Remarques sur les Pensées de Pascal

Voltaire
Voici des remarques critiques que j'ai faites depuis longtemps sur les pensées de M. Pascal. Ne me comparez-point ici, je vous prie, à Ézéchias, qui voulut faire brûler tous les livres de Salomon. Je respecte le génie et l'éloquence de M. Pascal; mais plus je les respecte, plus je suis persuadé qu'il aurait lui-même corrigé beaucoup de ces Pensées, qu'il avait jetées au hasard sur le papier pour les examiner ensuite et c'est en admirant son génie que je combats quelques unes de ses idées.

Il me paraît qu'en général l'esprit dans lequel M. Pascal écrivit ces Pensées, était de montrer l'homme dans un jour odieux; il s'acharne à nous peindre tous méchants et malheureux; il écrit contre la nature humaine à peu près comme il écrivait contre les jésuites. Il impute à l'essence de notre nature ce qui n'appartient qu'à certains hommes: il dit éloquemment des injures au genre humain.

J'ose prendre le parti de l'humanité contre ce misanthrope sublime; j'ose assurer que nous ne sommes ni si méchants ni si malheureux qu'il le dit. Je suis de plus très persuadé que s'il avait suivi, dans le livre qu'il méditait, le dessein qui paraît dans ses Pensées, il aurait fait un livre plein de paralogismes éloquents, et de faussetés admirablement déduites. On dit même que tous ces livres qu'on a faits depuis peu pour prouver la religion chrétienne, sont plus capables de scandaliser que d'édifier. Ces auteurs prétendent-ils en savoir plus que Jésus-Christ et ses apôtres? C'est vouloir soutenir un chêne en l'entourant de roseaux; on peut écarter ces roseaux inutiles sans craindre de faire tort à l'arbre.

J'ai choisi avec discrétion quelques Pensées de Pascal:j'ai mis les réponses au bas. Au reste, on ne peut trop répéter ici combien il serait absurde et cruel de faire une affaire de parti de cet examen des Pensées de Pascal: je n'ai de parti que la vérité: je pense qu'il est très vrai que ce n'est pas à la métaphysique de prouver la religion chrétienne, et que la raison est autant au-dessous de la foi, que le fini est au-dessous de l'infini. Il ne s'agit ici que de raison , et c'est si peu de chose chez les hommes que cela ne vaut pas la peine de se fâcher.



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PENSÉES DE PASCAL

« I. Les grandeurs et les misères de l'homme sont tellement visibles, qu'il faut nécessairement que la vraie religion nous enseigne qu'il y a en lui quelque grand principe de grandeur, et en même temps quelque grand principe de misère: car il faut que la véritable religion connaisse à fond notre nature; c'est-à-dire qu'elle connaisse tout ce qu'elle a de grand et tout ce. qu'elle a de misérable, et la raison de l'un et de l'autre; il faut encore qu'elle nous rende raison des étonnantes contrariétés qui s'y rencontrent.»

Cette manière de raisonner paraît fausse et dangereuse: car la fable de Prométhée et de Pandore, les androgynes de Platon, les dogmes des anciens Égyptiens, et ceux de Zoroastre, rendaient aussi bien raison de ces contrariétés apparentes. La religion chrétienne n'en demeurera pas moins vraie, quand même on n'en tirerait pas ces conclusions ingénieuses qui ne peuvent servir qu'à faire briller l'esprit. Il est nécessaire, pour qu'une religion soit vraie, qu'elle soit révélée, et point du tout qu'elle rende raison de ces contrariétés prétendues; elle n'est pas plus faite pour vous enseigner la métaphysique que l'astronomie.


« II. Qu'on examine sur cela toutes les religions du monde, et qu'on voie s'il y en a une autre que la chrétienne qui y satisfasse. Sera -ce celle qu'enseignaient les philosophes qui nous proposent pour tout bien un bien qui est en nous ? est-ce là le vrai bien ? »

Les philosophes n'ont point enseigné de religion; ce n'est pas leur philosophie qu'il s'agit de combattre. Jamais philosophe ne s'est dit inspiré de Dieu, car dès lors il eût cessé d'être philosophe, et il eût fait le prophète. Il ne s'agit pas de savoir si Jésus-Christ doit l'emporter sur Aristote; il s'agit de prouver que la religion de Jésus-Christ est la véritable, et que celles de Mahomet, de Zoroastre, de Confucius, d'Hermès, et toutes les autres, sont fausses. Il n'est pas vrai que les philosophes nous aient proposé pour tout bien un bien qui est en nous. Lisez Platon, Marc-Aurele, Épictète; ils veulent qu'on aspire à mériter d'être rejoint à la Divinité dont nous sommes émanés.


«III. Et cependant sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses retours et ses.plis dans cet abîme, de sorte que l'homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n'est inconcevable à l'homme.»

Quelle étrange explication! L'homme est inconcevable, sans un mystère inconcevable. C'est bien assez de ne rien entendre à notre origine, sans l'expliquer par une chose qu'on n'entend pas. Nous ignorons comment l'homme naît, comment il croît, comment il digère, comment il pense, comment ses membres obéissent à sa volonté: serai-je bien reçu à expliquer ces obscurités par un système inintelligible? Ne vaut il pas mieux dire: je ne sais rien? Un mystère ne fut jamais une explication; c'est une chose divine et inexplicable.

Qu'aurait répondu M. Pascal à un homme qui lui aurait dit: Je sais que le mystère du péché originel est l'objet de ma foi et non de ma raison; je connais fort bien sans mystère ce que c'est que l'homme; je vois qu'il vient au monde comme les autres animaux; que l'accouchement des mères est plus douloureux à mesure qu'elles sont plus délicates; que quelquefois des femmes et des animaux femelles meurent dans l'enfantement; qu'il y a quelquefois des enfants mal organisés, qui vivent privés d'un ou de deux sens, et de la faculté du raisonnement; que ceux qui sont le mieux organisés sont ceux qui ont les passions les plus vives; que l'amour de soi-même est égal chez tous les hommes, et qu'il leur est aussi necessaire que les cinq sens; que cet amour-propre nous est donné de Dieu pour la conservation de notre être, et qu'il nous a donné la religion pour régler cet amour-propre; que nos idées sont justes ou inconséquentes, obscures ou lumineuses, selon que nos organes sont plus ou moins solides, plus ou moins déliés, et selon que nous sommes plus ou moins passionnés; que nous dépendons en tout de l'air qui nous environne, des aliments que nous prenons, et que dans tout cela il n'y a rien de contradictoire?

L'homme à cet égard n'est point une énigme, comme vous vous le figurez pour avoir le plaisir de la deviner; l'homme paraît être à sa place dans la nature. Supérieur aux animaux, auxquels il est semblable par les organes; inférieur à d'autres êtres, auxquels il ressemble probablement par la pensée, il est, comme tout ce que nous voyons, mêlé de mal et de bien, de plaisir et de peine; il est pourvu de passions pour agir, et de raison pour gouverner ses actions. Si l'homme était parfait, il serait Dieu; et ces prétendues contrariétés que vous appelez contradictions, sont les ingrédients nécessaires qui entrent dans le composé de l'homme, qui est, comme le reste de la nature , ce qu'il doit être.

Voilà ce que la raison peut dire. Ce n'est donc point la raison qui apprend aux hommes la chute de la nature humaine; c'est la foi seule, à laquelle il faut avoir recours.


«IV. Suivons nos mouvements, observons-nous nous-mêmes, et voyons si nous n'y trouverons pas les caractères vivants de ces deux natures.
Tant de contradictions se trouveraient-elles dans un sujet simple?
Cette duplicité de l'homme est si visible, qu'il y en a qui ont pensé que nous avions deux âmes: un sujet simple leur paraissant incapable de telles et si soudaines variétés, d'une présomption démesurée à un horrible abattement de cœur.»

Cette pensée est prise entièrement de Montaigne, ainsi que beaucoup d'autres; elle se trouve au chapitre De l'inconstance de nos actions. Mais le sage Montaigne s'explique en homme qui doute.

Nos diverses volontés ne sont point des contradictions de la nature, et l'homme n'est point un sujet simple. Il est composé d'un nombre innombrable d'organes: si un seul de ces organes est un peu altéré, il est nécessaire qu'il change toutes les impressions du cerveau, et que l'animal ait de nouvelles pensées et de nouvelles volontés. Il est très vrai que nous soinmes tantôt abattus de tristesse, tantôt enflés de présomption: et cela doit être quand nous nous trouvons dans des situations opposées. Un animal que son maître caresse et nourrit, et un autre qu'on égorge lentement et avec adresse pour en faire une dissection, éprouvent des sensations bien contraires ainsi faisons-nous; et les différences qui sont en nous sont si peu contradictoires, qu'il serait contradictoire qu'elles n'existassent pas. Les fous qui ont dit que nous avions deux âmes pouvaient, par la même raison, nous en donner trente ou quarante; car un homme dans une grande passion a souvent trente ou quarante idées différentes de la même chose, et doit nécessairement les avoir selon que cet objet lui paraît sous différentes faces.

Cette prétendue duplicité de l'homme est une idée aussi absurde que métaphysique: j'aimerais autant dire que le chien, qui mord et qui caresse, est double; que la poule, qui a tant de soin de ses petits, et qui ensuite les abandonne jusqu'à les méconnaître, est double; que la glace, qui représente à la fois des objets différents, est double; que l'arbre, qui est tantôt chargé, tantôt dépouillé de feuilles, est double. J'avoue que l'homme est inconcevable en un sens; mais tout le reste de la nature l'est aussi, et il n'y a pas plus de contradictions apparentes dans l'homme que dans tout le reste.


«V. Ne point parier que Dieu est, c'est parier qu'il n'est pas. Lequel prendrez-vous donc?... pesons le gain et la perte: en prenant le parti de croire que Dieu est, si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez, vous ne perdez rien. Pariez donc qu'il est, sans hésiter. Oui, il faut gager; mais je gage peut-être trop. Voyons, puisqu'il y a pareil hasard de gaie et de perte, quand vous n'auriez que deux vies à gagner pour une, vous pourriez encore gager.»

Il est évidemment faux de dire: Ne point parier que Dieu est, c'est parier qu'il n'est pas; car celui qui doute et demande à s'éclaircir, ne parie assurément ni pour ni contre. D'ailleurs cet article paraît un peu indécent et puéril; cette idée de jeu , de perte et de gain, ne convient point à la gravité du sujet; de plus, l'intérêt que j'ai à croire une chose n'est pas une preuve de l'existence de cette chose. Vous me promettez l'empire du monde si je crois que vous avez raison: je souhaite alors, de tout mon cœur, que vous ayez raison; mais jusqu'à ce que vous me l'ayez prouvé, je ne puis vous croire. Commencez, pourrait-on dire à M. Pascal, par convaincre ma raison. J'ai intérêt, sans doute, qu'il y ait un Dieu; mais si dans votre système Dieu n'est venu que pour si peu de personnes; si le petit nombre des élus est si effrayant; si je ne puis rien du tout par moi-même, dites-moi, je vous prie, quel intérêt j'ai à vous croire? n'ai-je pas un intérêt visible à être persuadé du contraire ? De quel front osez-vous me montrer un bonheur infini, auquel d'un million d'hommes un seul à peine a droit d'aspirer? Si vous voulez me convaincre, prenez-vous-y d'une autre façon; et n'allez pas tantôt me parler de jeu de hasard, ,de pari, de croix et de pile, et tantôt m'effrayer par les épines que vous semez sur le chemin que je veux et que je dois suivre. Votre raisonnement ne servirait qu'à faire des athées, si la voix de toute la nature ne nous criait qu'il y a un Dieu, avec autant de force-que ces subtilités ont de faiblesse.


«VI. En voyant l'aveuglement et la misère de l'homme, et ces contrariétés étonnantes qui se découvrent dans sa nature, et regardant tout l'univers muet, et l'homme sans lumière, abandonné à lui même, et comme égaré dans ce recoin de l'univers, sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il est venu y faire, ce qu'il deviendra en mourant, j'entre en effroi, comme un homme qu'on aurait emporté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s'éveillerait sans connaître où il est, et sans avoir aucun moyen d'en sortir; et sur cela j'admire comment on n'entre pas en désespoir d'un si misérable état.»

En lisant cette réflexion je reçois une lettre d'un de mes amis, qui demeure dans un pays fort éloigné. Voici ses paroles: «Je suis ici comme vous m'y avez laissé; ni plus gai, ni plus triste, ni plus riche, ni plus pauvre; jouissant d'une santé parfaite, ayant tout ce qui rend la vie agréable; sans amour, sans avarice, sans ambition, et sans envie; et tant que tout cela durera, je m'appellerai hardiment un homme très heureux.»

Il y a beaucoup d'hommes aussi heureux que lui. Il en est des hommes comme des animaux; tel chien couche et mange avec sa maîtresse; tel autre tourne la broche et est tout aussi content; tel autre devient enragé, et on le tue.

Pour moi, quand je regarde Paris ou Londres, je ne vois aucune raison pour entrer dans ce désespoir dont parle M. Pascal; je vois une ville qui ne ressemble en rien à une île déserte, mais peuplée, opulente, policée, et ou les hommes sont heureux autant que la nature humaine le comporte. Quel est l'homme sage qui sera plein de désespoir parcequ'il ne sait pas la nature de sa pensée, parce qu'il ne connaît que quelques attributs de la matière , parce que Dieu ne lui a pas révélé ses secrets? II faudrait autant se désespérer de n'avoir pas quatre pieds et deux ailes. Pourquoi nous faire horreur de notre être? Notre existence n'est point si malheureuse qu'on veut nous le faire accroire. Regarder l'univers comme un cachot, et tous les hommes comme des criminels qu'on va exécuter, est l'idée d'un fanatique. Croire que le monde est un lieu de délices ou l'on ne doit avoir que du plaisir, c'est la rêverie d'un sybarite. Penser que la terre, les hommes et les animaux sont ce qu'ils doivent être dans l'ordre de la Providence, est, je crois, d'un homme sage.


«VII. Les juifs pensent que Dieu ne laissera pas éternellement les autres peuples dans ces ténèbres; quel viendra un libérateur pour tous; qu'ils sont au monde pour l'annoncer; qu'ils sont formés exprès pour être les hérauts de ce grand avénement, et pour appeler tous les peuples à s'unir à eux dans l'attente de ce libérateur..»

Les juifs ont toujours attendu un libérateur; mais leur libérateur est pour eux et non pour nous. Ils attendent un messie qui rendra les juifs maîtres des chrétiens; et nous espérons que le messie réunira un jour les juifs aux chrétiens: ils pensent,précisement sur cela le contraire de ce que nous pensons.


«VIII. La loi par laquelle ce peuple est gouverné est tout ensemble la plus ancienne loi du monde, la plus parfaite, et la seule qui ait toujours été gardée sans interruption dans un état. C'est ce que Philon, juif, montre en divers lieux, et Josèphe admirablement contre Appion, où il fait voir qu'elle est si ancienne, que le nom même de loi n'a été connu des plus anciens que plus de mille ans après: en sorte qu'Homère, qui a parlé de tant de peuples, ne s'en est jamais servi; et il est aisé de juger de la perfection de cette loi par sa simple lecture, où l'on voit qu'on y a pourvu à toutes choses avec tant de sagesse, tant d'équité, tant de jugement, que les plus anciens législateurs grecs et romains en ayant quelque lumière, en ont emprunté leurs principales lois, ce qui paraît par celles qu'ils appellent des douze Tables, et par les autres preuves que Josèphe en donne.»

Il est très faux que la loi des Juifs soit la plus ancienne, puisque avant Moïse, leur législateur, ils demeuraient en Égypte, le pays de la terre le plus renommé par ses sages lois, selon lesquelles les rois étaient jugés après la mort. Il est très faux que le nom de loi n'ait été connu qu'après Homère. Il parle des lois de Minos dans l'Odyssée. Le mot de loi est dans Hésiode; et quand le nom de loi ne se trouverait ni dans Hésiode ni dans Homère, cela ne prouverait rien. Il y avait d'anciens royaumes, des rois, et des juges; donc il y avait des lois. Celles des Chinois sont bien antérieures à Moïse.

Il est encore très faux que les Grecs et les Romains aient pris des lois des Juifs. Ce ne peut être dans les commencements de leur république, car alors ils ne pouvaient connaître les Juifs; ce ne peut être dans le temps de leur grandeur, car alors ils avaient pour ces barbares un mépris connu de toute la terre. Voyez comme Ciceron les traite en parlant de la prise de Jérusalem par Pompée. Philon avoue qu'avant la traduction des Septante aucune nation ne connut leurs livres.


«IX. Ce peuple est encore admirable en sincérité. Ils gardent avec amour et fidélité le livre ou Moïse déclare qu'ils ont toujours été ingrats envers Dieu, et qu'il sait qu'ils le seront encore plus après sa mort; mais qu'il appelle le ciel et la terre à témoin contre eux, qu'il le leur a assez dit; qu'enfin Dieu, s'irritant contre eux, les dispersera par tous les peuples de la terre; que comme ils l'ont irrité en adorant des dieux qui n'étaient point leurs dieux , il les irritera en appelant un peuple qui n'était point son peuple. Cependant ce livre, qui les déshonore en tant de façons , ils le conservent aux dépens de leur vie c'est une sincérité qui n'a point d'exemple dans le monde, ni sa racine dans la nature. »

Cette sincérité a partout des exemples , et n'a sa racine que dans la nature. L'orgueil de chaque Juif est intéressé à croire que ce n'est point sa détestable politique, son ignorance des arts, sa grossièreté qui l'a perdu; mais que c'est la colère de Dieu qui le punit. Il pense, avec satisfaction, qu'il a fallu des miracles pour l'abattre, et que sa nation est toujours la bien-aimée du Dieu qui la châtie. Qu'un prédicateur monte en chaire, et dise aux Français: « Vous êtes des misérables qui n'avez ni cœur ni conduite; vous avez été battus à Hochstett et Ramiillies, parceque vous n'avez pas su vous défendre; il se fera lapider. Mais s'il dit: Vous êtes des catholiques chéris de Dieu; vos péchés infâmes avaient irrité l'Éternel qui nous livra aux hérétiques à Hochstett et à Ramillies; mais quand vous êtes revenus au Seigneur, alors il a béni votre courage à Denain»: ces paroles le feront aimer de l'auditoire.


«X. S'il y a un Dieu, il ne faut aimer que lui, et non les créatures.»

Il faut aimer, et très tendrement, les créatures; il faut aimer sa patrie, sa femme, son père, ses enfants: il faut si bien les aimer, que Dieu nous les fait aimer malgré nous.

Les principes contraires sont propres à fairé des raisonneurs inhumains; et cela est si vrai, que Pascal, abusant de ce principe, traitait sa sœur avec dureté et rebutait ses services, de peur de paraître aimer une créature: c'est ce qui est écrit dans sa vie. S'il fallait en user ainsi, quelle serait la société humaine!


«XI. Nous naissons injustes; car chacun tend à soi: cela est contre tout ordre. Il faut tendre au général , et la pente vers soi est le commencement de tout désordre en guerre, en police, en économie, etc. »

Cela est selon tout ordre. Il est aussi impossible qu'une société puisse se former et subsister sans amour-propre, qu'il serait impossible de faire des enfants sans concupiscence, de songer à se nourrir sans appétit. C'est l'amour de nous-mêmes qui assiste l'amour des autres; c'est par nos besoins mutuels que nous sommes utiles au genre humain; c'est le fondement de tout commerce; c'est l'éternel lien des hommes. Sans lui il n'y aurait pas eu un art inventé, ni une société de dix personnes formée. C'est cet amour-propre que chaque animal a reçu de la nature, qui nous avertit de respecter celui des autres. La loi dirige cet amour-propre, et la religion le perfectionne. Il est bien vrai que Dieu aurait pu faire des créatures uniquement attentives au bien d'autrui. Dans ce cas les marchands auraient été aux Indes par charité, le maçon eût scié de la pierre pour faire plaisir à son prochain, etc. Mais Dieu a établi les choses autrement: n'accusons point l'instinct qu'il nous donne, et fesons-en l'usage qu'il commande.


«XII.— Le sens caché des prophéties ne pouvait induire en erreur, et il n'y avait qu'un peuple aussi charnel que celui-là qui pût s'y méprendre; car quand les biens sont promis en abondance, qui les empêchait d'entendre les véritables biens, sinon leur cupidité qui déterminait ce sens aux biens de la terre?»

En bonne foi, le peuple le plus spirituel de la terre l'aurait-il entendu autrement? Ils étaient esclaves des Romains; ils attendaient un libérateur qui les rendrait victorieux , et qui ferait respecter Jérusalem dans tout le-monde. Comment, avec les lumières de leur raison, pouvaient-ils voir ce vainqueur, ce monarque, dans un de leurs concitoyens né dans l'obscurité, dans la pauvreté, et condamné au supplice des esclaves? Comment pouvaient-ils entendre, par le nom de leur capitale, une Jérusalem céleste , eux à qui le Décalogue n'avait pas seulement parlé de l'immortalité de l'âme? Comment un peuple si attaché à la loi pouvait-il, sans une lumière supérieure, reconnaître dans les prophéties, qui n'était pas sa loi, un Dieu caché sous la figure d'un Juif circoncis, qui par sa religion nouvelle a détruit et rendu abominables la circoncision et le sabbat, fondements sacrés de la loi judaïque? Adorons Dieu sans vouloir percer ces mystères.


«XIII. Le temps du premier avénement de JésusChrist est prédit: le temps du second ne l'est point, parceque le premier devait être caché, au lieu que le second doit être éclatant et tellement manifeste, que ses ennemis mêmes le reconnaîtront.»

Le temps du second avénement de Jésus-Christ a été prédit encore plus clairement que le premier. Pascal avait apparemment oublié que Jésus-Christ, dans le chapitre XXI de saint Luc, dit expressément: «Lorsque vous verrez une armée environner Jérusalem, sachez que la désolation est proche. Jérusalem sera foulée aux pieds, et il' y aura des signes dans le soleil et dans la lune et dans les étoiles; les flots de la mer feront un très grand bruit; les vertus des cieux seront ébranlées, et alors ils verront le fils de l'homme qui viendra sur une nuée avec une grande puissance et une grande majesté. Cette génération ne passera pas que ces choses ne soient accomplies.»

Cependant la génération passa, et ces choses ne s'accomplirent point. En quelque temps que saint Luc ait écrit , il est certain que Titus prit Jérusalem, et qu'on ne vit ni de signes dans les étoiles, ni le fils de l'homme dans les nuées. Mais enfin si ce second avénement n'est point arrivé, si cette prédiction ne s'est point accomplie, c'est à nous de nous taire, de ne point interroger la Providence, et de croire tout ce que l'Église enseigne.


«XIV. Le messie, selon les Juifs charnels , doit être un grand prince temporel; selon les chrétiens charnels, il est venu nous dispenser d'aimer Dieu, et nous donner des sacrements qui opèrent tout sans nous: ni l'un ni l'autre n'est ni la religion chrétienne ni juive.»

Cet article est bien plutôt un trait de satire qu'une réflexion chrétienne. On voit que c'est aux jésuites qu'on en veut ici; mais en vérité aucun jésuite a-t-il jamais dit que Jésus-Christ est venu nous dispenser d'aimer Dieu? La dispute sur l'amour de Dieu est une pure dispute de mots, comme la plupart des autres querelles scientifiques qui ont causé des haines si vives et des malheurs si affreux.

Il paraît encore un autre défaut dans cet article; c'est qu'on y suppose que l'attente d'un messie était un point de religion chez les Juifs: c'était seulement une idée consolante répandue parmi cette nation. Les Juifs espéraient un libérateur, mais il ne leur était pas ordonné d'y croire comme article de foi. Toute leur religion était renfermée dans les livres de la loi. Les prophètes n'ont jamais été regardés par les Juifs comme législateurs.


«XV. Pour examiner les prophéties, il faut les entendre; car si l'on croit qu'ellés n'ont qu'un sens, il est sûr que le messie ne sera point venu; mais si elles ont deux sens, il est sûr qu'il sera venu en Jésus-Christ.»

La religion chrétienne, fondée sur la vérité même, n'a pas besoin de preuves douteuses. Or, si quelque chose pouvait ébranler les fondements de cette sainte et raisonnable religion , c'est le sentiment de M. Pascal. Il veut que tout ait deux sens dans l'Écriture; mais un homme qui aurait le malheur d'être incrédule pourrait lui dire: Celui qui donne deux sens à ses paroles veut tromper les hommes, et cette duplicité est toujours punie par les lois; comment donc pouvez-vous, sans rougir, admettre dans Dieu ce qu'on punit et qu'on déteste dans les hommes? Que dis-je? avec quel mépris et avec quelle indignation ne traitez-vous pas les oracles des païens, parcequ'ils avaient deux sens! Qu'une prophétie soit accomplie à la lettre, oserez-vous soutenir que cette prophétie est fausse, parce qu'elle ne sera vraie qu'à la lettre, parce qu'elle ne répondra pas à un sens mystique qu'on lui donnera? Non, sans doute; cela serait absurde. Comment donc une prophétie qui n'aura pas été réellement accomplie, deviendra-t-elle vraie dans un sens mystique? Quoi! de vraie vous ne pouvez la rendre fausse, et de fausse vous pourriez la rendre vraie? voilà une étrange difficulté. Il faut s'en tenir à la foi seule dans ces matières; c'est le seul moyen de finir toute dispute.


«XVI. La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité; car elle est surnaturelle.»

Il est à croire que M.«Pascal n'aurait pas employé ce galimatias dans son ouvrage, s'il avait eu le temps de le revoir.


«XVII. Les faiblesses les plus apparentes sont des forces à ceux qui prennent bien les choses. Par exemple, les deux généalogies de saint Matthieu et de saint Luc. Il est visible que cela n'a pas été fait de concert.»

Les éditeurs des Pensées de Pascal auraient-ils dû imprimer cette pensée, dont l'exposition seule est peut-être capable de faire tort à la religion? À quoi bon dire que ces généalogies, ces points fondamentaux de la religion chrétienne, se contrarient entièrement, sans dire en quoi elles peuvent-s'accorder? Il fallait présenter l'antidote avec le poison. Que penserait-on d'un avocat qui dirait: Ma partie se contredit, mais cette faiblesse est une force pour ceux qui savent bien prendre les choses ? Que dirait-on à deux témoins qui se contrediraient ?'On leur dirait: Vous n'êtes pas d'accord, et certainement l'un de vous deux se trompe.


«XVIII. Qu'on ne nous reproche donc plus le manque de clarté, puisque nous en fesons profession; mais que l'on reconnaisse la vérité de la religion dans l'obscurité même de la religion, dans le peu de lumière que nous en avons, et dans l'indifférence que nous avons de la connaître.»

Voilà d'étranges marques de vérité qu'apporte Pascal. Quelles autres marques a clone le mensonge ? Quoi! il suffirait, pour être cru, de dire: Je suis obscur, je suis inintelligible. Il serait bien plus sensé de ne présenter aux yeux que les lumières de la foi, au lieu de ces ténèbres d'érudition.


«XIX. S'il n'y avait qu'une religion, Dieu serait trop manifeste.»

Quoi! vous dites que s'il n'y avait qu'une religion, Dieu serait trop manifeste ! Eh ! oubliez-vous que vous dites souvent qu'un jour il n'y aura qu'une religion ? selon vous, Dieu sera donc alors trop manifeste.


«XX. Je dis qu'elle (la religion des Juifs) ne consistait en aucune de ces choses, nuis seulement en l'amour de Dieu, et que Dieu réprouvait toutes les autres choses.»

Quoi! Dieu réprouvait tout ce qu'il ordonnait lui-même avec tant de soin aux Juifs, et dans un détail si prodigieux! N'est-il pas plus vrai de dire que la loi de Moïse consistait et dans l'amour et dans le culte ? Ramener tout à l'amour de Dieu, sent peut-être moins l'amour de Dieu que la haine que tout janséniste a pour son prochain moliniste.


«XXI. La chose la plus importante à la vie, c'est le choix d'un métier; le hasard en dispose. La coutume fait les maçons, les soldats, les couvreurs.»

Qui peut donc déterminer les soldats, les maçons, et tous les ouvriers mécaniques, sinon ce qu'on appelle hasard et la coutume? Il n'y a que les arts de génie auxquels on se détermine de soi-même. Mais pour les métiers que tout le monde peut faire, il est très naturel et très raisonnable que la coutume en dispose.


«XXII. Que chacun examine sa pensée; il la trouvera toujours occupée au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent; et si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre des lumières pour disposer l'avenir. Le présent n'est jamais notre but; le passé et le présent sont nos moyens; le seul avenir est notre objet.»

Il est faux que nous ne pensions point au présent; nous y pensons en étudiant la nature, et en fesant toutes les fonctions de la vie: nous pensons aussi beaucoup au futur. Remercions l'auteur de la nature de ce qu'il nous donne cet instinct qui nous emporte sans cesse vers l'avenir. Le trésor le plus précieux de l'homme est cette espérance qui nous adoucit nos chagrins, et qui nous peint des plaisirs futurs dans la possession des plaisirs présents. Si les hommes étaient assez malheureux pour ne s'occuper jamais que du présent, on ne sèmerait point, on ne bâtirait point, on ne planterait point , on ne pourvoirait à rien , on manquerait de tout au milieu de cette fausse jouissance.

Un esprit comme-M. Pascal pouvait-il donner dans un lieu commun aussi faux que celui-là ? La nature a établi que chaque homme jouirait du présent en se nourrissant, en faisant des enfants, en écoutant des sons agréables, en occupant sa faculté de penser et de sentir, et qu'en sortant de ces états, souvent au milieu de ces états même, il penserait au lendemain , sans quoi il périrait de misère aujourd'hui. Il n'y a que les enfants et les imbéciles qui ne pensent qu'au présent. Faudra-t-il leur ressembler?


«XXIII. Mais quand j'y ai regardé de plus près , j'ai trouvé que cet éloignement que les hommes ont du repos et de demeurer avec eux-mêmes, vient d'une cause bien effective, c'est-à-dire du malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne nous peut consoler lorsque rien ne nous empêche d'y penser, et que nous ne voyons que nous.»

Ce mot ne voir que nous ne forme aucun sens.

Qu'est-ce qu'un homme qui n'agirait point, et qui est supposé se contempler? Non seulement je dis que cet homme serait un imbécile inutile à la société; mais je dis que cet homme ne peut exister; car cet homme, que contemplerait-il? son corps, ses pieds, ses mains, ses cinq sens? ou il serait un idiot, ou bien il ferait usage de tout cela. Resterait-il à contempler sa faculté de penser? Mais il ne peut contempler cette faculté qu'en l'exerçant. Ou il ne pensera à rien, ou bien il pensera aux idées qui lui sont déjà venues, ou il en composera de nouvelles; or il ne peut avoir d'idées que du dehors. Le voilà donc nécessairement occupé ou de ses sens ou de ses idées; le voila donc hors de soi ou imbécile. Encore une fois il est impossible à la nature humaine de rester dans cet engourdissement imaginaire; il est absurde de le penser, il est insensé d'y prétendre. L'homme est né pour l'action , comme le feu tend en haut et la pierre en bas. N'être point occupé et n'exister pas, est la même chose pour l'homme. Toute la différence consiste dans les occupations douces ou tumultueuses, dangereuses ou utiles. Job a bien dit,: L'homme est ne pour le travail, comme l'oiseau pour voler; mais l'oiseau en volant peut être pris au trébuchet.

«XXIV. Les hommes ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l'occupation au-dehors, qui vient du ressentiment de leur misère continuelle, et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de leur première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n'est en, effet que dans le repos.»

Cet instinct secret étant le premier principe et le fondement nécessaire de la société, il vient plutôt de la bonté de Dieu, et il est plutôt l'instrument de notre bonheur qu'il n'est le ressentiment de notre misère. Je ne sais pas ce que nos premiers pères faisaient dans le paradis terrestre, mais si chacun d'eux n'avait pensé qu'à soi, l'existence du genre humain était bien hasardée. N'est-il pas absurde de penser qu'ils avaient des sens parfaits, c'est-à-dire des instruments d'action parfaits uniquement pour la contemplation ? et n'est-il pas plaisant que des têtes pensantes puissent imaginer que la paresse est un titre de grandeur, et l'action un rabaissement de notre nature?

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