La fausse érudition de Pic de la Mirandole

Voltaire
«Si l'aventure de Savonarole fait voir quel était encore le fanatisme, les thèses du jeune prince de La Mirandole nous montrent en quel état étaient les sciences. C'est à Florence et à Rome, chez les peuples alors les plus ingénieux de la terre; que se passent ces deux scènes différentes. Il est aisé d'en conclure quelles ténébres s'étaient répandues ailleurs et avec quelle lenteur la raison humaine se forme.

C'est toujours une preuve de la supériorité des Italiens dans ces temps-là que Jean-François Pic de La Mirandole, prince souverain, ait été dès sa plus tendre jeunesse un prodige d'étude et de mémoire il eut été dans notre temps un prodige de véritable érudition. Le goût des sciences fut si fort en lui, qu'à là fin il renonça à sa principauté, et se retira à Florence, (1494) où il mourut le même jour que Charles VIII fit son entrée dans cette ville. On dit qu'a l'âge de dix-huit ans, il savait vingt-deux langues. Cela n'est certainement pas dans le cours ordinaire de la nature. Il n'y a point de langue qui ne demande environ une année pour la bien savoir. Quiconque dans une si grande jeunesse en sait vingt-deux, peut être soupçonné de les savoir bien mal, ou, plutôt il en sait les éléments, ce qui est ne rien savoir.

Il est encore plus extraordinaire que ce prince, ayant étudié tant de langues, ait pu à vingt-quatre ans soutenir à Rome des thèses sur tous les objets des sciences, sans en excepter une seule. On trouve à la tête de ses ouvrages quatorze cents conclusions générales sur lesquelles il offrit de disputer. Un peu d'éléments de géométrie et de la sphère étaient dans cette étude immense la seule chose qui méritait ses peines. Tout le reste ne sert qu'à faire voir l'esprit du temps. C'est la Somme de saint Thomas ; c'est le précis des ouvrages d'Albert, surnommé le Grand; c'est un mélange de théologie avec le péripatétisme. On y voit qu'un ange est infini secundum quid : les animaux et les plantes naissent d'une corruption animée par la vertu productive. Tout est dans ce goût. C'est ce qu'on apprenait dans toutes les universités. Des milliers d'écoliers se remplissaient la tête de ces chimères, et fréquentaient jusqu'à quarante ans les écoles où on les enseignait. On ne savait pas mieux dans le reste de la terre. Ceux qui gouvernaient le monde étaient bien excusables alors de mépriser les sciences, et Pic de La Mirandole bien malheureux d'avoir consumé sa vie et abrégé ses jours dans ces graves démences.

Ceux qui, nés avec un vrai génie cultivé par la lecture des bons auteurs romains, avaient échappé aux ténèbres de cette érudition, étaient, depuis le Dante et Pétrarque, en très-petit nombre. Leurs ouvrages convenaient davantage aux princes, aux hommes d'État, aux femmes, aux seigneurs qui ne cherchent dans la lecture qu'un délassement agréable; et ils devaient être plus propres au prince de La Mirandole que les compilations d'Albert le Grand.

Mais la passion de la science universelle l'emportait, et cette science universelle consistait à savoir par coeur sur chaque matière quelques mots qui ne donnaient aucune idée. Il est difficile de comprendre comment les mêmes hommes qui raisonnent si juste et si finement sur les affaires du monde et sur leurs intérêts, ont pu se payer de paroles inintelligibles dans presque tout le reste. La raison en est qu'on veut paraître instruit plutôt que de s'instruire; et quand des maîtres d'erreur ont plié notre âme dans notre jeunesse, nous ne faisons plus même d'efforts pour la redresser; nous en faisons au contraire pour la courber encore. De là vient que tant d'hommes pleins de sagacité, et même de génie, sont pétris d'erreurs populaires; de là vient que de grands hommes, tels que Pascal et Arnauld, finirent par être fanatiques.

Pic de La Mirandole écrivit; à la vérité, contre l'astrologie judiciaire; mais il ne faut pas s'y méprendre; c'était contre l'astrologie pratiquée de son temps. Il en admettait une autre; et c'était l'ancienne, la véritable, qui, disait-il, était négligée.

«Il dit dans sa première proposition que la magie; telle qu'elle est aujourd'hui, et que d'Eglise condamne, n'est point fondée sur la vérité puisqu'elle dépend des puissances ennemies de la vérité.» On voit par, ces paroles même, toutes contradictoires qu'elles sont, qu'il admettait la magie comme une œuvre des démons, et c'était le sentiment reçu: aussi il assure qu'il n'y 'a aucune vertu dans le ciel et sur la terre qu'un magicien ne puisse faire agir; et il prouve que les paroles sont efficaces en magie, parce que Dieu s'est servi de la parole pour arranger le monde.

Ces thèses firent beaucoup plus de bruit, et eurent plus d'éclat que n'en ont eu de nos jours les découvertes de Newton et les vérités approfondies par Locke. Le pape Innocent VIII fit censurer treize propositions de toute cette grande doctrine. Ces censures ressemblaient aux décisions de ces Indiens qui condamnaient l'opinion que la terre est soutenue par un dragon, parce que, disaient-ils, elle ne peut être soutenue que par un éléphant! Pic de La Mirandole fit son apologie; il s'y plaint de ses censeurs. Il dit qu'un d'eux s'emporta violemment contre la Cabale. «Mais savez-vous, 1ui dit le jeune prince, ce que veut dire ce mot de cabale? — Belle demande! répondit le théologien, ne sait-on pas que c'était un hérétique qui écrivit contre Jésus-Christ». Enfin il fallut que le pape Alexandre VI, qui au moins avait le mérite de mépriser ces disputes, lui envoyât une absolution. Il est remarquable qu'il traita de même Pic de La Mirandole et Savonarole.

L'histoire du prince de La Mirandole n'est que celle d'un écolier plein de génie, parcourant une vaste carrière d'erreurs, et guidé en aveugle par des maîtres aveugles.»

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