La peur, pire que le mal

Jean Hamann

Ce livre marque le retour de l'esprit critique à l'égard de la médecine. Vers la fin de la décennie 1970, suite à la publication de La Némésis médicale d'Ivan Illich et aux premières percées de l'anthropologie médicale, on pouvait croire que l'esprit critique à l'égard de la médecine avait pris racine dans les mentalités en Occident et qu'il pourrait constituer un frein puissant contre les dépenses et les souffrances inutiles en matière de santé. Était-ce une illusion? On pourra en juger par l'accueil qui sera fait au livre de Gilbert Welch. Si un tel livre ne provoque pas une remise en question de bien des pratiques de dépistage, il faudra conclure que le discours médical dominant désarme les intelligences à un point tel que le contrôle des dépenses de santé devra se faire sauvagement plutôt que par l'élimination des traitements dangereux ou inutiles.

«Une personne en santé est un malade qui s'ignore»,écrivait, en 1923, Jules Romains dans sa pièce de théâtre Knock ou le triomphe de la médecine. «Une personne en santé est quelqu'un qui n'a pas encore subi assez de tests de dépistage», reprend aujourd'hui Fernand Turcotte pour caricaturer une certaine attitude du monde médical face au cancer. Ce professeur de la Faculté de médecine mène depuis plus de 30 ans une croisade en faveur du bon sens et de l'esprit critique dans la pratique médicale. Spécialiste en prévention, il estime que le dépistage tous azimuts du cancer a entraîné la médecine dans un piège dont elle ne parvient plus à se dépêtrer. Son discours étonne à une époque où la mise au point de tout nouveau test de dépistage est saluée comme une victoire sur la maladie et l'ignorance, et où le mot dépistage est le leitmotiv des organismes de lutte contre le cancer en matière de prévention. En clamant l'inutilité du dépistage de certains cancers et les conséquences néfastes de leurs traitements sur la qualité de vie des personnes, il rame à contre-courant du tsunami sur lequel surfe la médecine. Mais il n'est pas seul.

Il y a quelques mois, Fernand Turcotte a mis la main sur un livre écrit par Gilbert Welch, médecin interniste établi à White River Junction au Vermont et professeur à la Dartmouth Medical School. La communion d'esprit à été immédiate et totale. «C'est un livre tout à fait sensationnel, le livre que j'aurais voulu avoir au cours des 30 dernières années pour enseigner à mes étudiants», affirme le professeur Turcotte. En fait, il a tellement aimé l'ouvrage qu'il a convaincu Les Presses de l'Université Laval d'en acheter les droits pour une édition française et qu'il a effectué gratuitement la traduction. «Le message de ce livre est trop important pour que le monde francophone ne prenne pas part aux discussions», dit-il pour expliquer ses motivations.

La rage du Total Body Scan
Le titre provocateur du livre - Dois-je me faire tester pour le cancer? Peut-être pas et voici pourquoi? - va droit au coeur du débat. Gilbert Welch remet en question l'idée que la meilleure défense contre le cancer est de le traiter tôt en le dépistant tôt, quitte à le traquer chez des personnes en bonne santé. Cette idée est poussée à l'extrême par la mode duTotal Body Scan qui sévit aux États-Unis. Pour 1000 $, il est maintenant possible d'obtenir une scanographie complète des organes vitaux du tronc, un examen qui, en théorie du moins, doit renseigner la personne sur tout ce qui menace sa santé. Les clients se voient remettre un CD contenant les images de leur corps et un rapport de 16 pages truffé de données. «Des personnes qui étaient en bonne santé avant l'examen en sortent avec un paquet d'anomalies dont la signification nous échappe encore et ils se précipitent chez leur médecin pour se faire soigner», déplore le docteur Fernand Turcotte.

Si le diagnostic précoce du cancer sauvait des vies, on devrait pouvoir en observer les effets par une baisse des taux de mortalité. Gilbert Welch cite le cas du cancer de la prostate. «Le zèle avec lequel on cherche ce cancer détermine le nombre de cas que l'on trouve», écrit le médecin américain. Au cours du dernier quart de siècle, plus d'un million d'hommes ont reçu un diagnostic du cancer de la prostate à la suite d'un test de dépistage. Pourtant, le taux de mortalité dû au cancer de la prostate est demeuré désespérément stable. «Ce n'est pas anodin, commente Fernand Turcotte. Ça signifie que plus d'un million d'hommes ont été opérés avec les risques que cela comporte, et qu'ils doivent vivre avec les conséquences de cette opération - certains devront porter une couche pour le reste de leur vie - sans que tout cela n'ait sauvé une seule vie.»

La peur de la bosse
Selon le professeur, le problème vient du fait que lorsque les médecins voient une petite bosse, ils se disent qu'il faut l'enlever avant qu'elle ne devienne une grosse bosse. Mais bon nombre de petites tumeurs n'évolueront jamais en cancer létal et il ne sert à rien d'opérer si elles ne causent pas de problèmes de santé et si l'opération n'augmente pas le taux de survie. Par contre, reconnaît-il, certains dépistages donnent des résultats. C'est le cas du dépistage du cancer du sein, mais uniquement chez les femmes de 50 à 69 ans. «Il faut faire du dépistage ciblé et non du dépistage universel aveugle - dans les cas où l'on a fait la preuve que ça réduit la mortalité. Éventuellement, la question des coûts va forcer les sociétés à réexaminer la pertinence des pratiques en matière de dépistage», croit-il.
Dans cette controverse, le médecin de famille ne sait plus à quel saint se vouer, reconnaît Fernand Turcotte. «Il croit qu'offrir le test pour dépister le cancer de la prostate fait maintenant partie de la bonne pratique médicale. Le médecin est pris entre la meilleure défense des intérêts particuliers de son patient et la culture de la profession. Ce qu'il appréhende le plus est de se faire demander par un avocat, dans une salle d'audience, pourquoi il n'a pas prescrit tel test. Par contre, personne ne se fait poursuivre pour avoir prescrit inutilement un test de dépistage.»


Malgré la tendance lourde qui pousse en faveur de plus de dépistage, le professeur Turcotte estime que le livre contient des arguments assez forts pour infléchir le cours des choses. «L'ouvrage s'adresse à tout le monde et j'espère que les médecins vont le lire. Personnellement, je n'ai rien à y gagner. Ce qui me préoccupe surtout est la souffrance qu'on inflige inutilement aux gens.»

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