Monsieur Klein ou le bréviaire du Totalitarisme
Monsieur Klein ou le bréviaire du Totalitarisme
Joseph Losey
Sorti en 1976, Monsieur Klein est, pour ainsi dire, l’enfant prodige de trois artistes d’exception. En tant que producteur du film, Alain Delon fut le principal instigateur de leur rencontre. Cependant, ce n’est pas lui faire injure que de laisser entendre, avec le recul de l’Histoire, que cette brillante association relève plus sûrement de la destinée que d’une simple initiative individuelle. Tout porte en effet à croire que le scénariste Italien Franco Solinas (1927-1982), le réalisateur Américain Joseph Losey (1909-1984) et le décorateur Français Alexandre Trauner (1906-1993) étaient nés pour s’entendre et travailler de concert à la conception d’un chef d’œuvre du Septième Art. L’expérience du Totalitarisme et de façon générale, une certaine idée de l’engagement politique, constituent le creuset dans lequel l’illustre trio devait prendre corps.
Père de ce qu’il est convenu d’appeler le « Western politique Italien »[1], Franco Solinas fut ainsi le collaborateur privilégié de cinéastes réputés sensibles aux clivages sociaux de leur temps et plus précisément, aux idéaux de la Gauche Marxiste[2]. Comme un prélude à Monsieur Klein, il rédigea également le scénario de Kapo (1960), film très controversé dont on retiendra qu’il narrait, à travers la caméra de Gillo Pontecorvo, le calvaire d’une jeune fille internée dans un camp d’extermination Nazi.
D’ascendance Juive, Alexandre Trauner connut lui aussi les tourments de la seconde guerre mondiale. Gratifié d’un Oscar pour La garçonnière, de Billy Wilder (1960), honoré à maintes reprises par ses pairs, ce décorateur de génie fut contraint d’exercer ses talents dans la clandestinité pendant toute la durée de l’occupation Allemande. C’est dans ces conditions infamantes, semblables à celles que connaît Lucas Steiner dans Le dernier métro de François Truffaut, qu’il illumina Les visiteurs du soir (1942) et Les enfants du paradis (1945) de Marcel Carné. C’est également dans ce contexte de crainte, de honte et d’anonymat forcé qu’il s’imprégna de l’atmosphère singulière des années 1940, enfer glacial dont il restitua la quintessence trente ans plus tard dans Monsieur Klein.
Monsieur Klein
D’une certaine manière, Joseph Losey apparaît lui aussi comme un enfant de ces années de braise. Marqué par la crise de 1929 et par la montée des totalitarismes, ce réalisateur fut élevé au lait de la Politique. Rapidement séduit par les valeurs de la Gauche, malgré son appartenance à une famille Puritaine, il fonda en 1936 le Living Newspaper, un journal artistique d’avant-garde à forte coloration partisane. L’année suivante, il prit la direction d’un cabaret politique. Il eut ensuite la suprême audace de partir à Moscou pour étudier les arcanes du Théâtre Soviétique. De ces multiples expériences, vécues au nom d’un anticonformisme militant, naquit en lui un intérêt tout particulier pour l’analyse des rapports sociaux et plus encore, pour les souffrances infligées aux êtres fragiles, aux personnages en quête d’identité dans un monde hanté par le spectre de l’intolérance. Ce fut donc en toute logique qu’en 1947, date du déclenchement de la Guerre Froide, il consacra son premier film Hollywoodien (Le garçon aux cheveux verts / The Boy With Green Hair) au traitement de ces questions. Ce fut tout aussi logiquement que peu après, il dut répondre de ses prises de positions « subversives » devant la Commission des activités antiaméricaines. Accusé par les Maccarthystes, Losey prit le chemin de l’exil. Ce fut en Europe, terre d’élection des Droits de l’Homme, du Scepticisme et du Relativisme que ce contestataire convaincu put enfin donner libre cours à ses penchants, sonder à l’envi la conscience des hommes et démonter un à un les mécanismes qui poussent périodiquement la Société à sacrifier l’Individu sur l’autel de la Normalité. Puissante réflexion sur le Totalitarisme, Monsieur Klein constitue, en quelque sorte, l’aboutissement de ce long itinéraire intellectuel.
À la lisière du fantastique, la ténébreuse histoire imaginée par Franco Solinas se déroule au début de l’année 1942, dans une France apathique qui s’est résignée sans trop combattre à subir l’occupation Allemande. « Bon français », Robert Klein est à l’image d’un grand nombre de ses compatriotes : insensible au sort de son prochain, il se préoccupe avant tout de ses propres intérêts. Certes immorale, cette attitude n’a pourtant rien d’illégitime. La Philosophie politique nous enseigne en effet que la Guerre, en disloquant le Contrat social, autorise les hommes à se réfugier dans l’égoïsme fondamental de l’Etat de nature[3]. Ce qui est moins défendable, en revanche, c’est le peu de scrupules que manifeste l’ambitieux Robert Klein à l’égard de ses congénères en difficulté. Marchand d’Art, il profite ainsi de la détresse des Juifs pour leur acheter à vil prix des tableaux de Maîtres. De ce commerce inéquitable, il tire des bénéfices dont l’ampleur insolente n’entame en rien sa bonne conscience. Quand le chaos règne, songe-t-il sans oser l’avouer, le portefeuille peut s’offrir le luxe d’être plus gros que le cœur. Au fond, Monsieur Klein est un homme heureux. Jeune, beau, riche, entouré d’une cour de femmes et d’amis dévoués à sa cause, il ne se sent concerné ni par l’antisémitisme ambiant, ni par l’arbitraire que font régner les séides du Maréchal Pétain. À ses yeux candides de grand bourgeois, « tout va pour le mieux dans le meilleur mondes possibles ».
Monsieur Klein
Malheureusement, l’Optimisme est une pensée subtile qui n’exclut nullement la douloureuse hypothèse de l’adversité[4]. Cette petite leçon de philosophie, puisée à la source prophétique de la pensée de Leibniz, Robert Klein va l’apprendre à ses dépens. Ce dandy arrogant, drapé dans les oripeaux d’un Catholique au-dessus de tout soupçon, a en effet un mystérieux homonyme qui, non content d’être membre de la Résistance, appartient à la communauté Juive. Cette révélation métamorphose instantanément Monsieur Klein en « Monsieur K ». A l’image du héros de Franz Kafka, l’infortuné personnage est brusquement précipité dans un long cauchemar, dans un procès dont l’absurdité le contraint, contre toute logique, à prouver qu’il est bien celui qu’il prétend être.
Monsieur Klein n’est certes pas homme à déposer les armes sans lutter. Comme tout être rationnel, son instinct de conservation[5] le pousse à tout mettre en œuvre pour retrouver son double insaisissable, glaner des documents administratifs attestant de la "pureté" de ses origines et ainsi, conjurer le sort funeste qui lui est promis. Néanmoins, on ne cultive pas l’espoir dans le désert brûlant des totalitarismes. Aux yeux de ces monstres à sang froid, le simple fait d’exister, c'est-à-dire, de vivre en dehors de lois d’airain du déterminisme officiel justifie en effet la mise au ban, voire, l’élimination pure et simple des individus « déviants »[6]. Humilié, privé peu à peu de tous ses droits, confronté à la peur, au soupçon et à la coupable indifférence qu’il témoignait naguère à ses contemporains, Robert Klein en fait l’amère expérience.
De cette sinistre aventure, le malheureux ne pourra même pas tirer le moindre enseignement pour l’avenir. Les apôtres sataniques de la Solution finale prononcent, par définition, des sentences sans appel. Cependant, l’essentiel est que les spectateurs de sa tragédie puissent méditer sur les causes profondes de sa déchéance et s’immunisent, à jamais, contre un mal endémique : la peste brune. Cette réflexion salutaire, chacun est en mesure de la mener car à l’instar de Léon Poliakov, qui publia dans les années 1950 un mémorable Bréviaire de la haine[7], Joseph Losey, Franco Solinas et Alexandre Trauner ont offert à l’Humanité un authentique bréviaire du Totalitarisme. Monsieur Klein n’est pas seulement une œuvre d’Art réservée à un petit groupe d’esthètes[8]. C’est aussi et surtout une radiographie universelle de la Tyrannie, une éclatante mise en lumière des sombres mécanismes qui mènent à l’asservissement de l’Homme par l’Homme.
Monsieur Klein
Ainsi, trois des principaux piliers du Despotisme apparaissent en filigrane de ce film éminemment pédagogique. Le premier est, sans surprise, l’indifférence des « paisibles citoyens » à l’égard des victimes de l’oppression. Pour Joseph Losey, cette attitude indigne faite d’inertie, d’égoïsme et de lâcheté constitue « le centre du problème »[9], la clef de voûte de l’édifice totalitaire. Un célèbre poème a parfaitement décrit sa logique suicidaire : « Quand on a déporté les Communistes, je n’ai rien dit. Quand on a déporté les Juifs, je n’ai rien dit… Quand on m’a déporté, il n’y avait plus personne pour dire quoi que ce soit… » L’absence de compassion est en soi, moralement condamnable. Elle est aussi répréhensible pour des raisons strictement politiques. Parce qu’elle porte préjudice à la fraternité, sans laquelle aucun front démocratique n’est concevable, elle favorise en effet le règne de la servitude. Comme Etienne de la Boétie nous l’a enseigné, cette soumission est essentiellement volontaire[10]. Loin d’être le résultat de quelque fatalité, elle procède d’une étroitesse d’esprit et d’une insouciance qui défient l’entendement. Constitutive de l’un des trois styles dominants du film de Losey[11], cette insoutenable légèreté est notamment symbolisée par la vie fastueuse - et par là même, surréaliste - que mènent Monsieur Klein et les amis de son alter ego fantomatique. Aussi décalée que saisissante, elle tranche avec le hideux visage de la France de Vichy.
Ce faciès repoussant, Joseph Losey et Alexandre Trauner ont eu la clairvoyance de le peindre dans deux autres styles à la fois éloignés et complémentaires. Réaliste, le premier met en lumière les ignominies que des Français ont fait subir à d’autres Français, que des personnes ordinaires ont infligé à d’autres personnes ordinaires[12]. Abstrait, le second style restitue la lourdeur glaciale de la machine bureaucratique, véritable Moloch[13] qui, aux heures les plus noires de l’Occupation, s’est méthodiquement employé à réifier la personne humaine et à l’avilir jusqu’à l’immonde.
Définir l’Individu selon des critères exclusivement administratifs, étayés par les conclusions erronées d’une science de pacotille, constitue précisément le deuxième pilier de la « sagesse » totalitaire. En ouvrant leur film sur un long et pénible examen morphologique[14], qu’un médecin dévoyé pratique sur une femme soupçonnée d’être Juive, en narrant les efforts pathétiques que Robert Klein consent pour obtenir les certificats de non-judéité qui lui font défaut, Joseph Losey et Franco Solinas le démontrent avec une force qu’envieraient bon nombre de thésards. Suprême habileté, les deux hommes parviennent aussi à montrer, par des moyens strictement artistiques, que l’Identité[15] est une notion trop complexe pour se réduire à un pur objectivisme, c’est-à-dire, à un ethnicisme dont l’Histoire nous apprend qu’il trouve son prolongement naturel dans l’ultra-nationalisme, l’intolérance et la guerre. D’ailleurs, c’est la quête effrénée de sa propre identité qui finit par causer la perte de Monsieur Klein, plus sûrement encore que la police politique et la bureaucratie[16].
Monsieur Klein
Cette absence de mesure, cette déraison fatale, sont liées au troisième pilier du totalitarisme selon Losey et Solinas : le renversement de la charge de la preuve. Dans un système démocratique, c’est le Ministère public qui doit démontrer la culpabilité de l’accusé. Dans un État totalitaire, c’est au contraire le justiciable qui doit rapporter la preuve de son innocence. Pour beaucoup, cette savante distinction n’est que littérature. Cependant, elle n’est en aucun cas anecdotique. Elle dresse ainsi un rempart infranchissable entre l’empire de la droite Raison et celui de la folie Kafkaïenne[17]. Qui peut en effet se targuer d’être assez fort pour prouver son innocence dans un système oppressif, qui dispose de tous les moyens nécessaires à la condamnation de ceux qui le gênent ou le contestent ? Qui peut prétendre se sortir des griffes d’un Léviathan qui use de la calomnie dans le seul but d’asseoir sa domination sans partage[18] ? « Dis-moi sur qui pèse la charge de la preuve et je te dirai si tu es un homme libre », tel est le message posthume du pauvre Monsieur Klein, âme damnée vouée aux tourments d’un Enfer sans issue[19]. Tel est le dernier chapitre du bréviaire salvateur que Joseph Losey, Franco Solinas et Alexandre Trauner ont laissé à la postérité.
[1] En tant que scénariste de Le resa dei conti (Sollima, 1967), d’Il mercenario (Corbucci, 1968), de Tepepa (Petroni, 1969) et de Queimada (Pontecorvo, 1969), Franco Solinas apparaît comme l’un des fondateurs de ce genre cinématographique.
[2] Voir Salvatore Giuliano, de Francesco Rosi (1961), La bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo (1966) ou encore, Etat de siège, de Costa-Gavras (1973).
[3] En l’espère, on se réfèrera au second Traité du gouvernement civil de John Locke (1690).
[4] N’en déplaise à Voltaire qui, dans Candide ou l’optimisme, caricature outrageusement ce concept.
[5] Sur ce problème fondamental qu’est l’instinct de conservation, on consultera avec le plus grand intérêt l’ouvrage majeur de Thomas Hobbes : Le Léviathan, ou la matière, la forme et la puissance d’un État ecclésiastique civil (1651).
[6] « Exister », dérivé du Grec « ek-sistere » qui signifie « se tenir hors de », doit ici s’entendre au sens Sartrien du terme.
[7] Ce livre constitue, pour ainsi dire, une autopsie de l’hydre Nazie.
[8] Même si l’insuccès commercial du film pourrait faussement le laisser croire.
[9] Joseph Losey, supplément au DVD de Monsieur Klein, éditions Studio Canal Contemporain.
[10] Voir le Discours de la servitude volontaire, ou Contr’un (1574-1576).
[11] Voir Joseph Losey, Supplément au DVD de Monsieur Klein, op. cit.
[12] À ce propos, l’évocation de la rafle du Vel’ d’Hiv’ constitue l’un des passages les plus bouleversants du film.
[13] Moloch qui n’est pas sans rappeler celui de Metropolis, de Fritz Lang.
[14] Prolongement de la phrénologie inventée par le médecin Allemand Franz Joseph Gall (1758-1828), qui prétendait connaître le cerveau et les caractères humains en fonction des bosses du crâne.
[15] L’identité (du latin « idem », « le même ») désigne à la fois ce qui unit les êtres autour d’une nature partagée et ce qui sépare les communautés de natures différentes. En Psychologie, c’est également l’unité de l’individu ayant le sentiment de demeurer semblable à lui-même, à travers la diversité des états qu’il connaît dans son existence. Le drame de Monsieur Klein réside précisément dans le fait que son unité a volé en éclats, avec l’apparition d’un double.
[16] Monsieur Klein est en effet déporté en tentant d’appréhender son alter ego, au moment même où son ami avocat (Michael Lonsdale) lui apporte les certificats de non-judéité dont dépendait sa survie.
[17] Sur ce sujet, voir notamment Le procès de Franz Kafka (1925) ou l’excellent film qu’en a tiré Orson Welles en 1962.
[18] Assurément pas l’Irak qui, en 2003, fut contraint de prouver – avec les résultats que l’on connaît – qu’il ne détenait aucune arme de destruction massive.
[19] Un Enfer qui, à l’image de celui que Dante décrit dans la Divine comédie, est essentiellement glacial. Dans le film de Losey, cette froideur se traduit par une atmosphère pesante et figée, par des images à dominante grise et verdâtre ou encore, par la constante sobriété des acteurs. À cet égard, on déplorera longtemps qu’Alain Delon n’ait pas reçu le César du meilleur acteur pour sa magistrale interprétation de Monsieur Klein.