Je suis très-satisfait de vous voir lire les livres de mon oncle avec tant de soin que vous vouliez les posséder tous, et que vous en demandiez l'indication. Je remplirai l'office de catalogue, et je vous ferai connaître aussi en quel ordre ils ont été composés. En effet, cela même est un renseignement qui ne déplaît pas aux gens studieux. Le premier est un traîté sur l'
Art de lancer le javelot à cheval, en un seul livre. Mon oncle l'a écrit avec autant d'habileté que de soin, alors qu'il servait en qualité de préfet d'une ala.
La Vie de Q.Pompanius Secundus, en deux livres, est le second; Pline avait été particulièrement aimé par Pompanius, et ce fut comme un tribut qu'il paya à la mémoire de son ami.
Les Guerres de Germanie sont en vingt livres: il y a réuni toutes les guerres que nous avons faites avec les Germains. Il avait commencé cet ouvrage pendant qu'il servait en Germanie, averti par un songe. En effet, dormant, il vit devant lui apparaître la figure de Drusus Néron, qui, après les conquêtes les plus étendues dans la Germanie, y mourut. Drusus lui recommandait sa mémoire, et lui demandais de le protéger contre un injurieux oubli. Puis vinrent les trois livres studieux (
tres Studiosi), divisés en six volumes à cause de l'étendue, et dans lesquels l'orateur était est pris au berceau et mené jusqu'à la perfection. Huit livres du
Language douteux furent écrits sous Néron, dans les dernières années, alors que toute espèce d'étude un peu libre et relevée était devenue périlleuse par la servitude. Enfin l'
histoire, qui commence là où finit Aulidius Bassus, en trente et un livres, et les
Histoires de la nature en trente-sept: ce dernier ouvrage est étendu, savant, et non moins varié que la nature elle-même. Vous vous étonnez que tant de volumes, dont beaucoup ont réclamé tant de recherches, aient été écrits par un homme occupé: vous vous étonnerez davantage quand vous saurez qu'il a quelque temps plaidé comme avocat, qu'il est mort à cinquante-six ans, et que le temps intermédiaire a été tiraillé et gêné soit par des emplois très considérables, soit par l'amitié des des princes.
Mais il avait un esprit vif, un zèle incroyable, une force à veiller extraordinaire. Il commençait à se lever avant le jour, et beaucoup avant le jour, aux fêtes de Vulcain (le 23 août ), non pour ce porter bonheur, mais pour étudier. En hiver, il se mettait à l'ouvrage à la septième heure de la nuit, au plus tard à la huitième, souvent à la sixième 1; au reste, il avait la faculté de dormir en toute circonstance, et parfois même le sommeil le prenait et le quittait au milieu de l'étude. Avant le jour il se rendait chez l'empreur Vespasien ( car celui-ci aussi employait ses nuits ), puis il allait aux fonctions qu'il avait à remplir. Rentré chez lui, il donnait à l'étude ce qui lui restait de temps. Après le repas (il prenait le repas du matin à la façon des anciens, léger et de facile digestion), il restait souvent en été étendu au soleil, s'il avait quelque loisir. Un livre était lu, il notait et extrayait, car il n'a jamais rien lu sans en faire des extraits; il répétait même qu'il n'était pas de livre si mauvais qui n'eût quelque utilité. Après l'insolation, il se lavait d'ordinaire à l'eau froide; puis, il goûtait et faisait une très-courte sieste. Alors, comme si une nouvelle journée commençait, il étudiait jusqu'à l'heure du repas du soir: pendant ce repas un livre était lu, annoté, le tout avec rapidité. Il me souvient qu'un de ses amis rappela le lecteur, qui avait mal prononcé quelque mots, et les lui fît répéter. Mon oncle lui dit: «Aviez-vous compris? Oui, répondit l'autre.Pourquoi donc faire reprendre ? Votre interruption nous a fait perdre dix lignes.»
Tant il était avare de temps ! En été, il quittait la table, au repas du soir, de jour; en hiver avant la fin de la première heure de la nuit 2: on aurait dit qu'une loi l'y obligeait. Voilà comme il vivait au milieu des travaux et du tumulte de Rome. Dans la retraite il n'enlevait à l'étude que le temps du bain, et quand je dis du bain, je parle de ce qui se passe dans le bain même; car pendant qu'on le frottait et qu'on l'essuyait il écoutait quelque lecture, ou il dictait. En voyage il n'avait plus, comme délivré de toute autre occupation, que celle-là: à son côté était un secrétaire avec un livre et des tablettes; en hiver ce secrétaire avait les mains garnies de mitaines, pour que le froid même n'enlevât aucun moment au travail. Aussi à Rome allait-il en chaise à porteurs. Je me rappelle qu'il me réprimanda parce que je me promenais: «Vous pouviez, me dit-il, ne pas perdre ces heures;» car il regardait comme perdu tout le temps qui n'était pas donné à l'étude. C'est grâce à cette activité qu'il a composé tant d'ouvrages; et il m'a laissé cent soixante registres de morceaux de choix, registres écrits très-fin et même sur le verso, ce qui en augmente encore le nombre. Il racontait lui-même qu'il avait pu, lorsqu'il était procurateur en Espagne, vendre ses registres à Largius Licinius quatre cent mille sesterces (84 000 fr. [en 1850]); et alors ils n'étaient pas aussi nombreux. Ne vous semble-t-il pas, en vous représentant combien il a lu,combien il a écrit, qu'il n'a été ni dans l'amitié des princes? D'un autre côté, quand vous apprenez combien il a étudié, ne vous semble-t-il pas qu'il n'a ni lu ni écrit assez ? En effet, quels travaux ne devaient pas être ou empêchés par de telles occupations, ou accomplis par une activité si insistante? Aussi je ris quand certaines gens m'appellent laborieux, moi qui, comparé à lui, suis si paresseux! et, moi, encore suis-je pris par des devoirs les uns publics, les autres dus à des amis. Mais parmi ceux dont toutes la vie est consacrée aux lettres, quel est celui qui, à côté de mon oncle, ne rougisse d'une vie qui semble n'être que sommeil et oisiveté ? Ma lettre s'est étendue, et pourtant j'avais résolu de n'écrire que ce que vous me demandiez, à savoir quels livres il a laissés. Toutefois j'ai l'espérance que ces détails ne vous seront pas moins agréables que les livres eux-même; détails qui peut-être vous exciterons non-seulement à lire ces livres, mais encore à entreprendre, par le stimulant de l'émulation, quelque travail semblable. Adieu.
Note
* La présente traduction et les commentaires entre parenthèses sont d'Émile Littré. On la retrouve dans la "Notice sur Pline et son livre sur l'
Histoire naturelle". Voir source ci-après.
1. Vers le solstice d'hiver, à Rome, la sixième heure répons à minuit, la septième à une heure vingt minutes, la huitième à deux heures quarante minutes. (retour au texte)
2. La première heure de la nuit commençait au coucher du soleil. (retour au texte)