Avicenne et Averroès

Claude Gagnon
Aristote, au début de ses Topiques, explique qu’il faut suivre les plus sages et, parmi les plus sages, les plus illustres. Avicenne et Averroès ont cette notoriété. Ils sont pourtant bien distincts et les sillages de leurs pensées respectives, encore visibles aujourd’hui, contribuent à tracer l’horizon historique de plusieurs de nos sciences occidentales et orientales.

L’influence du Prince des médecins et celle du Grand Commentateur (d’Aristote) ont fait l’objet de discussions séculaires, puisque la médecine d’Avicenne aussi bien que la psychologie d’Averroès ont marqué en profondeur l’histoire de la science et de la philosophie. L’influence de ces deux phares dans l’histoire de la pensée vaut la peine d’être brièvement rappelée.
Né en Perse, Avicenne (980-1037) est reconnu d’abord pour son ouvrage le plus célèbre, le Canon de la Médecine (Qânûn), qui fut enseigné pendant longtemps, dans les universités d’Orient aussi bien que d’Occident. Or ce Canon ne se limite aucunement à une compilation de prescriptions et de recettes. Il faut mesurer la portée de cet ouvrage en considérant qu’à cette époque, la division du savoir est loin d'être achevée. «La séparation introduite à l’époque moderne entre théologie, philosophie, sciences exactes, sciences de la nature, est absente de l’univers intellectuel de l’homme médiéval», rappellent Danielle Jacquart et Françoise Micheau, dans leur ouvrage consacré à la réception de la médecine arabe dans l’occident médiéval.1
Ce Canon, qui est une véritable encyclopédie médicale en cinq Livres, emprunte à ses prédécesseurs, soulignent les auteures de l’étude, mais le contenu hippocratique et galénique repris par Avicenne est encadré dans un horizon proprement philosophique: «L’intérêt, voire la nouveauté, de cette encyclopédie est à chercher dans l’effort pour penser la médecine comme science rationnelle, recourir constamment aux règles de la logique, appliquer systématiquement les principes que le philosophe a posés ailleurs»2. Et pour ce qui concerne la finalité de l’acte médical lui-même, les spécialistes doivent nous préciser que nous devons convertir notre représentation de cette civilisation: «Car pour Ibn-Sina [Avicenne], comme pour tant de docteurs de son temps, la médecine est préventive avant d’être curative. La diététique, l’hygiène et la prophylaxie tiennent une place importante: choisir une alimentation mesurée, s’assurer l’évacuation des excréments, maintenir la pureté de l’air respiré et de l’eau bue, se préserver des infections, éviter les excès en matière de veille et de sommeil, pratiquer la culture physique, préférer un habitat aéré et ensoleillé, mener une vie sexuelle équilibrée: l’art médical devient art de bien vivre, et même art d’aimer.»3

Traduit dès le XIIe siècle par Gérard de Crémone, le Canon fit son entrée dans la science occidentale de façon «discrète» mais non moins influente, puisque «une caractéristique importante de la première diffusion du Canon d’Avicenne [est que] des auteurs non-médecins s’en inspirèrent, directement ou indirectement, dans les premières décennies du XIIIe siècle»4.
Une fois traduit, le Canon fut diffusé par des dominicains et des franciscains, dont Albert le Grand et Roger Bacon. C’est ainsi que la psychologie d’Avicenne, pleine d’innovations dans sa doctrine des sens internes, influença la représentation de l’âme chez les théologiens chrétiens. La faculté de l’estimative viendra ainsi s’ajouter aux autres facultés à l’aide desquelles nos savants ancêtres ont essayé d’expliquer la connaissance et l’action humaine5. Mais l’influence d’Avicenne ne se limitera pas au seul domaine médical, celui-ci fut-il vaste comme une philosophie.

Son ouvrage «le plus remarquable», pour employer l’expression du médiéviste Benoit Patar (6), c’est son Livre de la Guérison (Kitâb al-Shifâ’), comprenant des parties consacrées à la logique, à la philosophie naturelle, aux mathématiques et à la métaphysique. Entre 1150 et 1175, plusieurs éléments de cette somme, dont son traité sur l’âme, sont rapidement traduits à Tolède pour le monde latin.

Avec des ouvrages d’une telle notoriété, il est facile de dire, avec Henry Corbin: «Avicenne réalisa par excellence le type médiéval de l’homme universel»7. On peut illustrer cette pensée médiévale en relevant la particularité de sa théorie de l'âme dans sa fonction de connaissance. Pour Avicenne, «l’intellect humain n’a ni le rôle ni le pouvoir d’abstraire l’intelligible du sensible. Toute connaissance et toute réminiscence sont une émanation et une illumination provenant de l’Ange»8. Et qui est cet Ange? C’est l’Intelligence dite active ou l'agent. L’intellect humain, laissé à lui-même, n’a cette nature qu’en puissance. Il y a donc chez le médecin philosophe persan une mystique de la connaissance s’appuyant sur une angélologie; elle fonde une cosmologie et une anthropologie qui seront mises à l’épreuve par nos savants médiévaux. Et puis, on ne peut parler de l’influence d’Avicenne sans déjà évoquer Averroès, puisque «la crue de l’averroïsme devait submerger les effets de l’avicennisme en chrétienté»9. Pourquoi? Parce que le philosophe de Cordoue, avec ses commentaires exceptionnels des textes d’Aristote et notamment son traité De l’âme, allait répandre en Occident une doctrine qui portera son nom, l’averroïsme dit latin, et qui ébranlera, elle aussi, les assises de la psychologie chrétienne.
Ainsi qu’on l’a noté plus haut pour le philosophe iranien, l’une des influences majeures d’Averroès concerne la doctrine sur la nature de l’âme humaine et sa capacité à connaître la vérité. Avicenne prétendait que l’âme humaine ne pouvait connaître par elle-même sans l’intervention de l’Ange de la Connaissance, à savoir, l’intellect Agent. Or «Averroès reproche à Avicenne son schéma (…), qui interpose l’Animae caelestis entre la pure Intelligence séparée et l’orbe céleste»10. Henry Corbin précise qu’Averroës ne voit dans ces Anges célestes que des «métaphores» ou des créatures de cet émanatisme qu’Avicenne a puisé chez Platon.

Voilà peut-être la différence profonde entre nos deux philosophes arabes, puisque le jugement de Corbin est aujourd’hui confirmé. Averroès est maintenant reconnu non seulement comme le plus grand commentateur d’Aristote mais aussi comme celui qui a «purifié l’aristotélisme de tous les éléments platoniciens qui s’étaient greffés sur lui»11. D’où, certainement, son absence de célébrité en Orient et le malentendu autour de celle qu’il a eu dans l’Occident médiéval.
Henry Corbin écrivait qu'«en Orient, l’œuvre d’Averroès passa autant dire inaperçue»12. Alors que de l'autre côté, la philosophie d’Avicenne, reprise par Sohrawardî, avait connu un grande fortune en Orient, dont les effets seraient encore visibles de nos jours dans tout l’Islam shî’ite. Il faut, écrit Arnaldez, se débarrasser de «l’image du philosophe rationaliste. (…) Averroès n’a pas cherché à libérer l’esprit humain de l’emprise de la foi; il a voulu libérer la pensée musulmane d’une double emprise: celle du juridisme trop étroit (…) et celle d’une théologie faussement spéculative» 13. Il faudrait donc bien comprendre la véritable doctrine averroïste, afin de pouvoir dire exactement ce que l’Orient a refusé.

La «théorie de la double vérité», c’est ainsi qu’on a grossièrement rapporté le débat qui eut vraiment lieu chez nos savants du Moyen Âge qui lurent le philosophe de Cordoue. Arnaldez résume et rectifie cette «ancienne erreur»: «Il n’y a pas de double vérité chez Averroès dans le domaine du savoir où joue le burhan (la preuve démonstrative), la vérité ne peut être que rationnelle et philosophique; si le Coran parle d’une réalité qui relève de ce domaine, ou bien il est d’accord avec ce qu’en dit la philosophie, et tout va bien; (…) ou bien il y a désaccord, dans ce cas il faut interpréter le texte coranique. Mais si le Coran parle de questions qui n’offrent aucune prise à la preuve démonstrative, mais qui sont importantes, voire vitales pour l’homme, alors il est le seul maître»14.

L’autre aspect qui percuta la doctrine chrétienne fut ce qu’on a appelé le «monopsychisme» c'est-à-dire la théorie voulant que l’âme humaine ne soit aucunement autonome dans sa connaissance ou son action. Avicenne avait posé un Ange nécessaire à l’activation de la connaissance humaine. Averroès a tué cet Ange mais n’en a pas moins affirmé l’existence de cette Intelligence Agente séparée, divine et immortelle15 qui, en définitive, est la seule intelligence qui existe, les intelligences humaines étant réduites à leur simple potentialité issue de la complexion organique. Thomas d’Aquin réagira rigoureusement contre ce monopole psychique en accordant à chaque individu humain un intellect agent et en niant l’existence séparée de cette Intelligence active. Sans nier pour autant que, à la limite, Dieu puisse être considéré comme pure Intelligence.

L’Occident n’a jamais accepté un modèle de pensée qui ne ferait pas de l’individu la substance première de la pensée et de l’action. Et c’est précisément sur le fondement de cette individualité que s’opposent nos deux philosophes. Avicenne, contaminé par le platonisme, propose un émanatisme qui fait de la forme le principe d’individuation. Averroès, au contraire, voit l’individuation comme son maître Aristote, dans la matière et dans le corps16. L’âme de l’Occident, sans opter pour une mystique de la connaissance avec l’Ange d’Avicenne, n’allait pas davantage choisir la voie d’un Intellect unique et séparé de nos corps individuels, tel que proposé par Averroès. L’Occident allait s’engager dans la voie de la conscience individuelle et autonome, qui allait rendre possibles, plus tard, les Descartes et les Locke.

Aujourd’hui, certains affirment qu’Averroès serait plus actuel que jamais en Orient, car «de même qu’en son temps le célèbre penseur a été un excellent médiateur de la pensée grecque dans la pensée islamique, de même aujourd’hui, il peut forcer la pensée islamique trop enfermée dans l’apologie et l’idéologie de combat à découvrir la sérénité, le cheminement de la pensée occidentale depuis l’intervention de l’averroïsme latin. Du même coup, l’exigence rationaliste propre à l’attitude philosophique viendra limiter, corriger les excès d’un discours islamique intégriste et envahissant parce qu’utilisé par les classes dirigeantes. Quel penseur musulman ‘moderne’ peut se flatter, dans le contexte actuel, de pouvoir remplir impunément deux fonctions aussi vitales, aussi urgentes dans les cités qui se veulent plus que jamais ‘islamiques’?»17.

En ce qui concerne Avicenne, ses nombreuses découvertes médicales valent à elles seules sa renommée millénaire. Mais il y a beaucoup plus. Avicenne a non seulement compilé et classé des traitements et des médicaments, mais il a aussi expérimenté une manière de soigner qui réponde à une logique dont tous les aspects n’ont pas encore été mis à contribution. Ses deux ouvrages encyclopédiques, le Qânûn et le Shifâ’, constituent deux énormes corpus dont la notoriété conjuguée n’a peut-être pas d’équivalent dans l’histoire des idées. L’étude de l’ensemble des influences d’Avicenne est à faire, sa philosophie de la guérison reste à discuter sur de multiples prescriptions et principes. Nos experts en théorie de la douleur auraient avantage à relire les principes du médecin vizir. Ainsi, il semblerait que l’élimination de symptômes puisse causer la guérison en certaines occasions, bien que le symptôme de la maladie ne soit qu'un effet et qu’on ne croit pas qu’on puisse remonter de l’effet à la cause. La médecine d’Avicenne est une galaxie théorique avec des innovations de vocabulaire et de concepts. Elle demeure actuelle, ne serait-ce que parce qu’elle demeure à l’étude. Pour ce qui est de sa philosophie, elle serait intégrée aux éléments doctrinaux de l’islam shîi’te.
Avicenne nous sert encore à guérir mais surtout à réfléchir sur l’acte médical, sur la santé et sur le processus de guérison. Quels sont les réels facteurs de la guérison? Une stratégie de guérison récente prône l’abolition de toute douleur pour le convalescent, en postulant que la douleur épuise le corps et retarde la guérison de ce dernier. On pourrait retrouver là un principe du médecin iranien.

Pour sa part, Averroès, juriste de formation et de profession, nous serait peut-être d’un bon conseil sur le rapport que la raison doit entretenir avec la religion. Ici encore, il faut préciser et nuancer . «Averroès a toujours été en très bonnes relations avec les princes almohades (sauf dans les dernières années de sa vie, de 1195 à 1197)»18. Et l’étude de sa conception des rapports entre la science et la Révélation pourrait, encore aujourd’hui, nous être grandement utile dans la gestion de notre tolérance. Il a attaqué férocement les théologiens, dit-on, et il ne servait aucun conformisme.

Mais sa philosophie, qu’il expose abondamment dans ses écrits indépendants de ses commentaires du corpus d’Aristote, montre un intellectuel aguerri qui soutient ce que Corbin appelait déjà un ésotérisme certain. Averroès considère en effet que «les hommes de science doivent exposer les vérités religieuses d’une façon différente pour chacune des trois audiences (philosophes, théologiens, foule) selon les capacités de compréhension, comme le Qur’an lui-même le fait d’une manière sans pareille», écrit George Hourani19. Et ce n’est pas les théologiens qu’Averroès veut fuir, mais plutôt «à la foule illettrée qu’il veut cacher les vérités de la religion dans leur expression démonstrative; et les raisons qu’il donne sont des raisons d’intérêt public, pour éviter d’ébranler leur foi et de diviser la nation musulmane, en excitant des luttes violentes entre des sectes ignorantes et acharnées»20. Nous n’avons plus une double vérité mais bien une vérité multiple diffusée selon les capacités cognitives des auditeurs. Il est indéniable que l’étude des écrits indépendants du philosophe sera incontournable dans les discussions qui se multiplieront nécessairement autour des guérisons offertes par la science et des principes éthiques enseignés par les diverses religions. Avicenne par sa science et Averroès par son modèle de juridiction de cette science seront fort probablement interpellées pour régler l’inutile confrontation millénaire de la raison avec le mystère de la condition humaine.


Notes

1. Danielle Jacquart, Françoise Micheau, La médecine arabe et l’occident médiéval, Paris, Maisonneuve et Larose, 1990, p. 15.
2. Idem, p. 81.
3. Idem, p. 84.
4. Idem, p. 155 et 157.
5. Idem.
6. Benoît Patar, Dictionnaire abrégé des philosophes médiévaux, Montréal, Les Presses philosophiques, 2000, p. 52. Cet ouvrage de référence récent s'agrémente de plusieurs sections consacrées aux savants médiévaux, aux auteurs de l’Antiquité tardive, aux traducteurs médiévaux et aux auteurs spirituels et littéraires de la période.
7. Henry Corbin, «Islam» , dans Histoire de la Philosophie 1, Encyclopédie de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1969, p. 1148.
8. Idem, p. 1149.
9. Idem, p. 1150.
10. Idem, p. 1190.
11. Roger Arnaldez, «Averroès» , dans Multiple Averroès. Actes du colloque international à l’occasion du 850e anniversaire de la naissance d’Averroès, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 16.
12. Henry Corbin, op. cit. p. 1187.
13. Roger Arnaldez, op. cit., p. 14.
14. Idem, p. 15.
15. Henry Corbin, op. cit., p. 1191.
16. Idem, p. 1192. Confirmé par George F. Hourani, «Averroès musulman» , dans Multiple Averroès, op. cit., p. 28.
17. M.M. Arkoun, «Actualité d’Ibn Rushd musulman» , dans Multiples Averroës, op. cit., p. 55-56.
18. Roger Arnaldez, op. cit., p. 14
19. George F. Hourani, «Averroès musulman» , dans Multiple Averroës, op. cit., p. 22.
20. Idem.

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