Alexander Mackendrick, le tueur d'enfant - Misère de l'Homme inachevé

Jean-Philippe Costes

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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        Vous qui appartenez à la vaste confrérie des parents ou qui, peut-être, priez secrètement le Ciel pour revenir à l’âge de l’innocence, cessez toute activité et penchez-vous instamment sur les oeuvres édifiantes d’Alexander Mackendrick. Vous ne savez probablement rien de ce cinéaste. Si vous le connaissez, par la grâce du hasard ou d’une louable cinéphilie, vous avez certainement gardé de lui l’image trompeuse d’un simple serviteur de la comédie Britannique d’après-guerre, dont le dilettantisme et la légèreté ne sont pas dignes des honneurs de la Mémoire. Que votre péché soit l’ignorance, qu’il émane de l’orgueil aveuglant qui accompagne toujours l’excès de certitude, repentez-vous de bonne foi et accordez une seconde chance à ce créateur. Certes, il n’a réalisé que neuf longs-métrages et doit une large part de sa gloire éphémère à des films qui, de Whisky à gogo (Whisky Galore) à Maggie en passant par Comment réussir en amour sans se fatiguer (Don’t Make Waves), ne constituent en rien des monuments de la pensée. Néanmoins, l’ancien pilier des Studios Ealing mérite infiniment mieux que la condescendance des élites ou l’indifférence d’un Public blasé. Plus qu’un artisan payé à la commande, il est un artiste véritable, qui a su déjouer les pièges de la redondance et de la facilité en s’évadant de la prison dorée du Rire. Plus qu’un guignol impersonnel, il est un ventriloque de génie qui, sans jamais le laisser paraître, vous susurre dans le creux de l’oreille quelques vérités sur la Vie que bon nombre d’auteurs n’auraient pas le courage de s’avouer à eux-mêmes. Précisons toutefois qu’Alexander Mackendrick n’est pas de ces vains provocateurs, motivés par le seul désir de flatter vos instincts les plus bas. Son but n’est pas de vous avilir à des fins purement lucratives mais plus sûrement, de vous affranchir de la dictature du conformisme, de l’hypocrisie et des idées préconçues. Aussi, ne fuyez pas lorsque vous entendrez les mots qui vont suivre. Vous finirez par comprendre, si la lucidité n’est pas votre ennemie jurée, que leur violence lumineuse a pour vocation de déchirer les ténèbres qui enveloppent votre condition d’Etre humain : tout enfant est un monstre.

 

 

 

 

 

 

 

 Cyclone à la Jamaique

L’assertion a beau être écoeurante, sa laideur vous est étrangement familière. Sans doute l’avez-vous déjà lue dans un ouvrage de Sigmund Freud, le premier qui, parmi les grands de l’histoire de la Pensée, ait eu l’audace d’affirmer que les petits sont des fils d’OEdipe, capables de convoiter le corps de leur mère et de souhaiter la mort de leur père. Sinon, vous avez ressenti sa terrible pertinence en vous remémorant les épisodes les plus noirs de vos premières années ou bien en voyant, transi d’effroi, la main souillée du Mal caresser affectueusement la joue de votre propre progéniture. Dans tous les cas, vous avez jeté un voile pudique sur la sinistre réalité. Malgré les doutes qui vous taraudaient, vous avez souri, comme tant d’autres, sur les joyeux clichés familiaux. Vous ne pouviez ouvertement mépriser les plus humbles d’entre les humbles. Vous pouviez encore moins renier la chair de votre chair et avec elle, la triste évidence de votre passé infantile. Autrement dit, vous avez refoulé au plus profond de votre inconscient ce que la Société, votre entourage et vous-même n’étiez pas en mesure d’accepter.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Tueur de dame

Alexander Mackendrick a lui aussi connu les affres de la censure morale. Il ne pouvait dire tout haut ce que vous ne pouviez que penser tout bas. Pour atteindre son but, il a donc emprunté les chemins détournés du Cinéma et maquillé son propos anxiogène sous les couleurs consensuelles du comique ou du « raisonnablement tragique ». Il n’a directement abordé le thème de l’enfance qu’à deux reprises, dans Cyclone à la Jamaïque (A High Wind in Jamaïca) et dans Mandy. Le premier long-métrage est d’une virulence exceptionnelle. Il a fallu toute la sensibilité artistique de son auteur et toutes les ressources du film d’aventure, grand pourvoyeur de rêves en Technicolor, pour le rendre présentable aux yeux de tous1. L’histoire se déroule au XIXè siècle, entre les Caraïbes et la Grande-Bretagne. Après que leur colonie eût été ravagée par une tempête tropicale, Emily, John, Edward et Rachel Thornton sont renvoyés, par leurs parents, dans leur Angleterre natale2. Une longue et paisible traversée les attend. La croisière se termine cependant au bout de quelques heures, lorsque des pirates prennent d’assaut leur bateau. Les jeunes voyageurs n’ont pas le choix : ils doivent s’embarquer sur le navire de Zac (James Coburn) et de Chavez (Anthony Quinn), deux figures emblématiques des Frères de la Côte. Les rôles semblent clairement définis. Les petits Thornton seront les victimes et les flibustiers, les bourreaux. Alexander Mackendrick ne tarde toutefois pas à inverser les positions. Ses héros apparemment doux comme des agneaux se changent ainsi en des loups impitoyables, qui causent la perte de tous ceux qui ont l’infortune de les approcher. Pareil retournement ne manquera pas de vous déconcerter. Vous le jugerez brutal et outrancier. Mais au fur et à mesure de la projection, vous vous apercevrez qu’il est étayé par des arguments si judicieux que vos réticences se dissiperont sans coup férir. L’Enfant, dit Mackendrick, n’est pas l’être pur que vous connaissez ou feignez de connaître. C’est une créature fondamentalement ambiguë. Sous son masque angélique se cache un démon accusateur, qui vous donne le désagréable sentiment de vous juger en permanence. Son aspect inoffensif n’est pour sa part qu’une sombre illusion. Son incurable insouciance est en effet une source intarissable de dangers. Tous les parents du monde l’apprennent à leurs dépens. Chavez et ses hommes ne dérogent pas à la règle, eux que le kidnapping et le mépris du Droit ont transformés en tuteurs de fait. Ainsi, Emily manque de tuer le cuisinier en lançant un couteau du pont vers la cale. Elle et les siens font tomber l’ancre à la mer, alors qu’une frégate militaire est à la poursuite des boucaniers. Ultime symbole de leurs tendances sataniques, les diablotins font fi de toutes les traditions de la Marine et s’amusent, avec un cynisme évident, à célébrer de fausses funérailles maritimes ou à retourner la figure de proue du navire3. Moins superstitieux et plus lucide que d’aucuns pourraient l’imaginer, l’équipage, effrayé, décide d’abandonner les semeurs de trouble sur une île. Il sent qu’une présence maléfique les menace. Mais de tout cela, Chavez n’a cure. Il se range aux côtés des marmots infernaux. Tel un père de substitution, il leur fait un rempart de son corps, au risque de provoquer une mutinerie. Ce que le malfrat repentant ignore, c’est que jamais son héroïsme ne sera récompensé. A l’image des petits Thornton qui, dans leur village dévasté par le cyclone, jouent, chantent et rient au milieu des cadavres de leurs voisins, les enfants se distinguent en effet par leur égoïsme radical. Ils ne songent qu’à eux-mêmes et à leur propre conservation4. Pire encore, ils ne vivent qu’au présent. Le passé les indiffère autant que l’avenir. Dès lors, peu leur importe que vous ayez tenu, pour un temps plus ou moins long, le rôle du bon Samaritain. Seule compte à leurs yeux la réalité de l’instant5. Chavez en fait l’amère expérience. Lorsqu’il doit répondre de ses actes devant un tribunal Anglais, ses otages, devenus ses protégés par la force du Destin, ne lui fournissent aucune des circonstances atténuantes qui auraient pu lui éviter la pendaison. Le bandit des mers, aussi brave et attentionné qu’un honorable chef de famille, aurait dû se montrer plus méfiant. La sentence glaciale que prononça Emily, quand Zac lui annonça que son frère John s’était tué accidentellement dans le port de Tampico, se devait d’éveiller ses soupçons : « Edward peut-il avoir sa couverture ? »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Le Grand Chantage

 A la décharge du hors-la-loi, l’Enfant a un vice de nature à désarmer les esprits les plus vertueux : il est trompeur. Il sait mieux que quiconque se réfugier derrière sa petitesse pour cacher ses faiblesses. Emily en est la preuve accablante. Au moment où le procureur du Roi s’apprête à lui faire avouer qu’elle a poignardé, par peur, un marin Hollandais qui lui demandait de l’aider à s’évader, la fillette fond en larmes et oblige son père, conscient de sa culpabilité mais esclave des liens du sang, à faire cesser l’interrogatoire embarrassant6… Si vous avez le courage d’aller plus loin dans l’examen de conscience, vous retrouverez cette funeste dualité au centre de Mandy, drame dont la pellicule en noir et blanc souligne admirablement l’ambivalence fondatrice des plus jeunes d’entre nous. L’héroïne de ce drame à la lisière du naturalisme est née sourde et muette7. Aussitôt que vous la verrez souffrir les railleries de ses voisins, affronter la solitude des dortoirs, dans l’institution où sa mère l’a placée ou encore, pleurer de désespoir parce qu’elle ne parvient pas à maîtriser le dur langage des signes, vous éprouverez le désir de la prendre dans vos bras et de serrer son visage attendrissant sur votre poitrine. Sa détresse suscitera immanquablement votre empathie. Alexander Mackendrick vous met cependant en garde contre les excès de compassion. Il vous invite, avec une finesse infinie, à prendre la distance nécessaire au raisonnement. Garçons et filles sont certes vulnérables, dit-il à demi-mot et à ce titre, ils méritent la pitié. Néanmoins, ajoute-t-il avec une remarquable clairvoyance, cette qualité en forme de défaut est semblable à une machine infernale, dont il serait vain et périlleux d’ignorer les ravages. Parce qu’il est fragile, l’Enfant est ainsi un perpétuel motif d’inquiétude pour ses parents. Il est un fardeau quotidien, qu’il faut se résoudre à porter durant des années8. Parce qu’il est fragile, l’Enfant est également tributaire de ses deux géniteurs. Ce double lien de dépendance, renforcé par les passions du coeur et par les raisons propres à l’hérédité, provoque inévitablement des rivalités de pouvoir au sein du couple. Parce qu’il est fragile, l’Enfant doit enfin être éduqué. Or, cette tâche à la fois pesante, répétitive et incertaine est aussi surhumaine que le labeur de Sisyphe : que la Nature vous ait pourvu des qualités requises ou non, il vous faut être grands pour élever vos petits. Christine et Harry Garland9 ont la douleur d’être confrontés à l’ensemble de ces difficultés. La surdité de Mandy les contraint à marcher, jour et nuit, sur des charbons ardents. L’épineuse question de la scolarité menace la pérennité de leur union en exacerbant les querelles d’autorité au sein du ménage : tandis que Madame remue ciel et terre pour envoyer sa fille dans un institut spécialisé, Monsieur fait la promotion acharnée de l’éducation à domicile. Quant au salut de Mandy, innocente emmurée en elle-même par l’injuste tribunal de la Vie, il est désespérément inaccessible au commun des mortels. La malheureuse finit certes par découvrir les moyens de rompre son tragique isolement. Néanmoins, ce dénouement favorable doit tout aux miracles accomplis par Richard Searle (Jack Hawkins), un saint homme dévoué corps et âme à l’instruction des plus démunis. Certains considéreront que l’héroïne d’Alexander Mackendrick relève de l’exception et non, de la règle. Si vous pensez, vous aussi, que sa situation est trop singulière pour avoir une portée générale, sachez que vous faites fausse route. Loin d’être restrictif, le handicap de Mandy confère une dimension universelle à la précarité de l’enfance.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cyclone à la Jamaique

 Cette affreuse vulnérabilité, Mackendrick ne se contente pas d’en exposer les conséquences. Il en fournit également la cause première. L’Enfant, suggère-t-il de film en film, n’est pas l’Homme en miniature que les plus âgés se plaisent à trouver pittoresque et attachant. C’est un Homme inachevé. La nuance est fondamentale. Non seulement elle permet à son auteur d’expliquer les vices des premières années de l’existence mais en plus, elle lui donne la substance nécessaire pour élaborer une éthique des plus originales : plus qu’une damnation spirituelle, plus qu’une transgression de la Loi temporelle, le Mal est l’aboutissement logique d’une régression morale et intellectuelle. En d’autres termes, l’Homme devient cauchemar quand se réveille l’Enfant qui est en lui ; sa nocivité procède directement de son incapacité à atteindre la plénitude de sa maturité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mandy

 Cette philosophie, aussi pénétrante qu’inattendue du plus grand nombre, transparaît dans des oeuvres auxquelles Alexander Mackendrick a pris soin d’ôter tout caractère ouvertement polémique. Si vous observez attentivement les héros de ces longs-métrages à l’insignifiance artificielle, vous constaterez ainsi qu’ils sont invariablement des adultes attardés. Sidney Stratton (Alec Guinness), le sémillant inventeur de L’homme au complet blanc (The Man in the Whit Suit) est par exemple un « petit chimiste » qui n’aime rient tant que s’amuser avec ses cornues et ses tubes à essai10. De même, Madame Wilberforce (Katie Johnson), la veuve sénescente de Tueurs de dame (The Ladykillers)11, est ce que l’on appelle de manière aussi familière qu’éloquente une femme en « retour d’âge ». Les gangsters qui utilisent sa maison pour planifier un braquage ne sont guère plus évolués. Ils forment en effet une sorte de « Club des Cinq », qui réunit en son sein tous les archétypes de la cour d’école : l’intellectuel au physique ingrat (Marcus), le pleurnichard (Courtney), le bagarreur (Harvey), le comique (Robinson) et enfin, l’indispensable balourd (Lawson)12. Bien qu’ils évoluent dans un monde d’une noirceur indicible, les protagonistes du Grand chantage (Sweet Smell of success) sont de proches parents de ces personnages de comédie. Sous ses dehors de magnat de la Presse Américaine, J. J. Hunsecker (Burt Lancaster) n’est ainsi qu’un grand enfant ombrageux. Susan (Susan Harrison), sa soeur cadette, lui est docilement soumise comme une fillette. Quant à Sidney Falco (Tony Curtis), le faux ami de la famille, il n’est pas le Iago Shakespearien que certains imaginent. Ce n’est que le souffre-douleur d’un puissant, avare de récompenses. C’est « un gamin en train de voler des bonbons », comme le dit opportunément une secrétaire du Globe, le journal que l’ambitieux garnement rêve de diriger un jour. Ces êtres avilis susciteront probablement votre compassion. Quand seront dissipées les brumes aveuglantes de cette sympathie dérisoire, vous prendrez toutefois conscience que leur caractère tristement régressif est l’antichambre de l’Enfer. Quelles sont en effet les conséquences de l’arriération chronique de ces antihéros ? Elles se divisent en trois catégories fatalement complémentaires : l’immaturité, la déraison et la propension à faire systématiquement prévaloir le principe de plaisir sur le principe de réalité. De ces travers dérive une cascade de méfaits et de cataclysmes qui, dans l’oeil mi-sarcastique, mimoralisateur d’Alexander Mackendrick, devient un inventaire à la Prévert peint aux sombres couleurs de la psychanalyse Freudienne. Parce qu’il est inachevé comme un enfant, J.J. Hunsecker se complaît ainsi dans le narcissisme, symbole infamant d’une sexualité demeurée primitive13. A l’instar de Sidney Stratton, l’Homme au complet blanc, c’est un « vieux garçon » qui, non content d’être insensible aux charmes féminins, ne se préoccupe que de luimême. Cet égocentrisme fait naturellement de lui un être tyrannique, dont la passion est d’amoindrir les autres à seule fin de mieux jouir de sa propre grandeur. Lorsqu’il n’humilie pas Sidney Falco, le modeste agent de presse qui a l’inconséquence de penser qu’en acceptant tous les outrages de son supérieur, il atteindra les sommets de la hiérarchie sociale, il aime s’offrir cette suprême volupté qui consiste à tancer publiquement les politiciens en quête de gloire médiatique. Corollaire typiquement enfantin de ce culte de la personnalité, le turbulent J.J. est un capricieux patenté, qui exige que son entourage fasse ses quatre volontés. Il est également un jaloux maladif, qui cherche à s’approprier les personnes comme les choses. Susan Hunsecker est la première victime de cette voracité infantile. Elle veut vivre sa vie en convolant avec Steve Dallas (Marty Milner), un guitariste aussi talentueux qu’irréprochable. Son frère, hélas, ne l’entend pas de cette oreille. Il multiplie les intrigues et les croche-pieds pour empêcher le mariage14. Le drame était inévitable : comme tous ceux dont l’horloge mentale s’est arrêtée avant l’adolescence, J.J. est une créature qui adore posséder au sens matériel mais aussi, ludique du terme15. C’est un joueur compulsif, qui se nourrit de manigances et qui, bien entendu, ne supporte pas l’idée même de défaite. Du fait de son amour immodéré des verbes « jouer » et « gagner », ce cousin de Citizen Kane n’a aucun tabou moral. Le Bien, pense-t-il, se confond avec sa jouissance personnelle. Telle est la raison pour laquelle il n’hésite pas à flirter avec l’inceste ou encore, à commanditer l’assassinat de Steve Dallas, quand ce dernier a l’inconscience de lui tenir tête.

 

 

 

 

 

 

 

 

 L'Homme au complet blanc

 Cette négation des limites, trait commun de tous les immatures, revêt une dimension plus générale et subséquemment, plus désespérante, dans les tribulations de l’Homme au complet blanc. Sidney Stratton semble pourtant se démarquer de J.J. Hunsecker et de son acolyte, le sulfureux Sidney Falco. Son coeur est pur. Ses intentions le sont tout autant puisque son seul désir est de contribuer au progrès de l’Humanité. Néanmoins, sa désastreuse tendance à négliger les conséquences de ses actes le rend plus redoutable encore que les héros malfaisants du Grand chantage. Il s’évertue ainsi à mettre au point un tissu imperméable à l’usure et à la saleté, sans la moindre considération pour les usines et les millions d’emplois que son invention est susceptible de détruire. Peu lui importe que ses victimes potentielles se liguent pour lui interdire de commercialiser sa nuisible trouvaille16. Le manque de résistance de sa fibre révolutionnaire, révélé par un délitement aussi cocasse qu’imprévu, ne le décourage pas davantage : il perfectionnera sa formule, envers et contre tout17. L’enfant qu’il est resté, au plus profond de lui-même, ne peut faire la distinction entre persévérance et obstination…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Cyclone à la Jamaique

Cet entêtement tragique, que seul le talent d’Alexander Mackendrick parvient à rendre comique, est analogue à celui de Madame Wilberforce. Au mépris des règles élémentaires de la Nature humaine, la fillette de huit fois dix ans persiste en effet à penser qu’elle amènera Marcus et sa bande à rendre l’argent qu’ils ont dérobé, avec sa complicité involontaire. Son acharnement relève de l’aliénation. Il est d’autant plus démentiel qu’il met sa vie en péril. Toutefois, il a le mérite de mettre en relief deux des pires afflictions de l’enfance : l’inconscience et la naïveté. Bien qu’ils soient irrémédiablement pitoyables, les pieds nickelés qui entourent la vieille candide ont une vertu similaire. Que font ainsi Harvey, Courtney, Lawson, Robinson et leur chef quand leur logeuse, informée du complot qui s’est tramé sous son toit, menace d’aller rendre visite à la Police ? Ils décident de passer du statut de voleurs à celui de « tueurs de dame ». Donnent-ils pour autant corps à leurs rodomontades de vauriens ? En définitive, chacun attend de l’autre qu’il exécute les basses oeuvres à sa place. Du tirage à la courte paille à la fuite en passant par la trahison pure et simple, ces hommes inachevés ne reculent devant rien pour éviter ce qu’ils craignent par-dessus tout : la responsabilité18. Duplicité, ingratitude, égoïsme, fragilité, bêtise, cruauté, irréalisme, perversité, narcissisme, déraison, despotisme, possessivité, arrivisme, immoralité, entêtement, candeur, insouciance, irresponsabilité, la liste des griefs qui pèsent sur nos chers petits monstres est aussi longue et assassine que le réquisitoire d’un condamné à mort. N’en soyez ni surpris, ni outré. Sigmund Freud, en son temps, vous a recommandé d’assassiner symboliquement votre père. Alexander Mackendrick ne fait que prolonger cette tradition de l’homicide salutaire. Avec la sublime légèreté qui affranchit l’Art des pesanteurs universitaires, le grand cinéaste vous donne un conseil qui, peut-être, apportera une contribution décisive à votre bonheur : il faut tuer, de toute urgence, l’enfant qui est en vous.

 

 

 

 

 

 

 

 

 Le Grand Chantage


 

1 Présentable et, splendide réussite, appréciable. La Critique considère en effet que Cyclone à la Jamaïque est le chef d’oeuvre d’Alexander Mackendrick.

2 Emily, le personnage le plus marquant de la famille, est admirablement incarnée par Deborah Baxter.

3 La tête retournée est l’une des icônes du culte vaudou, que les enfants Thornton ont appris en Jamaïque.

4 Cette allergie à l’altruisme horrifie Madame Thornton et la convainc d’envoyer sa progéniture en Angleterre. La noble mère de famille commet cependant une grave erreur d’appréciation : ses héritiers ne sont pas sauvages à cause de la néfaste influence de la culture Jamaïcaine, ils le sont par nature.

5 L’observation est d’une rare justesse. Ajoutons néanmoins que cette faiblesse affligeante fait également toute la force et l’attrait de l’enfance : vivre au présent, c’est en effet se prémunir contre la nostalgie d’hier et la crainte de demain.

6 Zac et Chavez sont finalement condamnés pour ce crime, en lieu et place d’Emily.

7 Le rôle est magnifiquement interprété par Mandy Miller.

8 D’où l’expression « enfant à charge ».

9 Alias Phyllis Calvert et Terrence Morgan.

10 Signe patent de sa puérilité, son cher laboratoire émet des bruits semblables à ceux de quelque jouet infantile.

11 Film dont les frères Coen ont fait un remake dans les années 2000.

12 Ces personnages hauts en couleur sont respectivement incarnés par Alec Guinness, Cecil Parker, Herbert Lom, Peter Sellers et Danny Green.

13 Par référence au mythe de Narcisse qui, fasciné par son visage, périt noyé en essayant d’en saisir le reflet, le narcissisme désigne l’amour porté à l’image de soi-même. Stade normal de la sexualité infantile, où le sujet prend son propre corps pour objet de désir, il est, chez l’adulte, le signe d’une régression.

14 Il demande notamment à Sidney Falco de glisser de la drogue dans la poche de Steve Dallas, afin que ce dernier tombe en disgrâce. Notons que Harry Garland a, peu ou prou, le même comportement dans Mandy. Revenu vivre chez ses parents comme un petit garçon, il essaie en effet d’accaparer sa fille en désavouant, par tous les moyens, les choix éducatifs de son épouse. Il ne peut tolérer que sa progéniture soit scolarisée loin de lui, fût-ce dans un établissement propice à l’épanouissement des sourds-muets.

15 « Posséder quelqu’un », c’est en effet se jouer de lui.

16 Sidney accomplit l’exploit inédit – et hilarant – de pousser le patronat et l’ensemble des syndicats ouvriers à faire l’Union sacrée.

17 Son « eurêka » final, ponctué par les bruits inimitables de sa machine infernale, ne laisse aucun doute à ce sujet.

18 Cette haine de la responsabilité atteint les cimes de l’ignoble chez J.J. Hunsecker. Ainsi, l’éminent journaliste passé maître dans l’art du complot met tout en oeuvre pour que sa soeur, qui le vénère comme un demi-dieu, n’apprenne jamais qu’il a tenté de compromettre le valeureux Steve Dallas. Quand Sidney Falco finit par confesser l’inavouable vérité, le frère indigne ne fait pas amende honorable. Fidèle à sa lâcheté de gamin pervers, il essaie au contraire de se disculper en niant toutes les accusations et en dénonçant son ancien affidé à la Police.




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