Second regard sur Radio Ville-Marie

Jacques Dufresne

L’article qui suit a paru en 2019. Bien que certaines émissions aient disparu depuis, il conserve toute sa pertinence. Si en ce dimanche 14 mai 2023 j’éprouve le besoin de le retoucher, c’est parce que je viens d’entendre, à l’émission Miroir des mots de 12h.30, Daniel Laguitton clarifiant, avec un esprit critique souriant, une page difficile de Teilhard de Chardin. Et  immédiatement après, à 13h., j’ai pu écouter, ravi,  Les pêcheurs de perles de Bizet dans une version bien choisie et bien commentée par Justin Bernard. Plus tôt cette semaine, mon attention avait été retenue, à l’émission  Au coeur de l’être (jeudi 20 h )par la verve colorée et conviviale de Marcel Leboeuf   plaidant en faveur d’un musée Ozias Leduc à St-Hilaire, après avoir évoqué sa découverte enthousiaste des grottes de Lascaux.

 

 À la Société Radio Canada, exit Second regard. Même si j’avais des réserves sur l’animateur, je donne raison à ceux qui déplorent cette disparition, après celle de tant d’autres émissions sur le sens de la vie et sur la grande tradition humaniste dans laquelle s’était inscrit le Québec, notamment par le moyen des causeries de Radio-Collège, de 1941 à 1956, à la SRC.

Fondée au cours de la décennie 1930, parce que la radio était considérée comme un instrument d’éducation qu’on ne pouvait, souveraineté oblige, abandonner aux entreprises privées américaines, la SRC ne cesse de s’éloigner de cette raison d’être. Ne s’adapte-t-elle pas ainsi à un nouveau public et à un nouveau temps ? Faut-il le lui reprocher? Le dynamisme festif de Marie Louise Arsenault n’est-il pas nécessaire pour attirer sur les livres l’attention des accrocs de l’écran?

Je ne veux pas m’engager ici dans ce débat, mais profiter de l’occasion pour faire l’éloge de Radio Ville-Marie, station qui, bien qu’elle existe depuis plus de vingt ans, compte de nombreux animateurs remarquables, est diffusée dans plusieurs régions du Québec et dépasse toutes les autres stations par son altitude intellectuelle, n’est presque jamais prise en compte par les grands médias qui pourraient l’aider à accroître son audience. Comme si on voulait occulter un fait pourtant incontestable : en renouant avec le meilleur de notre passé, cette station prépare le meilleur de nos avenirs possibles, un avenir fondé sur un paradigme plus solide et plus nourricier qu’une croissance illimitée soutenue par des overdoses d’humour.

Entre le cours d’université et la radio spectacle, RVM occupe la niche d’un savoir convivial qui laisse à la pensée le temps de respirer et où le manque d’expérience de quelques animateurs, bénévoles pour la plupart, est largement compensé par leur compétence, leur culture et la qualité de leur langue.

Sur le plan technique, l’actuelle fusion de la radio et d’Internet sert la cause de cette station démunie de grands moyens. Toutes les régions du Québec et du Canada, tous les pays du monde peuvent avoir accès à l’écoute en direct et aux archives de RVM. À ce propos, je viens de me livrer à un plaisant exercice que je recommande à tout le monde : un jeu intellectuel de hasard. Faites l’expérience de cette nouvelle façon d’écouter la radio et vous serez étonnés des découvertes que vous ferez.

Émission Parking nomade

D’habitude on va dans les archives des sites de radio pour écouter une émission récente qu’on a ratée ou que l’on veut écouter de nouveau, par exemple en ce qui me concerne des entrevues de Jean-Philippe Trottier avec Normand Baillargeon ou Mathieu Bock-Côté. Chemin faisant, j’ai bifurqué vers les archives de l’émission Parking nomade et avant même de m’arrêter aux titres, j’ai cliqué au hasard sur un lien. Au cas où je serais déçu, je cliquerais sur un autre lien après quelques secondes. L’internaute est un colibri. Mais un colibri qui se pose!  Trente minutes plus tard, je réécoutais un entretien entre l’animatrice Marie-Andrée Lamontagne et l’anthropologue Gilles Bibeau sur un sujet délicat, à la fois éloigné de nous, ce qui dispose à l’objectivité et près de nous, ce qui avive notre intérêt : la cohabitation des religions juive, musulmane et catholique dans l’ancienne Andalousie. L’analyse qu’y fait Gilles Bibeau de la tension entre les pulsions vers soi et les pulsions vers l’autre est de nature à nous éclairer dans le débat le plus chaud du temps présent. Haut niveau de la pensée et de la langue, aucun jargon.

Mon second clic dans Parking nomade me transporte dans la Prague du XVe siècle sur les traces d’un personnage faisant partie de ces ancêtres visionnaires que nous avons intérêt à connaître pour mieux nous connaître nous-mêmes : Jean Hus, ce réformateur de l’Église catholique qui paya de sa vie sa liberté d’opinion. Marie-Andrée Lamontagne s’entretient cette fois avec Renée Joyal, professeure de droit à la retraite qui, impressionnée par la statue de Jean Hus, lors d’un voyage à Prague, a décidé d’étudier la vie et l’œuvre de cet homme. Il ne lui était pas inconnu, elle l’avait rencontré une première fois dans le sillage de Germaine de Staël et Georges Sand, sujets d’un livre antérieur. Voici la vie intellectuelle sous sa forme la plus libre et la plus féconde : une personne qui a excellé dans sa spécialité, le droit de l’enfant, prend plaisir, un plaisir qu’elle communique à ses lecteurs et à ses auditeurs, à nous présenter un être d’exception, devenu pour elle un ami. Un autre entretien fluide, entre deux femmes aussi alertes que savantes.

 Question d’actualité

La Trinité. C’est à cette question éternelle que m’a conduit mon clic aveugle dans les archives de l’émission Question d’actualité, animée (le mot le définit parfaitement) par Jean-Philippe Trottier. J’ai failli rebrousser chemin, puis je me suis souvenu de l’impact qu’a eu la dialectique sur nos contemporains à travers les œuvres de Marx et de Hegel. Or qu’est-ce que la dialectique sinon le dépassement de la dualité, de l’opposition, de la contradiction par un troisième terme. Ce troisième terme, ou moment, n’est-ce pas ce que nous cherchons tous dans nos efforts pour surmonter la violence. (Je précise que c’est dans l’œuvre de Simone Weil que j’ai trouvé la seule interprétation de la dialectique qui me satisfasse pleinement, parce qu’elle n’enferme aucune pensée magique).

Ayant finalement décidé de frapper à la porte de l’émission, j’ai eu accès à une conversation du plus haut niveau sur le dogme/mystère de la Trinité, sujet à la fois fascinant et rebutant. Fascinant : d’un strict point de vue historique et anthropologique comment interpréter le fait que cette question ait donné lieu à tant de querelles portant sur des détails insignifiants au premier regard. Rebutant : si ce mystère est trop beau pour être réduit à des concepts, pourquoi prendre le risque de le ramener au niveau de l’énigme en s’efforçant de le rendre intelligible?

Germain Derome, l’invité de Jean-Philippe, est un professeur de philosophie qui profite des loisirs de sa retraite pour enseigner le grec ancien à l’Université de Montréal. Aucune bavure, aucune périphrase, aucun quand qu’on, un échange rythmé, musical, dont chaque question et chaque réplique m’a appris quelque chose au sujet du mot dogme, de Bernard Lonergan et de sa théorie de la connaissance, de Germain Derome lui-même. Je resterai à jamais ébloui par son analogie entre le langage, la trinité et la danse. Une danse qui me rappelait aussi bien le bouddhisme que le philosophe Nietzsche et le biologiste Brian Goodwin, théoricien de l’émergence.

Nouveaux regards sur notre histoire

Cette émission signée Jean-Charles Déziel est une production de la Fondation Lionel Groulx et de la Société historique de Montréal. Dans l’émission à laquelle le hasard m’a conduit, l’animateur, Éric Lebel, cède son micro au politologue Marc Chevrier, lequel en fait un usage modéré entre deux protagonistes inflammables :  Christian St-German et Robert Laplante; plus indépendantiste que Pierre Falardeau, le premier est pourtant un ennemi irréductible du Parti québécois et de Jacques Parizeau. « Il faut tuer le père », dit-il avec un sourire psychanalytique. Il est le plus brillant, à coup sûr le plus empanaché de nos polémistes. « La défaite défait », dit-il pour souligner les effets des deux échecs référendaires. Métaphysicien, plus proche du philosophe thomiste Hermas Bastien que du stratège Jean-François Lisée, il déplore que l’on en soit venu au Québec à confondre crise des valeurs et rupture de stock.

Robert Laplante est le directeur de l’Action nationale, une revue fondée en 1917. Il ne manque pas d’éloquence. Sa réplique est claire, ferme et colorée. Le débat d’idées est un art difficile, auquel les Québécois, trop passionnés peut-être, ont mis du temps à s’initier. Voici un exemple prometteur d’une réussite, dont on sort avec une compréhension renouvelée de l’âme du colonisé et une grande question non résolue, du moins à mes yeux : est-on victime d’une illusion compensatoire lorsque, tout en sachant qu’on appartient à un peuple colonisé, on ne se sent pas personnellement atteint par les symptômes de ce mal ?

Chant du cygne ou du Phénix?

Si adepte des jeux intellectuels de hasard que je sois devenu grâce aux Archives de Radio VM, je reste fidèle à certaines émissions hebdomadaires, Miroir des mots notamment, (12h30 chaque dimanche et répétée à d’autres heures) parce que l’animateur, Daniel Laguitton, s’entretient avec lui-même à un rythme apaisant à travers des maîtres, Thomas Berry en particulier, dont il intègre les éclairs de génie à l’unité de sa propre pensée.

J’écoute aussi l’émission hebdomadaire de la revue Verbe, de plus en plus persuadé que les jeunes qui l’animent sauront se multiplier et remplacer une vieille garde se situant à un niveau qu’aucune autre station de radio québécoise n’aura atteint dans le passé. Je n’ai pas la compétence pour porter un jugement adéquat sur les émissions musicales, nombreuses à Radio VM, mais des proches à l’oreille fine confirment mes intuitions : les émissions de musique classique sont présentées par des mélomanes bénévoles grands connaisseurs de la vie des compositeurs et des interprètes, de tout ce qui a inspiré leurs créations, de leur insertion dans l’histoire de leur époque. Ce ne sont pas de froids spécialistes, ce sont des amoureux qui nous communiquent les inépuisables émotions de la musique. Je prête aussi une oreille attentive aux nouvelles internationales de Radio Vatican, à midi chaque jour juste avant l’émission quotidienne de Jean-Philippe Trottier : Question d’actualité. Un ami qui connaît Radio VM mieux que moi me fait part de ses préférences : : Propos sur l'islam et Au cœur du monde (Aziz Farès), Des gens de chez nous (Gilles Proulx), Chants grégoriens (Jean-Claude Crivelli).

J’espère être en mesure de revenir à mes jeux intellectuels de hasard dans d’autres articles. En attendant, je réfléchis à ce fait étonnant : la vie intellectuelle refleurit sur la tombe d’une Église qu’on ne finit plus de tuer, à Radio Canada notamment. On peut certes considérer Radio VM comme le chant du cygne d’une élite reconnaissante à l’endroit d’une institution qui, ils ont de bonnes raisons de le croire, les a plus formés que déformés. On peut aussi y voir un phœnix :  cet « oiseau légendaire, doué d'une grande longévité et caractérisé par son pouvoir de renaître après s'être consumé dans les flammes. »

Quoiqu’il en soit de cet aspect institutionnel et religieux de la question, Radio VM est une admirable réussite, un exemple de générosité et de solidarité et, dans nos médias, l’unique colline où l’on ose encore penser que pour relever le niveau culturel d’un peuple, il faut parfois faire descendre vers lui des œuvres qui le dépassent, plutôt que de tenter en permanence de le séduire en s’ajustant à des attentes médiocres qu’on renforce en les satisfaisant.

Que deviendront ces beaux fichiers Dropbox? Radio VM a conservé des enregistrements de toutes ses émissions depuis le début. Sur son site elle donne accès aux émissions des derniers mois, de la dernière année dans certains cas. Dans la meilleure des hypothèses, les Archives nationales conserveront ces enregistrements. Une seconde vie est toutefois possible et souhaitable dans le cadre d’une Encyclopédie nationale. Les éléments constitutifs d’une telle encyclopédie existent déjà, mais il faudrait les fédérer pour en accroître le dynamisme et l’attrait. Nos élus ont eux-mêmes indiqué la voie à suivre en créant l’Encyclopédie du parlementarisme québécois. Dans le cadre de la Chaire Fernand-Dumont, elle-même un prolongement de l’IQRC (Institut québécois de recherche sur la culture), on a créé l’Encyclobec, consacrée aux régions du Québec. Sans oublier l’Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française.

Parmi les contenus épars, signalons les documents numérisés par la BAnQ, par le site Les classiques des sciences sociales ou par le site Érudit pour ce qui est des revues savantes et culturelles, par le site Découvrir de l’Acfas et par celui de Québec Science pour les sciences. Le site l’Île présente des biographies de plus de 1000 écrivains québécois.

Une encyclopédie de nos jours ne doit pas se limiter à des textes et des images, mais faire place aux vidéos et aux enregistrements radio. Vues sous cet angle, les archives de Radio VM constituent une source d’une très grande richesse. Les émissions évoquées dans cette page mériteraient une place de choix dans des dossiers sur l’Andalousie, la Trinité, Jean Hus, le Colonisé. Il en résulterait un rayonnement accru, permanent et universel non seulement pour ces œuvres mais pour le Québec dans son ensemble.

Cette question de l’Encyclopédie nationale a été traitée récemment à Radio VM et sur notre site dans l’article qui a lancé le débat il y a quelques semaines, Une encyclopédie nationale sans l’accord de la nation ? et dans un autre plus récent intitulé La Fondation Lionel Groulx sous le parapluie de Wikipedia.

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