Reboussoler la politique

Jacques Dufresne

Des fins et des moyens en politique

«Un peuple libre est conduit par l’espoir plus que par la crainte ; un peuple soumis, par la crainte plus que par l’espoir ; l’un s’efforce de profiter de la vie, l’autre seulement d’échapper à la mort.»
Spinoza

L’encéphalogramme politique québécois est plat. Le cardiogramme également. Ils ont perdu cette altitude qui résulte de la distance entre les moyens et les fins. Il y a un siècle, au Québec les fins, gravitant autour de l’idée de bien commun, ont été proposées et parfois imposées par l’Église. La coopération, inspirée par l’encyclique Rerum Novarum, était une fin enthousiasmante à laquelle nous devons aujourd’hui une grande partie de notre prospérité, de notre identité et de notre bonheur. Que serions-nous devenus sans Desjardins, la Fédérée, Agropur etc.? Ces entreprises nous ont donné un élan qui nous a permis de désirer être maîtres chez nous et d’acquérir les moyens d’atteindre ce but : un État digne de ce nom, la Caisse de dépôt, la nationalisation de l’électricité. L’indépendance était la suite logique de ce développement.
Dans son sillage, espérait-on, de nouvelles fins imaginées ici, par nous, allaient faire de nous une nation qui laisserait sa marque dans l’histoire.


C’est la mondialisation et le néo libéralisme qui ont occupé tout l’espace. Comme le montre Nicole Morgan dans cette lettre, le néo libéralisme est la face morte et mesquine du libéralisme tel que l’ont imaginé Thomas More et Érasme. Ce cheval de Troie laissait entrer dans nos murs une conception de la liberté qui faisait de l’individu, de son moi plus précisément, le centre du monde, du monde physique, moral, social et économique : tout m’est permis dans la mesure où je ne fais pas immédiatement de tort aux autres. La liberté du consommateur devenait ainsi la loi morale et l’orientation politique du citoyen. Plus de limites autres que celles de l’offre et de la demande de biens, de services et de comportements. Une seule valeur commune a survécu intacte : l’égalité entre hommes et femmes. Ce fut la griserie…et la grisaille.
Diverses grandes orientations se dessinent heureusement dans la société. Nous en avons nous-mêmes évoqué plusieurs au cours des dernières années. Elles ne demandent qu’à trouver preneurs et porteurs parmi les partis politiques, lesquels, pour être en mesure d’assumer une telle responsabilité doivent avoir la force de réhabiliter l’idéal, en rappelant à tous que loin d’être incompatible avec le réalisme, il est ce qui le renforce en lui donnant un sens.

Le Québec en transition

Parmi les initiatives récentes qui proposent une telle réhabilitation de l’idéal, il y a les villes en transition, un mouvement né en Angleterre en 2006, dans le sillage du Schumacher Institute  et qui a essaimé depuis dans de nombreux pays. Les communautés, villes ou régions engagées dans ce mouvement s’efforcent de préciser ce à quoi elles veulent ressembler dans trente ans ou plus. La seconde partie de l’exercice consiste à suggérer les décisions à prendre aujourd’hui pour atteindre le but lointain.

Jusqu’à ce jour, aucun État, aucun pays ne s’est engagé en tant que tel dans le mouvement. La chose n’est pas interdite. IL suffirait de modifier quelques règles pour que le modèle puisse s’appliquer à cette échelle. Ce modèle a été présenté dans un guide dont la traduction française a été assurée pat la maison québécoise Écosociété il y a quelques années.

Dans ce cadre ou dans un autre, certains choix fondamentaux s’imposent. «Le nouveau clivage n’est plus entre la gauche et la droite, mais entre les transhumanistes (les inconditionnels du choix individuel et du progrès technique) et les bio conservateurs. » Ce diagnostic de Laurent Alexandre dans Le Monde nous semble de plus en fondé, Chantal Delsol partage cette opinion. Elle oppose plutôt, mais dans le même esprit, le «jardinier» et le «démiurge», le jardinier qui veille sur le monde, sans prétendre le refaire et le démiurge qui veut le refaire à son image. Le jardinier qui compose avec la nature et en respecte les limites et le démiurge qui veut substituer ses inventions à la nature sans s’imposer à lui-même la moindre limite. Source

Les catégories de jardinier et de démiurge sont plus englobantes que celles de gauche et de droite, et pour cette raison, rendent mieux compte des grandes orientations actuelles. Une partie de la gauche (écologiste et antimatérialiste) est du côté du jardinier, l’autre partie, (égalitariste et progressiste) est du côté du démiurge. On observe une division semblable dans la droite, la droite traditionnaliste étant du côté du jardinier et la droite libertaire du côté du démiurge.

Jacques Attali, de son côté oppose le double vert à l’économie de marché actuelle. «Les deux forces constituant le double vert, dit-il, sont encore distinctes. L'une s'occupe de la protection de la nature, tant qu'elle existe ; l'autre de la protection de l'âme, si elle existe. L'une et l'autre ont en charge une certaine forme d'immortalité. L'une et l'autre sont éminemment respectables. L'une et l'autre sont menacées par le choix fait par l'humanité, et d'abord par l'Occident, de privilégier une valeur, celle de la liberté individuelle, contre toutes les autres, et d'en accepter les conséquences, notamment la priorité donnée à la croissance marchande, au caprice, à l'immédiat.» (L'Express, 5 nov 2014)

Progrès humain ou progrès technique

Ce sont deux conceptions du progrès qui sont ici en cause et non pas une vaine nostalgie du passé en contradiction avec un progrès réduit à ce qu’Attali appelle une croissance marchande. Nous savons désormais que la planète a des limites et que par suite nous devons apprendre à innover et à créer à l’intérieur de ces limites. L'ère de transition dans laquelle nous entrons est aussi l'occasion de réanimer le monde après l'avoir livré à la machine, de retrouver dans le sens de la limite et l'innovation partagées une chaleur humaine perdue dans l'ivresse de la puissance et de l'individualisme. Pour les jeunes surtout, les défis à relever, en raison même de leur ampleur et de leur complexité, sont une occasion de dépassement sans précédent dans l'histoire. Le pétrole – bien des savants et des sages du XXe siècle l'avaient compris, René Dubos par exemple – , a retardé l'innovation plus qu'il ne l'a stimulée. Il a permis des solutions faciles à une foule de problèmes qu'on aurait pu et qu'on aurait dû résoudre de façon plus créatrice.

«Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les XIXe et XXe siècles ont été plus destructeurs que créateurs, parce qu'ils ont utilisé et souvent gaspillé les richesses emmagasinées sous forme de ressources naturelles. Ayant tous tiré profit de cette économie d'extraction, nous avons nourri l'illusion que nous la devions entièrement à la connaissance scientifique et à l'habileté technologique. En réalité, la croissance technologique rapide des deux derniers siècles n'a été possible que parce que l'homme a exploité sans frein les ressources naturelles non renouvelables, aboutissant ainsi à dégrader l'environnement.» (René Dubos, Les dieux de l'écologie, Fayard, Paris 1973, p.173).

L’exemple de la planche à voile illustre bien la nouvelle orientation du progrès. Sous sa forme plus achevée, elle suppose plus d’intelligence, plus de raffinement dans la science et la technique qu’un moteur à extraction/explosion. On peut en dire autant du vélo par rapport à la motocyclette.
Comment triompher sur la place publique sur la base de principes de cette altitude? Un parti politique n’est pas une maison d’enseignement. Si ses dirigeants ont besoin d’aller au fond des choses, il leur suffirait dans leur discours public d’opposer un progrès humain, respectueux de la vie et conscient des limites de la planète à un progrès technique soutenu par l’illusion d’une puissance illimitée. Dans le contexte mondial actuel, un Québec qui affirmerait résolument sa préférence pour le progrès humain se mettrait dans l'obligation de l'indépendance pour atteindre son but

Les partis politiques continueront de se discréditer s’ils n’osent pas relever le défi que représente ce choix radical. La société continuera de les devancer.

On connaît déjà les projets et les tendances correspondant au pôle thaumaturge. Omniprésence des robots, accélération des transactions de tous genres, voitures sans chauffeurs, présence croissante de l’intelligence artificielle, mépris du passé, accélération de la vitesse dans tous les domaines, au détriment de la vie des sens et de l’âme, médecine de plus en plus branchée, avec le cyborg immortel à l’horizon, etc.
Les tendances et les projets correspondant au pôle jardinier se précisent également. Le fait qu’au Québec les municipalités s’opposent en bloc au pipeline d’énergie Est et à la précipitation dans l’exploitation des réserves de gaz naturel est significatif, même s’il reste bien des illusions à dissiper sur la première cause de tous ces excès : l’automobile.(voir notre article Un véhiculte nommé auto). L’engagement de la Caisse de dépôt dans un grand projet de transport en commun dans la région de Montréal est significatif.

Le modèle jardinier s’incarne de façon plus immédiate dans l’intérêt des gens pour la bonne cuisine, pour les marchés locaux, pour le vélo, pour la marche, pour la randonnée. L’attachement au vivant (par opposition au mécanique) dont témoignent ces intérêts est en lui-même prometteur. Quand on se rapproche du vivant on retrouve ses racines et l’inverse est aussi vrai… Cela devrait susciter progressivement un réel enthousiasme non seulement pour la protection du patrimoine mais pour l’embellissement des espaces communs actuels et pour l’amélioration du sort des animaux.

Ne jamais sacrifier un rapport humain, à la banque notamment, à un procédé automatique. Ne jamais se résigner à miser sur les robots pour remplacer une présence humaine auprès d’une personne âgée. Voilà deux exemples parmi une multitude d’autres possibles qui montrent comment un idéal centré sur la vie peut transporter l’oxygène jusque dans les tissus capillaires des personnes et de la société (voir à ce sujet notre article Conjoncture défavorable aux aînés). Notre portail Homovivens est rempli de faits et d’idées qui vont dans ce sens.

Les partis politiques doivent aussi faire leur choix. Celui du parti libéral à Québec comme à Ottawa est clair : c’est le statu quo. La campagne à la chefferie offre au parti québécois l’occasion de se démarquer sur ce terrain par rapport au parti libéral. Ne serait-ce que pour être à la hauteur de son nom, le parti Coalition avenir Québec devrait faire preuve d’un peu d’imagination. Ce parti identitaire doit dire si sa conception de l’identité a plus d’affinités avec le transhumanisme qu’avec le bio conservatisme. Je lis dans le programme d’Option nationale que ce parti s’engage à considérer le secteur de l’économie sociale, notamment des coopératives, au même titre que l’économie de marché traditionnelle dans les programmes d’aide offerts par la Banque de développement économique du Québec. Cela le rapproche un peu du Double vert. Ce parti doit encore préciser en quoi il se distingue de Québec Solidaire sur ce plan. Je note que son chef Sol Zanetti a une tribune dans une station de radio de Québec CKIA qui diffuse de l’information favorable à la monnaie locale et complémentaire. Est-il permis de voir un lien entre ces deux choses? Monnaie locale et complémentaire. Voici un bel exemple d’une initiative qui va dans le sens du Double vert.

Diversité des fins

On peut distinguer un grand nombre de fins intermédiaires compatibles à des degrés divers avec l’une ou l’autre des grandes orientations :

Démocratie ou epistocratie

Le Brexit en Angleterre, le trumpisme aux États-Unis ont fait surgir du fond des mers une déferlante d’opposition à l’endroit du gouvernement du peuple. Au G20 tenu récemment en Chine, si l’on en croit le journal Le Monde du 7 septembre 2016, ce sont les gouvernements autoritaires qui ont donné le ton, ceux de la Chine, de la Russie et de la Turquie. Dans ce contexte Jeff Stein se demande dans le Time magazine si l’heure n’est pas venu de priver les aînés de leur droit de vote et un professeur de la Georgetown University, Jason Brennan, publie un livre plein de mordant contre la démocratie, Against Democracy. Il préconise l’épistocratie ou gouvernement par les bien informés. (knowledgeable).

Maîtres chez nous

En 1960, cette expression signifiait maîtres de notre économie et en particulier de notre énergie. Ces deux sens subsistent, mais le grand défi aujourd’hui c’est la maîtrise des nouvelles technologies de l’information. Le monde entier, à commencer par les voisins des États-Unis, est en ce moment colonisé par les gens de la Silicon Valley.
Voir : Silicon Valley über alles. Le Spiegel s’attaque aux géants californiens,

La résilience sociale

Nous appelons Philia, au sens d’amitié qui fait les communautés, ce troisième secteur coincé entre le Marché et l’État. Sa vitalité est la condition du progrès humain. On ne construit pas des communautés. On peut cependant en favoriser la résilience, voire la naissance, par des actions subtiles, par une loi de zonage par exemple, ou une architecture inspirante, conviviale.
Voir : La résilience sociale

L’élimination des situations corruptrices.

L’occasion fait le larron. Nos législateurs tiennent-ils assez compte de la sagesse de ce proverbe? Dans quelle mesure ont-ils compris qu’il est plus simple d’éliminer l’occasion, la situation corruptrice, que de convertir le larron. Un exemple de situation corruptrice parmi de nombreux autres : la cohabitation de l’opticien et de l’optométriste.

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