Conjoncture défavorable aux aînés
Quand la vitesse pense à notre place
«Oui au Brexit! jeunesse amère et furieuse contre ses aînés. Les vieux ont pris les décisions qui engagent l’avenir des jeunes.» Au lendemain du référendum tenu le 23 juin 2016, ce fut la réaction presque unanime d’une certaine élite mondiale, européenne d’abord. Quand, dans le contexte du Brexit, Bernard-Henri Lévy déclare dans Le Monde du 25 juin: «Ce fut la victoire de l’Angleterre moisie contre l’Angleterre ouverte sur le monde», chacun comprend que vieillir c’est moisir.
Les mêmes moisis votent pour Trump dans une proportion de 60%. Comme ces cerveaux ramollis sont de plus en plus nombreux et qu’ils vont aux urnes, alors que les jeunes s’abstiennent de le faire, il ne reste qu’une solution : priver les vieux du droit de vote et abolir du même coup la démocratie. Jef Stein a osé pousser cette logique jusqu’au bout dans un article intelligemment provocateur paru le 18 août 2016 dans le Time.
Radio-Canada a pris la balle au bond, la bombe plutôt, et nous a fait l’honneur d’un débat soi-disant non sérieux sur le sujet. C’était à l’émission de Catherine Perrin le 29 août. Comme les interlocuteurs n’ont pas su se départir de leur sérieux, les éclats de la bombe sont entrés dans bien des esprits!
Je suis allé à la banque juste après l’émission pour être témoin encore une fois des pressions exercées par les caissières sur les personnes âgées pour les inciter à faire leurs transactions en ligne. Je vois venir le jour où on leur interdira de faire leurs dépôts dans le contexte d’un rapport humain qui n’a pourtant rien de déshonorant. Ce rapport humain sera inexorablement sacrifié à la vitesse qu’exigent le rendement et le profit des banques. Et ceux qui résisteront, des aînés le plus souvent, seront objets de mépris.
Incivilité routière
Récemment je suivais prudemment des cyclistes sur une route étroite, sinueuse et dénivelée. J’ai d’abord ressenti une vive tension, mais le respect qu’ils m’inspiraient– il faisait très chaud – m’a permis de résister à la tentation de les doubler sans visibilité. J’ai repris possession de moi-même au point d’éprouver un certain plaisir à rouler lentement. Derrière moi par contre, c’était la rage, une rage que je sentais comme une atteinte à ma dignité d’homme prudent. Et tout à coup une, puis deux, puis trois voitures ont dépassé à toute allure le troupeau préhistorique que je formais avec les cyclistes. Si une voiture était venue en sens inverse, dans la meilleure des hypothèses les cyclistes auraient vécu un moment de terreur, le risque d’un carambolage mortel était grand.
Les cyclistes ne font que vivre au plus haut degré des agressions dont les conducteurs prudents, souvent âgés, sont aussi victimes à des degrés divers, ce qui explique pourquoi ces derniers, dans des proportions difficilement mesurables, s’abstiennent de fréquenter certaines routes ou ne s’y engagent que dans un stress excessif constituant une atteinte à leur santé. Quiconque respecte les limites de vitesse s’expose à tel stress sinon à un accident mortel. La plus élémentaire civilité devrait avoir pour effet que la règle soit de réduire sa vitesse pour épargner un stress excessif aux personnes lentes ou seulement craintives. Cela ne risque pas de se produire. C’est la vitesse qui imposera sa règle, comme à la banque et je m’empresse de l’ajouter, comme dans le débat public
Ce qu’on reproche aux vieux, c’est de faire obstacle au progrès symbolisé notamment par la procréation sans étreinte, l’eugénisme, l’euthanasie. Il va de soi pour Jef Stein et ses homologues que ces idées sont des opinions vraies, contrairement aux idées opposées dont on présume qu’elles sont sans fondement.
Le gros animal au galop
On le sait depuis Platon, le social, l’opinion, qu’il appelle le gros animal, est la source de plusieurs des maux qui affligent l’humanité. Sous sa forme la plus fréquente, l’opinion, toujours selon Platon, est sans fondement, mais elle peut devenir vraie à certaines conditions, dont le respect de la démarche dialectique. Il est plus que vraisemblable que les moisis du Brexit ont subi l’influence des démagogues de leur camp. Rien ne prouve cependant que les idées progressistes à la mode enferment une plus grande part de vérité.
Elles sont plutôt une conséquence de la vitesse à laquelle les opinions se forment dans les médias sociaux, pour être ensuite amplifiées par les médias traditionnels. Au temps de Platon le gros animal était lent. Il devient de plus en plus dangereux au fur et à mesure qu’il prend de la vitesse. Personne ne s’est vraiment donné la peine de soumettre à la réflexion critique les idées triomphantes. Personne ne s’étonne ni ne s’indigne du fait qu’elles se sont imposées en quelques décennies avec un force égale, sinon supérieure, aux dogmes du passé religieux. Vous étiez une mère indigne si vous limitiez le nombre de vos enfants. Vous êtes considérée comme une mère irresponsable si vous persistez à vouloir donner naissance à un enfant trisomique.
À ignorance et vitesse égales, les conservateurs ont raison. Le statu quo n’est pas l’idéal certes, mais on en connaît les avantages et les limites. En cas de doute…! C’est parce qu’il doutait de ses propres innovations, dans l’ordre moral, que Descartes s’est donné une morale par provision, celle de ses pères, en attendant d’avoir établi son système personnel sur des bases solides.
Dans tous les domaines nous sommes emportés par la vitesse. Cette vitesse, en constante accélération, est l’une des caractéristiques du Système technicien dont Jacques Ellul, entre autres, a fait brillamment l’analyse.
Une telle conjoncture est défavorable aux aînés. Ils sont de trop dans ce meilleur des mondes transhumaniste, lequel a horreur du passé, de la tradition et de la mort. Dans la plupart des cultures, leur proximité avec la mort valait aux vieux un minimum de respect. Certains d’entre eux étaient auréolés par leur familiarité avec les lumières de l’éternité. La foi disparaissant, ils ont perdu cette auréole. Étant inutiles, ils n’existent plus. Rien n’interdit de les forcer à se soumettre au Système au risque d’être éliminés par lui.
Adieu Socrate et son chant du cygne
Adieu Aristote, adieu Homère
Adieu Hugo, adieu Booz
«Les femmes regardaient Booz plus qu'un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.
Le vieillard, qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
Et l'on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
Mais dans l'œil du vieillard on voit de la lumière.»
Booz endormi, La légende des siècles
Aristote appelle la lumière, de son regard tourné à la fois vers le buste d'Homère et vers l'infini. Sa main droite, une main anguleuse et décharnée de vieillard, est posée sur la tête du poète aveugle. Une lumière tout intérieure émane du buste d'Homère et, conduite par la main et le bras d'Aristote, elle enveloppe ce dernier d'un manteau d'or. Tel est en effet le génie de Rembrandt : transformer la lumière en or.
Cette lumière devenue or est aussi celle du soleil couchant. Avec Homère, le soleil se levait sur la Grèce, il se couche avec Aristote, le dernier témoin de la gloire d'Athènes, l'auteur de la synthèse ultime et, par là, le précepteur de la postérité occidentale.