit pas naturellement et de lui-même; mais, dès qu'on en eut approché la flamme, par une sorte d'attraction elle s'y communiqua avec tant de rapidité, que l’œil pouvait à peine l'apercevoir. Quand les rayons du feu et ses émanations partent de loin, les corps qu'ils touchent ne reçoivent que la lumière et la chaleur; mais, quand ils rencontrent des corps qui, avec une extrême sécheresse, contiennent un air subtil, une substance onctueuse et abondante, alors ils s'attachent à la faculté ignée qui réside dans ces corps, l'attirent facilement et enflamment subitement la matière qu'ils trouvent disposée à recevoir leur action. On n'est pas certain encore comment le naphte est produit; on ignore si c’est une sorte de bitume liquide, ou plutôt si ce n’est pas un fluide d’une nature différente, qui, coulant de ce sol naturellement gras et pénétré de feu, sert d’aliment à la flamme; car le terrain de la Babylonie est imprégné de feu, et souvent on voit les grains d'orge sauter et bondir plusieurs fois dans l'air; on dirait que le sol, agité par les substances ignées qu’il recèle dans son sein , a une sorte de pouls qui le fait tressaillir: aussi, dans les grandes chaleurs, les habitants sont-ils obligés de coucher sur des outres remplies d'eau. Harpalus, qu'Alexandre laissa pour gouverner ce pays, curieux d'orner le palais du roi et les promenades publiques des plantes de la Grèce, parvint à les y naturaliser toutes, excepté le lierre, que le sol repoussa constamment et qu'il fut impossible d'y acclimater; car le terrain est brûlant et le lierre aime le froid. Ces sortes de digressions, renfermées dans de justes bornes, ne déplairont pas sans doute aux lecteurs même les plus difficiles.
LI. Alexandre, s'étant rendu maître de Suse, trouva dans le château de cette ville quarante mille talents d'argent monnayé, et une quantité innombrable de meubles et d'effets précieux de toute espèce; entre autres cinq mille talents de pourpre d'Hermione, qu'on y avait amassée pendant l'espace de cent quatre-vingt-dix ans et qui conservait encore toute sa fleur et tout son éclat : cela vient , dit-on , de ce que la teinture en écarlate s'y faisait avec du miel, et la teinture en blanc avec l'huile la plus blanche; on en voit aujourd'hui d'aussi anciennes qui ont encore toute leur fraîcheur et toute leur vivacité. Dinon rapporte que les rois de Perse faisaient venir de l'eau du Nil et de l'Ister, qu'ils mettaient en dépôt à Gaza avec leurs autres trésors, pour montrer que l'étendue de leur empire embrassait presque toute la terre. La Perse est un pays très rude et d'un abord difficile; d'ailleurs, depuis que Darius s'y était retiré après sa fuite, elle était gardée par les plus vaillants des Perses. Un homme qui, né d'un père lycien et d'une mère persane, parlait fort bien les deux langues , servit de guide à Alexandre et l'y fit entrer par un détour peu considérable : on dit que ce guide lui avait été prédit dans son enfance par la Pythie, qui lui annonça qu'un Lycien le conduirait en Perse. Il se fit là un carnage horrible des prisonniers. Alexandre, qui, d'après ce qu'il a écrit lui-même, crut que son intérêt exigeait cette mesure rigoureuse, donna 1'ordre de passer tous les hommes au fil de l'épée. Il trouva dans la Perse autant d'or et d'argent monnayé qu'à Suse; il le fit emporter, avec toutes les autres richesses, sur vingt mille mulets et cinq mille chameaux. Alexandre, en entrant dans le palais de Persépolis, vit une grande statue de Xerxès que la foule, qui se pressait pour l'accompagner, avait renversée : il s’arrêta, et lui adressant la parole comme si elle eût été animée : « Dois-je passer outre et te laisser étendu par terre, pour te punir de la guerre que tu as faite aux Grecs? ou te relèverai-je par estime pour ta grandeur d’âme et pour tes autres qualités? » Après être resté longtemps pensif, sans rien dire, il passa outre. Comme ses troupes avaient besoin de se refaire et qu'on était dans l'hiver, il y séjourna quatre mois. La première fois qu'il s'assit sur le trône des rois de Perse, sous un dais d'or, Démarate de Corinthe, qui avait été l'intime ami de Philippe, et qui aimait tendrement Alexandre, se mit à pleurer comme un bon vieillard et donna des regrets à ceux des Grecs qui, ayant péri dans les combats, avaient été privés du plus grand plaisir dont ils eussent pu jouir , celui de voir Alexandre assis sur le trône de Darius.
LII. Ce prince, avant de marcher contre Darius, qu'il se disposait à poursuivre, donna à ses courtisans un grand festin, dans lequel il s'abandonna tellement à la débauche, que les femmes mêmes y vinrent boire et se réjouir avec leurs amants. La plus célèbre de ces femmes était la courtisane Thaïs, née dans l'Attique et alors maîtresse de Ptolémée, celui qui fut depuis roi d’Égypte. Après avoir loué finement Alexandre et s'être permis même quelques plaisanteries, elle s'avança dans la chaleur du vin, jusqu'à lui tenir un discours assez conforme à l'esprit de sa patrie, mais bien au-dessus de son état. « Je suis, lui dit-elle, bien payée des peines que j'ai souffertes en errant par toute l'Asie, lorsque j'ai la satisfaction d'insulter aujourd'hui à l'orgueil des rois de Perse; mais ma joie serait bien plus grande, si je pouvais, en masque, brûler le palais de ce Xerxès qui brûla la ville d'Athènes, et y mettre moi-même le feu en présence du roi , pour faire dire partout que les femmes qui étaient dans le camp d'Alexandre avaient mieux vengé la Grèce de tant de maux qu'elle avait essuyés de la part des Perses, que tous les généraux qui ont combattu pour elle et sur terre et sur mer. » Ce discours fut accueilli avec des cris et des applaudissements redoublés : tous les courtisans s'excitèrent les uns les autres; et le roi lui-même, entraîné par leur invitation et par leur exemple, se lève de table avec précipitation, et, la couronne de fleurs sur la tête, une torche à la main, il marche à la tête de tous les convives, qui, en dansant et poussant de grands cris, vont environner le palais. Tous les autres Macédoniens, informés de ce qu'on allait faire, accourent avec des flambeaux , pleins de joie, dans la pensée qu'ils eurent qu'Alexandre avait le projet de retourner, en Macédoine et ne voulait plus rester parmi les Barbares, puisqu'il brûlait et détruisait lui-même le palais de leurs rois. Voilà comment les uns racontent que cet incendie eut lieu; d'autres disent qu'Alexandre mit le feu à ce palais, de dessein formé; mais tous conviennent qu'il s'en repentit promptement et qu'il ordonna de l'éteindre.
LIII. Alexandre, né généreux, donna toujours avec plus de libéralité, à mesure que sa puissance et ses richesses augmentèrent; il accompagnait ses présents de ces témoignages de bienveillance qui seuls font le véritable prix du bienfait : j'en rapporterai quelques exemples. Ariston, qui commandait les Péoniens, ayant tué un ennemi, en apporta la tête aux pieds du roi, en lui disant : « Seigneur, cette sorte de présent est récompensée parmi nous d'une coupe d'or. - Oui, d’une coupe vide, repartit Alexandre; mais moi, je vous la donne pleine de vin, et je vous porte la santé. » Un Macédonien qui conduisait un mulet chargé de l'or du roi, voyant cet animal si fatigué, qu'il ne pouvait plus se soutenir, mit la charge sur son dos; Alexandre, qui le vit plier sous le poids, et prêt à jeter le fardeau, apprenant ce qu'il avait fait : « Mon ami, lui dit-il, ne te fatigue pas plus qu'il ne faut; fais seulement en sorte de porter cet argent jusque chez toi, car je te le donne. » En général, il savait plus mauvais gré à ceux qui refusaient ses présents, qu'à ceux qui lui en demandaient. Il écrivit à Phocion qu'il ne le regarderait plus comme son ami s'il continuait à refuser ses bienfaits. Un jeune homme, nommé Sérapion, lui ramassait les balles au jeu de paume; et comme il ne demandait jamais rien, Alexandre ne pensait pas à lui donner. Un jour que le roi jouait, Sérapion jetait toujours la balle aux autres joueurs: « Tu ne me la donnes donc pas, lui dit Alexandre. - Seigneur, lui répondit Sérapion , vous ne me la demandez pas. » Le roi se mit à rire et lui fit depuis beaucoup de présents. Un certain Protéas, homme plaisant, et qui, à table, divertissait le roi par ses railleries, avait encouru son indignation. Les courtisans ayant sollicité son pardon, et lui-même le demandant avec larmes, Alexandre dit qu'il lui rendait ses bonnes grâces. « Seigneur , lui répondit Protéas, daignez d'abord m'en donner un gage. » Alexandre lui fit donner cinq talents.
LIV. On peut juger à quel excès il portait sa libéralité envers ses amis et ses gardes, par une lettre qu'Olympias lui écrivit à ce sujet. « J'approuve fort, lui disait-elle , que vous fassiez du bien à vos amis; ces libéralités vous honorent; mais vous les égalez à des rois et vous leur donnez ainsi le moyen de se faire beaucoup de partisans, en vous les ôtant à vous-même. » Comme Olympias lui donnait souvent cet avis dans ses lettres, il ne les communiqua plus à personne: une fois seulement qu'il venait d'en ouvrir une, Éphestion s'approcha et la lut avec lui, comme il avait coutume de faire; Alexandre ne l'en empêcha point, mais il tira son anneau du doigt et en mit le cachet sur la bouche d'Éphestion. Mazée, qui avait joui de la plus grande faveur auprès de Darius, avait un fils pourvu d'un grand gouvernement; Alexandre lui en donna un second plus considérable, que ce jeune homme refusa. « Seigneur, lui dit-il, nous n'avions autrefois qu'un Darius, et vous faites aujourd'hui plusieurs Alexandres. » Il fit présent à Parménion de la maison de Bagoas, dans laquelle ce général trouva, dit-on, pour mille talents des meubles de Suse. Il écrivit à Antipater de prendre des gardes, parce qu'on voulait attenter à sa vie. Il combla sa mère des plus riches présents ; mais il ne souffrit jamais qu'elle se mêlât des affaires, ni qu'elle gouvernât. Lorsqu'elle s'en plaignit, il supporta doucement sa mauvaise humeur. Antipater lui ayant écrit une longue lettre contre Olympias, il dit, après l'avoir lue : « Antipater ne sait pas que dix mille lettres pareilles sont effacées par une larme d'une mère. »
LV. II voyait ses courtisans, livrés à un luxe excessif, mener la vie la plus voluptueuse et la plus recherchée. Agnon de Téos avait des clous d'argent à ses pantoufles; Léonatus faisait venir, sur plusieurs chameaux, de la poussière d'Égypte, pour s'en servir à ses exercices ; Philotas avait pour la chasse des toiles qui embrassaient un espace de cent stades; le plus grand nombre d'entre eux employait, pour les bains et les étuves, les essences les plus précieuses, et très peu se servaient d'huile; ils traînaient à leur suite des troupes de baigneurs et de valets de chambre pour faire leurs lits. Il les en reprit avec autant de douceur que de sagesse. « Je m'étonne , leur dit-il , qu'après avoir livré tant et de si grands combats, vous ayez oublié que ceux qui se sont fatigués dorment d'un sommeil plus doux que ceux qui vivent dans l’inaction. Ne voyez-vous pas , en comparant votre genre de vie avec celui des Perses, que rien n'est plus servile que de vivre dans le luxe; rien de plus digne d'un roi que le travail? Et comment un officier pourra-t-il s'assujettir à panser lui-même son cheval, à fourbir sa lance ou son casque, lorsqu'il aura perdu l'habitude d'employer ses mains au soin de son propre corps, qui est ce qui le touche de plus près? Ignorez-vous que le moyen de rendre nos victoires durables, c'est de ne pas imiter les vaincus? » Dès ce moment il se livra plus qu'il n'avait fait encore aux fatigues de la guerre et de la chasse, et s'exposa sans ménagement aux plus grands dangers; aussi un ambassadeur de Sparte l'ayant vu terrasser un lion énorme: « Alexandre, lui dit-il, vous avez combattu avec beaucoup de gloire contre ce lion pour la royauté. » Cratère consacra dans la suite cette chasse au temple de Delphes; il y fit placer les statues du lion et des chiens, celle d'Alexandre, qui terrassait le lion, et la sienne où il était représenté allant à son secours . Elles étaient toutes de bronze et avaient été jetées en fonte, les unes par Lysippe, et les autres par Léocharès.
LVI. C'est ainsi qu'Alexandre, pour s'animer lui-même à la vertu et y exciter les autres, bravait les plus grands périls; mais ses courtisans, à qui leur faste et leurs richesses faisaient désirer une vie oisive et voluptueuse, ne pouvaient plus supporter la fatigue des voyages et des expéditions militaires; ils en vinrent même jusqu'à murmurer contre Alexandre et à mal parler de lui. Il souffrit d'abord ces plaintes avec beaucoup de douceur: « Il est d'un roi , disait-il, d'entendre dire du mal de soi, par ceux mêmes qu'il a comblés de biens. » Il continuait cependant à faire éclater, jusque dans ses moindres bienfaits, sa bienveillance et son estime pour ses amis: en voici quelques traits. II écrivit à Peucestas pour se plaindre de ce qu'ayant été mordu par un ours, il avait fait part à ses amis de son accident et ne lui en avait rien mandé. « Maintenant du moins, ajoutait-il, faites-moi savoir comment vous êtes; et si quelqu’un de ceux qui chassaient avec vous ne vous a pas abandonné dans ce péril , afin que je l’en punisse. » Éphestion était absent pour quelques affaires : Alexandre lui écrivit que, pendant qu'il s'amusait avec ses amis à la chasse de l’ichneumon, Cratère, qui s'était trouvé devant la javeline de Perdiccas , avait eu les deux cuisses percées. Peucestas ayant été guéri d'une grande maladie, Alexandre écrivit à son médecin Alexippe pour l’en remercier. Dans une maladie de Cratère, le roi, pendant son sommeil, eut une vision, d'après laquelle il fit des sacrifices pour sa guérison et lui ordonna d'en faire de son côté. Il écrivit en même temps à Pausanias, médecin de Cratère, qui voulait purger le malade avec de l'ellébore, pour lui témoigner son inquiétude et lui recommander de prendre bien garde à la médecine qu'il lui donnerait. Il fit mettre en prison Éphialte et Cissus , qui les premiers lui apprirent la fuite d'Harpalus, parce qu’il les regarda comme des calomniateurs. On avait dressé par son ordre une liste des vieillards et des infirmes pour les renvoyer en Grèce; un certain Eurylochus d'Égée s'était fait inscrire sur le rôle des invalides; mais ensuite, convaincu de n'avoir aucune infirmité, il avoua qu'ayant du goût pour une femme nommée Télésilla qui s'en retournait, il avait voulu l’accompagner jusqu'à la mer. Alexandre lui demanda de quelle condition était cette femme; et Eurylochus lui ayant répondu que c'était une courtisane de condition libre : « Mon ami , lui dit Alexandre, je désire favoriser ton amour; mais puisque Télésilla est de condition libre, vois comment nous pourrons, ou par des présents ou par des prières, lui persuader de rester. »
LVII. On ne saurait refuser son admiration à un prince qui porte jusqu'à de si petits détails son affection pour ses amis. Par exemple, il ordonna de faire la recherche la plus exacte d'un esclave de Séleucus, qui s'était enfui en Cilicie; il loua Peucestas d'avoir fait arrêter Nicon, un des esclaves de Cratère; il écrivit à Mégabyse de faire son possible pour prendre un esclave qui s'était réfugié dans un temple, en l'obligeant, s'il le pouvait, de sortir de son asile, mais lui défendant de mettre la main sur lui tant qu'il y serait. Dans les commencements de son règne, quand il jugeait des affaires criminelles, il bouchait une de ses oreilles pendant que l'accusateur parlait, afin de la conserver libre de toute prévention pour entendre l'accusé. Dans la suite, il fut aigri par le grand nombre d'accusations qu'on portait devant lui ; il en trouva tant de vraies, qu'elles lui firent croire celles même qui étaient fausses; mais rien ne le mettait plus hors de lui-même, et ne le rendait plus inexorable, que d'apprendre qu'on avait mal parlé de lui; il faisait voir alors qu'il préférait sa réputation à sa vie, et à l'empire même.
LVIII. Cependant il se mit à la poursuite de Darius, dans l'intention de le combattre encore; mais, informé que Bessus était maître de sa personne, il renvoya les Thessaliens dans leur pays et leur donna, outre leur solde, une gratification de deux mille talents. En poursuivant Bessus, il fit à cheval, en onze jours, trois mille trois cents stades. Cette marche forcée et surtout la disette d'eau accablèrent de fatigue la plupart de ceux qui le suivaient. Un jour il rencontra des Macédoniens qui portaient de l'eau dans des outres sur des mulets, et qui, le voyant, à l'heure de midi, cruellement tourmenté par la soif, remplirent d'eau un casque et la lui apportèrent. Alexandre leur demanda à qui ils portaient cette eau : « A nos enfants, répondirent-ils; mais si nous perdons ceux-ci, nous en aurons assez d'autres tant que vous serez en vie. » Il prit le casque de leurs mains; et, regardant autour de lui tous ses cavaliers, qui, la tête penchée, avaient les yeux fixés sur cette boisson, il la rendit à ceux qui l'avaient apportée, sans en boire une goutte, et les remercia de leur zèle : « Si j'en buvais seul, ajouta-t-il, ces gens-ci perdraient courage. » Les cavaliers, admirant sa tempérance et sa grandeur d'âme, lui crièrent de les mener partout où il voudrait et piquèrent leurs chevaux, en disant qu'ils n'avaient plus ni lassitude, ni soif, et qu'ils ne se croiraient pas mortels tant qu'ils auraient un tel roi à leur tête.
LIX. Ils avaient tous le même désir de le suivre ; mais il n'y en eut que soixante qui purent arriver avec lui au camp des ennemis. Là, ayant passé sur des tas d'or et d'argent répandus à terre et à travers une grande quantité de chariots remplis de femmes et d'enfants, qui n'avaient pas de conducteurs , ils couraient à toute bride vers les escadrons les plus avancés, où ils pensaient que devait être Darius. Ils le trouvèrent enfin, couché dans son char, le corps percé de javelots et sur le point d'expirer. Dans cet état, il demanda à boire; et ayant bu de l'eau fraîche que Polystrate lui donna : « Mon ami , lui dit-il , c'est pour moi le comble du malheur, que d'avoir reçu de toi un tel bienfait, sans pouvoir le reconnaître; mais Alexandre t'en donnera la récompense; et les dieux récompenseront Alexandre de la douceur qu'il a témoignée à ma mère, à ma femme et à mes enfants; mets pour moi ta main dans la sienne, comme un gage de ma reconnaissance. , En finissant ces mots, il mit sa main dans celle de Polystrate et il expira. Alexandre arriva dans ce moment et donna toutes les marques de la douleur la plus vive; il détacha son manteau, le jeta sur le corps de Darius et l'enveloppa. Dans la suite s'étant saisi de Bessus, il le punit du dernier supplice; il fit courber, avec effort, des arbres très droits l'un vers l'autre; on attacha à chacun des arbres un membre de son corps, et on laissa reprendre leur situation naturelle à ces arbres, qui, en se redressant avec violence, emportèrent chacun le membre qui y était attaché: il ordonna ensuite qu'on embaumât le corps de Darius avec toute la magnificence due à son rang, après quoi il le renvoya à sa mère, et reçut son frère Oxathrès au nombre de ses amis.
LX. De là il descendit dans l'Hyrcanie avec l'élite de son armée et vit la mer Caspienne, qu'il jugea aussi grande que le Pont-Euxin, mais dont l'eau est plus douce que celle des autres mers. Il ne put acquérir aucune connaissance certaine sur la nature de cette mer; il conjectura seulement que c'était un lac formé par l'écoulement des Palus-Méotides: cependant, les physiciens savaient à cet égard la vérité; car, bien avant l'expédition d'Alexandre dans ces contrées, ils avaient dit que des quatre golfes qui, de la mer extérieure, entrent dans les terres, le plus septentrional est la mer d'Hyrcanie, qu'on appelle aussi mer Caspienne. Ce fut là que quelques Barbares ayant rencontré ceux qui conduisaient son cheval Bucéphale, le leur enlevèrent. Cette perte l'affecta vivement; il envoya sur-le-champ un héraut à ces Barbares et les fit menacer , s'ils ne lui renvoyaient pas son cheval, de les passer tous au fil de l'épée, avec leurs femmes et leurs enfants. Les Barbares, en le lui ramenant, lui livrèrent toutes leurs villes; Alexandre les traita avec beaucoup de douceur et paya la rançon de son cheval à ceux qui l'avaient pris.
LXI. De l'Hyrcanie il alla dans la Parthienne : et, comme il y jouissait d'un grand loisir , il prit pour la première fois l'habillement des Barbares, soit qu'il crût que cette conformité aux lois et aux coutumes du pays serait le plus puissant moyen d'en apprivoiser les habitants, soit qu'il cherchât à sonder les Macédoniens sur l'usage de l'adoration qu'il voulait introduire parmi eux, en les accoutumant peu à peu à ce changement d'habit et aux manières des Barbares. Cependant il n'adopta pas tout le costume des Mèdes, qui lui parut trop étrange et trop barbare; il ne prit ni le caleçon ni la robe traînante , ni la tiare,mais un habillement qui tenait le milieu entre celui des Perses et celui des Mèdes, et qui, moins fastueux que
ce dernier, était plus majestueux que l'habit des Perses. II ne s'en servit d'abord que lorsqu'il parlait aux Barbares, ou quand il était en particulier avec ses plus intimes amis. Il le porta ensuite en public et dans son palais lorsqu’il donnait ses audiences. Ce changement déplaisait fort aux Macédoniens; mais l'admiration dont ils étaient remplis pour ses autres vertus les rendait indulgents sur ce qu'il donnait au plaisir et à la vanité : lui qui , déjà couvert de cicatrices, venait encore d'être blessé d'une flèche qui lui avait cassé et fait tomber le petit os de la jambe ; qui, dans une autre occasion, avait été frappé au cou d’une pierre, dont le coup lui avait causé un long éblouissement; et, malgré tous ces accidents, il ne cessait de s'exposer sans ménagement aux plus grands dangers. Tout récemment encore, il venait de passer le fleuve Orexartes, qu'il prenait pour le Tanaïs ; et, après avoir mis en fuite les Scythes, il les avait poursuivis pendant plus de cent stades, quoiqu'il fût très affaibli par la dysenterie. Ce fut là que la reine des Amazones vint le trouver, suivant le rapport de la plupart des historiens, entre autres de Clitarque,
de Polycrite, d'Antigone, d'Onésicritus et d'Ister ; mais Aristobule , Charès de la ville de Théangèle , Ptolémée , Anticlides , Philon le Thébain, Philippe de Théangèle; et, outre ceux-là, Hécatée d'Érétrie , Philippe de Chalcis et Duris de Samos , assurent tous que cette visite est une pure fable: Alexandre lui-même semble autoriser leur sentiment dans une de ses lettres à Antipater , qui contenait un récit exact de tout ce qui s'était passé dans cette expédition; il lui dit que le roi des Scythes lui avait offert sa fille en mariage, mais il ne dit pas un mot de l'Amazone. On ajoute que, plusieurs années après, Onésicritus lisant à Lysimaque, qui était déjà roi, le quatrième livre de son Histoire d'Alexandre, dans lequel il racontait la visite de l'Amazone, Lysimaque lui dit en souriant : « Et moi, où étais-je donc alors? » Au reste, qu'on croie ce fait ou qu'on le rejette , on n'en aura ni plus ni moins d'admiration pour Alexandre.
LXII. Comme il craignait que les Macédoniens n'eussent pas le courage de le suivre dans ce qui lui restait à faire de son expédition , il laissa dans le pays la plus grande partie de son armée; et, avec l'élite de ses troupes, qui montaient à vingt mille hommes de pied et à trois mille chevaux, il se jeta dans l'Hyrcanie. Mais avant le départ il leur représenta que jusqu'alors les Barbares ne les avaient, pour ainsi dire, vus qu'en songe; que si, contents d'avoir jeté l'alarme dans l’Asie, ils s'en retournaient en Macédoine, les mêmes Barbares tomberaient sur eux dans leur retraite comme sur des femmes. « Cependant, ajouta-t-il , je permets de se retirer à tous ceux qui le voudront; mais je prendrai contre eux les dieux à témoin que lorsque je pouvais soumettre la terre entière aux Macédoniens, ils m'ont abandonné, moi, mes amis et quelques soldats qui avaient voulu partager ma fortune. » Il rapportait ce discours, presque dans les mêmes termes, en écrivant à Antipater; et il y ajoutait qu'aussitôt qu'il eut fini de parler, ils s'écrièrent tous qu'il pouvait les mener en quelque lieu que ce fût de la terre habitable.
LXIII. Dès que cet essai eut réussi sur ces premiers, il ne fut pas difficile d'entraîner la multitude, qui suivit sans peine leur exemple. Alors Alexandre se rapprocha davantage des mœurs et des manières des Barbares : il s'appliqua aussi à les lier eux-mêmes aux usages des Macédoniens, dans la pensée que ce mélange et cette communication réciproque des mœurs des deux peuples, en cimentant leur bienveillance mutuelle, contribueraient plus que la force à affermir sa puissance, quand il se serait éloigné des Barbares. Il choisit donc parmi eux trente mille jeunes gens, qu'il fit instruire dans les lettres grecques et former aux exercices militaires des Macédoniens ; il leur donna plusieurs maîtres chargés de diriger leur éducation. Pour son mariage avec Roxane, l'amour seul en forma le lien. II la vit dans un festin, chez le satrape Cohortanus, et il la trouva si belle, si aimable, qu'il se détermina à l'épouser. Cependant cette alliance parut assez convenable à l'état présent de ses affaires; elle inspira aux Barbares beaucoup plus de confiance en lui, et ils conçurent la plus vive affection pour un prince qui portait si loin la continence, que la seule femme dont il fût devenu amoureux, il n'avait voulu se l'unir que par un mariage légitime.
LXIV. Des deux meilleurs amis qu'il avait, Éphestion et Cratère, le premier l'approuvait en tout et se conformait aux nouvelles manières qu’il avait adoptées; l'autre restait toujours attaché aux usages de son pays. Alexandre donc se servait d Éphestion pour faire connaître ses volontés aux Barbares, et de Cratère pour traiter avec les Grecs et les Macédoniens. En général, il avait plus d'amitié pour le premier, et plus d'estime pour le second: persuadé, comme il le disait souvent, qu'Éphestion aimait Alexandre et que Cratère aimait le roi. Aussi ces deux courtisans avaient-ils l'un contre l'autre une jalousie secrète, qui dégénérait souvent en des querelles très vives. Un jour, dans l'Inde, ils en vinrent aux mains et tirèrent l'épée; leurs amis respectifs venaient pour les soutenir; mais Alexandre, y étant accouru, réprimanda publiquement Éphestion, le traita d’imprudent et d'étourdi, qui ne sentait pas que si on lui ôtait Alexandre, il ne serait plus rien. Il fit aussi, en particulier, des reproches amers à Cratère, et, après les avoir réconciliés ensemble, il leur jura, par Jupiter Ammon et par les autres dieux, que, quoiqu'ils fussent les deux hommes qu'il chérissait le plus, s'il apprenait qu'ils eussent encore eu quelque querelle, il les tuerait tous deux, ou du moins celui qui aurait commencé la dispute. On assure que depuis cette menace ils ne firent et ne dirent plus rien l'un contre 1’autre, même en plaisantant.
LXV. Philotas, fils de Parménion, était, de tous ses officiers, celui qui avait la plus grande considération parmi les Macédoniens; il la devait à son courage et à sa patience dans les travaux; après Alexandre seul, personne n'était ni si libéral, ni si tendrement attaché à ses amis. Un d'entre eux lui ayant un jour demandé de l'argent, il commanda qu'on le lui donnât. Son intendant répondit qu'il n'en avait pas: « Eh! quoi, repartit brusquement Philotas, n'as-tu donc à moi ni vaisselle d'argent, ni aucun autre meuble? » Mais, plein de faste et de hauteur, il faisait dans ses habits et dans son équipage beaucoup plus de dépenses qu'il ne convenait à un particulier. Alors même, affectant dans toutes ses manières une grandeur et une magnificence bien au-dessus de son état, sans y mettre ni mesure ni grâce, d'un air gauche et déplacé, il se rendit suspect et excita contre lui l'envie. Aussi son père Parménion lui disait-il quelquefois: « Mon fils, fais-toi plus petit. » Depuis longtemps on le décriait auprès d'Alexandre. Lorsque, après la défaite de Darius en Cilicie, on s'empara de toutes les richesses qui étaient à Damas, il se trouva parmi les prisonniers qu'on amena dans le camp une jeune femme de Pydne, nommée Antigone, remarquable par sa beauté: Philotas l'avait eue en partage; jeune et amoureux, il se permettait devant elle, lorsqu'il était pris de vin, des propos ambitieux et des fanfaronnades de soldat: il s'attribuait à lui-même et à son père les plus belles actions de toute cette guerre, et disait qu'Alexandre n'était qu'un jeune homme, qui devait à leurs services le titre de roi. Cette femme rapporta ces propos à un de ses amis, celui-ci à un autre, comme il arrive toujours, et ils parvinrent jusqu'à Cratère, qui, prenant aussitôt Antigone, la mena secrètement à Alexandre. Ce prince, ayant tout su d'elle-même, lui ordonna de continuer ses liaisons avec Philotas et de venir lui rendre compte de tout ce qu'elle aurait entendu. Philotas, qui ne se doutait pas du piége qu'on lui avait tendu, vivait avec Antigone dans la même intimité, et, par ressentiment ou par vaine gloire, il tenait tous les jours, sur le compte du roi, les propos les plus indiscrets. Alexandre, quoiqu'il eût de fortes délations contre Philotas, attendit cependant encore avec patience sans rien dire, soit par la confiance qu'il avait dans l'attachement de Parménion pour son roi, soit qu'il craignit la réputation et la puissance de l'un et de l'autre.
LXVI. Vers ce même temps, un Macédonien nommé Lymnus, de la ville de Chalestra, forma contre Alexandre une conspiration dans laquelle il voulut faire entrer un jeune homme appelé Nicomachus, qu'il aimait avec passion. Ce jeune homme, s'y étant refusé, fit part de ce complot à son frère Balinus, qui sur-le-champ alla trouver Philotas et le pressa de les introduire auprès d'Alexandre, à qui ils avaient à communiquer des choses importantes, dont il fallait qu'il fût promptement instruit. Philotas, je ne sais pourquoi, car on n'a sur cela rien de certain, refusa de les y conduire, sous prétexte que le roi avait des affaires de la plus grande importance. Un second refus leur rendit Philotas suspect, et ils s'adressèrent à un autre officier d'Alexandre, qui les introduisit chez le prince. Ils lui découvrirent d'abord la conjuration de Lymnus et lui parlèrent ensuite, comme en passant, du peu d'attention que Philotas avait donné aux instances qu'ils lui avaient faites par deux fois de les présenter au roi. Alexandre fut très irrité de ce double refus; mais, quand on vint lui dire que l'officier chargé d'arrêter Lymnus l'avait tué, parce qu'il s'était mis en défense, il fut encore plus troublé par la pensée que cette mort lui enlevait les preuves de la conspiration. Son ressentiment contre Philotas enhardit ceux qui haïssaient depuis longtemps cet officier; ils commencèrent à dire ouvertement que c'était, de la part du roi, une négligence étonnante de croire qu'un Lymnus, un misérable Chalestrien, eût formé seul une entreprise si hardie; qu'il n'était que le ministre ou plutôt l'instrument passif d'une main plus puissante; qu'il fallait, pour trouver la source de la conjuration, remonter à ceux qui avaient eu tant d'intérêt à la tenir secrète.
LXVII. Quand ils virent qu'Alexandre ouvrait l’oreille aux soupçons qu'on voulait lui donner, ils accumulèrent tant d'accusations contre Philotas, qu'il fut arrêté et appliqué à la torture en présence des courtisans: Alexandre lui-même était caché derrière une tapisserie, d'où il pouvait tout entendre. Comme Philotas faisait à Éphestion les prières les plus basses pour le conjurer d'avoir pitié de lui : « Comment, dit Alexandre, avec tant de mollesse et de lâcheté, as-tu pu, Philotas, concevoir un projet si audacieux? » Philotas n'eut pas été plus tôt mis à mort qu'Alexandre envoya des gens en Médie pour faire mourir Parménion, ce général qui avait eu tant de part aux exploits de Philippe; qui, seul, ou du moins plus qu'aucun des anciens amis de ce prince, avait excité Alexandre à passer en Asie; qui, de trois fils qu'il avait à l'armée, après en avoir vu mourir deux avant lui dans les combats, périt avec le troisième. Ces cruelles exécutions rendirent Alexandre redoutable à la plupart de ses amis et surtout à Antipater, qui dépêcha secrètement vers les Étoliens, pour faire alliance avec eux. Ce peuple craignait Alexandre, parce que ce prince, en apprenant qu'ils avaient ruiné la ville des Éniades, avait dit que ce ne seraient pas les enfants des Éniades, mais lui-même qui punirait les Étoliens.
LXVIII. Peu de temps après arriva le meurtre de Clitus, qui, au simple récit, paraît plus barbare que la mort de Philotas, et qui, considéré dans sa cause et dans ses circonstances, n'arriva pas de dessein prémédité, mais fut amené par la colère et l'ivresse du roi, qui donnèrent lieu à la malheureuse destinée de Clitus. Quelques habitants des provinces maritimes avaient apporté au roi des fruits de la Grèce. Alexandre, admirant leur fraîcheur et leur beauté, fit appeler Clitus, pour les lui montrer et lui en donner sa part. Clitus, occupé alors d'un sacrifice, le quitta sur-le-champ pour se rendre aux ordres du roi, et fut suivi par trois des moutons sur lesquels on avait déjà fait les libations d'usage. Quand Alexandre sut cette particularité, il consulta les devins Aristandre et Cléomantis de Lacédémone, qui déclarèrent que c'était un très mauvais signe. Le roi ordonna aussitôt qu'on fit des sacrifices pour la vie de Clitus, d'autant qu’il avait eu lui-même dans son sommeil, trois jours auparavant, une vision étrange à son sujet. Il avait cru le voir, vêtu d'une robe noire, assis au milieu des enfants de Parménion, qui tous étaient morts. Clitus n'attendit pas la fin de son sacrifice et alla souper chez le roi, qui, ce jour-là, en avait fait un à Castor et à Pollux.