Monnaie locale et complémentaire
Les crises économiques créent un climat favorable aux initiatives de ce genre, si bien qu’on a pu considérer l’année 2009 comme celle de la monnaie locale. Depuis, l’adjectif complémentaire s’est imposé. Ces dernières années, le TEM (abrégé en grec de réseau d’échange et de solidarité locales) a permis à de nombreux habitants de Volos, en Grèce, de survivre à la crise économique que traversait ce pays. Il est question de cette initiative dans la vidéo offerte sur cette page.
Voici quelques liens récents sur ce sujet:
L'Accorderie, présente dans douze villes au Québec
Les monnaies locales en plein essor, La Presse 8 août 2016
Journal Le Monde, 22 février 2105
Une monnaie locale à Paris
Le demi, monnaie locale exclusive à la Gaspésie
La Banque à pitons, un réseau d’échange de services à Lévis
Un projet de monnaie locale à Montréal
Monnaie locale et complémentaire
Lagonette.org: pourquoi une monnaie locale et complémentaire?
Toupie.orge: monnaie locale et complémentaire
L’histoire récente de ce mouvement est déjà riche. En décembre 2009, la télévision de Radio Canada, après la BBC, présentait un reportage sur la Lewes Pound, la monnaie locale que vient d'adopter cette petite ville anglaise du Sussex. Il y a un an, c'est la ville de Totnes, dans le Devon, qui lançait sa propre monnaie. L'intérêt des grandes chaînes de télévision pour cette question est une indication qu'il faut prendre au sérieux. Lewes et Totnes font partie de ces villes en transition (transition towns) dont le nombre s'accroît à un rythme tel qu'il pourrait bien y avoir bientôt des centaines de monnaies locales dans le monde. Il y en aura peut-être des milliers, car loin de se limiter aux villes de transition, les monnaies locales apparaissent sur tous les continents sous diverses formes, comme les SEL ou systèmes d'échange locaux en France.
L'exemple de Wörgl
En 1932, au plus fort de la grande dépression, l'avenir paraissait bien sombre dans la petite ville de Wörgl en Autriche; le taux de chômage y était de 35% et les finances de la municipalité, bien mal en point. Pour son bonheur, Wörgl avait comme maire Michael Unterguggenberg, un homme cultivé qui connaissait les thèses de Silvio Gesell sur la monnaie et qui a décidé de s'en inspirer pour redresser la situation de sa ville au moyen d'une monnaie locale, appelée certificat de travail. Des billets équivalant à 5 et 10 shillings furent émis. Étant donné la circulation rapide de l'argent, on a pu limiter l'émission à 12 000 schillings. Il va sans dire que le conseil municipal avait la confiance de l'ensemble de la population. Les notables, y compris le curé, ont participé à l'opération en déposant 12 000 schillings comme garantie dans une banque du voisinage. Les intérêts sur ce capital devaient être versés à la municipalité.
Les employés municipaux acceptèrent d'être payés à 50% et bientôt à 75% avec la monnaie locale, laquelle, et c'est là la principale caractéristique du système de Gesell, perdait de sa valeur avec le temps. Estimant que les biens se dégradent à raison de 6% par année, Gesell préconisait une dévaluation de 6% par année. Le conseil de Wörgl a doublé ce taux. La monnaie locale perdait 12% de sa valeur chaque année . À la fin de chaque mois, le détenteur d'un billet devait apposer à ce billet un timbre équivalant à 1% de sa valeur. Ce timbre, il l'achetait à la municipalité, laquelle percevait donc ainsi une taxe de 12% par année. À la fin de l'année, le détenteur d'un billet pouvait l'échanger à la banque où les 12 000 schillings avaient été déposés, en versant 2% pour la transaction, ce qui constituait une autre source de revenus pour la municipalité.
La liste des travaux publics qui furent accomplis grâce à cette monnaie est impressionnante. On en connaît le détail grâce à un article écrit au moment des événements en cause par un certain Alex von Muralt. Il s'agissait dans tous les cas de biens durables, ce qui met en relief un autre des aspects intéressants du système de Gesell. La monnaie, dont la masse est à la mesure des biens produits, a selon lui pour unique fonction de favoriser les échanges, ce qui suppose qu'elle circule le plus rapidement possible. D'où l'importance de la dépréciation, aussi appelée démurrage.
Étant donné que la monnaie officielle d'aujourd'hui favorise la capitalisation, les intérêts et la spéculation encore plus que les échanges, il est difficile pour nous de mesurer la puissance des échanges comme moteur économique et de comprendre ce qui s'est vraiment passé à Wörgl.
Un exemple théorique nous aidera à y voir plus clair. Imaginons un groupe de cent citoyens, de métiers et professions complémentaires, signant un pacte par lequel ils s'engagent non seulement à se faire confiance entre eux, mais à ne jamais conserver plus d'une journée le billet de 100 Gesell qu'ils ont convenu d'engager dans l'expérience. Le premier jour du mois, X achète pour 100 G de viande à Y, après avoir vendu pour 100$ de fourrage à Z. Le lendemain, il fait des échanges semblables avec V et W. Supposons que tous les membres du club font de même. Après 30 jours, chacun aura accumulé pour 3000 Gesell de biens alors qu'au départ il ne disposait que de 100 Gesell. Il n'y a aucun forfait spéculatif derrière ce rendement faramineux. C'est le travail de chacun qui est dûment récompensé par un système d'échange qui favorise l'accumulation de biens plutôt que d'argent. Qui plus est, on a dans un tel système à se procurer des biens durables. Tous ceux qui s'intéressent à l'agriculture en Amérique du Nord ont pu remarquer que les sapins de Noël sont les plantes les plus durables que l'on cultive. Pour l'excellente raison qu'ils parviennent à maturité en moins de dix ans et que s'il fallait attendre vingt ans pour les récolter, il vaudrait mieux placer son argent à la banque ne fût-ce qu'à 2% d'intérêt. Avec la monnaie fondante, les meilleurs placements que nous pourrions faire consisteraient à mieux isoler nos maisons et acheter des voitures inusables, alors que le système actuel nous incite à faire exactement le contraire.
Voilà pourquoi la monnaie locale suscite un engouement exceptionnel en ce moment. Les villes de transition l'adoptent parce que, compte tenu de leur mission, qui est de faire face à la double crise du pic pétrolier et du réchauffement climatique, elle constitue pour elles un outil pratiquement indispensable. Il va sans dire qu'elle favorise le commerce local et qu'elle contribue ainsi non seulement à réduire les frais de transport mais à libérer l'agriculture de sa dépendance à l'endroit des produits dérivés du pétrole.
Philippe Derruder, A.I.S.E.S, Association Internationale pour le soutien aux Économies Sociétales.
SEL Système d'échange local
Center for new economics
Utne Reader
Le renforcement de la solidarité locale en temps normal et de la sécurité locale en période de crise, avait été jusqu'à maintenant le mobile principal de ce que certains appellent les monnaies complémentaires. L'épuisement des ressources non renouvelables et le réchauffement climatique ont fait apparaître de nouveaux mobiles, si puissants que le mouvement pourrait très bien prendre une grande ampleur et survivre à l'actuelle crise économique.
Il faut reconnaître que la plupart des expériences dans ce domaine ont échoué ou n'ont connu qu'un succès mitigé. Tant de choses ont changé au cours des dernières décennies que l'heure de la réussite de ces projets est peut-être venue. À la condition que l'on aborde la question avec rigueur, en tenant compte de toutes les leçons du passé. Pour peu que s'aggravent les crises indissociables que nous traversons en ce moment, on comprendra qu'elles sont liées à une démesure elle-même caractérisée par le caractère de plus en plus abstrait de l'argent et des produits financiers. Comment faire équilibre à cette folie du gain sans travail et à une croissance économique fondée sur la décroissance des biens réels, durables et non renouvelables, sans rapprocher la monnaie de la réalité ? Et comment assurer un partage plus équitable de la richesse sans revenir au principe de la récompense directe du travail, par opposition à la récompense de la spéculation ?
Même si le mouvement des monnaies locales ne devait avoir comme principal effet que de nous faire réfléchir sur ces questions, il mériterait d'être encouragé. Les crises que nous traversons sont des crises de civilisation. Tout est à repenser dans cette modernité qui a fait abstraction des limites de la nature, y compris la façon dont des philosophes comme John Locke ont pu légitimer à l'avance l'accumulation la plus démesurée de capital, alors que le principe de base de leur système est que le travailleur doit jouir des fruits de son labeur. Trop de gens pensent et se comportent aujourd'hui comme si l'échec du marxisme constituait une légitimation définitive du capitalisme et justifiait à l'avance tous ses excès. D'autres que Marx ont critiqué le capitalisme et parmi eux Proudhon et Gesell, qui fut son disciple dans une large mesure.
Le système financier est devenu si abstrait et si complexe que les banquiers eux-mêmes ne le comprennent pas. Quand à la science économique. elle a été emportée par la même mathématisation vers on ne sait quelles arcanes. On s'est beaucoup moqué de la scolastique décadente de la fin du Moyen Âge. Notre science économique pourrait bientôt être mise à mal par une critique de même inspiration.
L'économie de demain est probablement en gestation parmi les économistes hétérodoxes qui, même s'ils demeurent marginaux et ne représentent que de 5 à 10% des membres de leur profession, ont de plus en plus d'influence. Christopher Hayes, éditeur du magazine The Nation, lequel n'a pas caché son appui à Barack Obama, est l'un de leurs défenseurs. «En 2000, écrit-il , les étudiants gradués en économie de l'École normale supérieure de Paris on contesté l'enseignement qui leur était dispensé qualifiant d'autistique l'approche qui leur était proposée. ''Trop souvent, écrivent les étudiants, les cours ne font aucune place à la réflexion. D'une manière générale, de toutes les approches possibles d'une question, une seule nous est présentée. Cette approche unique est sensée tout expliquer au moyen d'un processus purement axiomatique, comme s'il s'agissait là de LA vérité économique. Nous n'acceptons pas ce dogmatisme.»
La contestation a gagné toute l'Europe pour ensuite donner naissance à un dynamique Post-Autistic movement, en Allemagne et en Angleterre notamment. Aux États-Unis toutefois, le mouvement est demeurè embryonnaire et divisé. Les économistes contestataires, hétérodoxes, n'existent que sous la forme de petits groupes dispersés.
Bêtisier
Si certains docteurs en théologie dissertaient sur le sexe des anges, des Nobel de l'économie ont spéculé sur la rationalité des singes, comme nous l'apprend le bêtisier des étudiants contestataires de Paris.
«La théorie néo-classique a une difficulté fondamentale à traiter des relations sociales. Cela tient à sa démarche, l’individualisme méthodologique, qui veut prendre pour point de départ les seuls individus. Ce qui est impossible, car les relations entre eux – à commencer par l’échange – supposent forcément des règles. Pour contourner cette difficulté, les néo-classiques aiment recourir au personnage (seul) de Robinson, ou alors ils utilisent des exemples farfelus, en se voulant drôles. Ce bêtisier donne quelques exemples : il n’est évidemment pas exhaustifs. Toute contribution supplémentaire est bienvenue !
Les échanges de bananes entre des singes qui se grattent le dos (Lucas) Lucas, prix Nobel, dans l’article "Methods and problems in business cycle theory" publié dans le très sérieux Journal of money, credit and banking (nov. 1980) écrit, à propos de " la façon dont la société dans son ensemble peut vraisemblablement réagor à des changements dans son environnement » (the way an entire society is likely to react to changes in its environment ? ») : « Pour être plus concret, posons-nous la question : comment réagira un singe qui n’a pas rien eu à manger pendant un jour lorsqu’une banane est jetée dans sa cage ? Je pense que nous disposons de suffisamment de connaissances à propos du comportement des singes pour prévoir ce qui se passera. Modifions maintenant la question : comment réagiront cinq singes n’ayant rien eu à manger pendant un jour lorsqu’une banane est jetée dans leur cage. C’est là une question entièrement différente de la précédente, à propos de laquelle la connaissance des préférences des singes (chacun veut le plus possible de bananes) et des possibilités techniques (la consommation totale de bananes ne peut dépasser une unité) ne fournit même pas un début de réponse. Il est clair que, pour pouvoir ébaucher une réponse à une question si compliquée, nous avons besoin d’en savoir plus sur la façon dont un groupe de singes interagit. L’ingrédient omis jusqu’à présent est, évidemment, la concurrence. Prenons notre banane, coupons là en cinq morceaux et donnons-en à chacun des singes, et imposons-leur la règle qu’ils ont la possibilité d’interagir seulement en échangeant des morceaux de bananes contre des minutes de grattage de dos, à un taux fixe donné (j’avoue que je n’ai pas la moindre idée comment tout cela pourrait être organisé, dans la pratique). Dans une telle situation, et avec suffisamment d’information sur la façon dont les singes veulent choisir entre être grattés dans le dos et déguster de la banane, nous pouvons prédire l’issue de leurs interactions (le prix d’équilibre et les quantités échangées), du moins si nous disposons de suffisamment de moyens de calcul ». Ainsi, même le monde des « singes economicus » est supposé être soumis à des règles, si on veut le modéliser et « faire des prévisions » à son propos.