Le désespoir de Pline l'Ancien
Le règne de Néron semble avoir produit sur cet honnête homme une impression ineffaçable. C'est à partir de ce moment qu'il s'est jeté dans ce travail absorbant et misérable de la compilation, comme s'il voulait s'abstraire du spectacle des choses humaines. Esprit faible et sans portée philosophique, mais d'une rare énergie, il a imputé aux dieux qui ne les empêchaient point les horreurs dont il a été le témoin. « Quand Néron régnait, dit-il, puisqu'il a plu aux dieux que Néron régnât. » « On croit que les dieux s'occupent des choses humaines, dit-il ailleurs, et qu'ils punissent les crimes; cette croyance peut être utile » (ex usu vit est). Mais elle lui semble sans fondement sérieux. Car après tout la puissance des dieux est bien bornée : ils ne peuvent ni rendre la vie, ni assurer l'éternité d'un homme, ni faire que ce qui a été n'ait pas été, ni empêcher que deux fois dix ne soient vingt; d'où il suit que ce que nous appelons dieu n'est pas autre chose que la nature (livre 11, ch. 5). Voilà une véritable profession de foi d'athéisme. Demandons à Pline ce qu'il pense de l'homme. Il a fait de ce roi de la création une peinture d'une rare énergie et d'une amertume poignante. Il le compare aux autres animaux envers qui la nature a été si bonne mère, et il se plaît à énumérer toutes les misères qui l'accablent depuis le jour où il a été jeté nu sur la terre nue, inaugurant la vie par des larmes, jusqu'à ce qu'il devienne la proie des passions et des calamités dont il est lui-même l'auteur. Nul homme n'est heureux; celui-là seul a été traité par la fortune en enfant gâté, dont on peut dire qu'il n'est point malheureux. Il n'a à vrai dire ici-bas qu'un bien, un seul, mais par là il est supérieur aux dieux, et ce bien c'est la mort. Voilà le grand, l'inappréciable bienfait dont l'homme est redevable à la nature. Il meurt, et il peut mourir quand il veut. Quant à ce qu'on appelle une autre vie, c'est une chimère; l'âme n'est pas autre chose que le souffle vital : après la mort le corps et l'âme n'ont pas plus de sentiment qu'ils n'en avaient avant la naissance. »
Telle est la philosophie de Pline, c'est celle du désespoir. Ce regard désolé qu'il porte sur la destinée de l'homme, ce dégoût profond de la vie, cette soif du néant, voilà un singulier jour projeté sur ce temps misérable. Nous retrouverons cette sombre philosophie du découragement dans Tacite; elle est un des fruits naturels du siècle. Il faut y joindre les vertueuses indignations d'un honnête homme que les incroyables raffinements du luxe et de la débauche révoltent, et qui en a tracé des peintures d'une énergie remarquable. Chez lui, l'expression est rarement mesurée, elle part comme un trait et dépasse le but; mais elle a un singulier relief. La diction est heurtée, sans harmonie, tranchante; une foule d'ellipses l'embarrassent; rarement. elle se déroule avec calme et régularité. On sent l'effort souvent pénible, l'affectation, l'âpreté, défauts qui sont plus sensibles à une époque où la langue assouplie était un instrument facile à manier; mais il y a telles idées étranges, amères, violentes, qui commandent pour ainsi dire un style comme celui-là.