Les arts contemporains démystifiés

Yan Barcelo

Dans cet essai nous nous proposons, d’une part d’explorer les malentendus et les mensonges dans lesquels la musique et l’art se sont enfermés au cours du dernier siècle; d’autre part, d’identifier certaines voies susceptibles de refonder et de réorienter la musique et l’art.

                   L’année 2019 marque les cent-dix ans de l’acte fondateur de la musique « contemporaine ». Mais qui célébrera cet anniversaire? C’est en 1909 que sont apparues deux œuvres qui, par leurs explorations atonales ont été l’acte de naissance d’une musique dont toute la furie dissonnante a traversé le XXe siècle. Il s’agit d’Erwartung, d’Arnold Schoenberg, et des Six pièces pour orchestre d’Anton Webern, disciple du précédent. La rupture avec la tradition harmonique et mélodique était ici consommée, même si Schoenberg allait mettre douze ans avant de composer systématiquement selon sa théorie dodécaphonique où toute tonalité était définitivement abolie; les douze tons de la gamme étant traités sur un pied d’égalité.

On pourrait relever une foule de moments où ce revirement    s’est effectué; qu’il s’agisse des glissements harmoniques constants de Wagner, des petites excursions atonales de Liszt, des accords de neuvième et de onzième non résolus de Debussy, des couches polytonales de Mahler et de Strauss.

Après Schoenberg, ce fut la cacophonie généralisée :  les écoles, sectes, révolutions et contre-révolutions se multiplièrent à l’infini : sérialisme, musique concrète, musique aléatoire, néo-sérialisme, etc. Ce qu’elles ont en commun c’est un écher radical auprès du public : presque personne ne les écoute. Demandez au mélomane moyen de nommer trois compositeurs de musique contemporaine; il est probable qu’il ne pourra en nommer un seul. Et pour cause : aucun n’a atteint une renommée sur la place publique Aucun! Il n’en était pourtant pas ainsi auparavant. Beethoven à son époque était une idole; son cortège funéraire comptait plus de 100 000 admirateurs.

Poussez plus loin l’expérience avec notre mélomane moyen. Si par un hasard incroyable il connaît quelques noms de compositeurs, demandez-lui combien de fois au cours de la dernière décennie il a fait jouer la musique de l’un d’entre eux. Dans 99% des cas, sa réponse sera : jamais. J’ai fait cette expérience même auprès de gens qui se déclarent de fervents admirateurs de la musique contemporaine. Dans presque tous les cas, aucun ne faisait jouer chez lui cette musique. Bach, Beethoven, Debussy, souvent; Berio, Varèse, Webern, jamais.

Une fois l’effet scandaleux et déroutant suscité par les productions contemporaines, tout ce qui demeure est la sensation d’un incommensurable ennui.

Les défenseurs de cette musique, comme de tout l’art contemporain, ne cessent de ressasser que plusieurs grands artistes du passé ont été méconnus de leur vivant et que c’est après leur mort qu’ils sont devenus célèbres. Ce n’est qu’une question de temps pour que les « grands noms » de la musique contemporaine émergent à leur tour. Vérifions cette supposition pour ne pas dire ce mythe!                                 

En premier lieu, la très grande majorité des musiciens du passé ont été encensés de leur vivant, qu’il s’agisse de Palestrina, de Vivaldi, de Bach, de Beethoven, de Rossini ou de Brahms. Le grand compositeur méconnu de son vivant est une exception, et ce manque de reconnaissance, dans tous les cas, a été corrigé rapidement.

En second lieu, cette mythologie est née autour de quelques artistes « maudits » de la fin du XIXe siècle, comme Rimbaud et van Gogh. Pour ce qui est du poète, il s’agit d’un génie précoce qui, en cessant toute écriture à la fin de l’adolescence, n’a guère donné la chance au public de le découvrir. Et pour un van Gogh, demeuré obscur jusqu’à sa mort, il y a nombre de ses contemporains comme Renoir, Rodin et Monet qui ont connu la gloire, même la fortune. Monet a été hissé au rang de monument de son vivant.

Or, voici plus de cent ans qu’on attend l’émergence d’un « grand nom » de la musique du XXe siècle qui connaîtrait quelque notoriété auprès du public mélomane. Les choses traînent un peu, n’est-ce pas? Dans les autres arts, les noms de van Gogh et de Rimbaud ont mis peu de temps à refaire surface...

En musique, les noms de Berg, Varèse, Boulez ou Stockhausen ont cours dans des petites coteries qui gravitent dans les grandes villes autour d’un quelconque orchestre spécialisé en musique contemporaine. Mais il s’agit de chapelles très restreintes dont aucune des idoles n’a atteint ne serait-ce qu’un centième de la stature des derniers grands noms de la musique classique comme Ravel, Mahler ou Sibelius. Et il vaut la peine de noter que les seules œuvres du XXe siècle qui ont acquis une notoriété auprès de nombreux mélomanes, comme l’Adagio de Barber, le Concerto d’Aranjuez de Rodrigo, ou Carmina Burana de Carl Orff, sont des œuvres de compositeurs qui se rattachent à l’esthétique traditionnelle.

Ne pouvons-nous pas conclure à l’échec de la musique « contemporaine » ? Les pièces dissonantes qui ont vu le jour dans --les laboratoires de ces blouses blanches du son que sont les compositeurs - n’ont jamais eu la force de vivre au grand air. Elles ont survécu grâce au système absurde de bourses décernées entre pairs et, sans cette injection artificielle de fonds, elles ne survivraient pas. Fermons le laboratoire.

Dans cet essai nous nous proposons, d’une part d’explorer les malentendus et les mensonges dans lesquels la musique et l’art se sont enfermés au cours du dernier siècle; d’autre part, d’identifier certaines voies susceptibles de refonder et de réorienter la musique et l’art.

Production « autistique »

Au début du XXe siècle est apparu un étrange phénomène : les artistes ont quitté le domaine de l’expérience commune pour se réfugier, soit dans le mépris de tout ce qui est « petit-bourgeois », soit dans un formalisme excessif, soit dans une expression hermétique de la subjectivité, et souvent dans ces trois refuges. Chaque artiste, porté par un courant culturel dominant, s’est senti autorisé à créer le vocabulaire, la grammaire et la syntaxe exclusifs (autistiques?) de son art : en peinture, en sculpture tout autant qu’en musique!

La danse n’a pas échappé à cette rupture d’avec les règles traditionnelles : on ne met plus en scène des humains et leur expression émotionnelle, mais des corps et leurs distorsions. Leurs exploits chorégraphiés les apparentent aux distorsions corporelles des artistes du cirque. Je me rappelle le manifeste d’un certain Jean-Pierre Perreault, que certains critiques saluaient comme un génie de la danse, où celui-ci disait ne se vouer désormais qu’au geste de la marionnette, au mouvement cassé, brisé, disloqué. Le contraire absolu de l’impulsion la plus élémentaire de la danse, qui procède de la joie, de l’exultation, de la tentative d’exprimer l’esprit libéré de la chair et qu’incarnent encore l’exceptionnel Guillaume Côté et certaines compagnies traditionnelles...,

En littérature, en poésie ou en théâtre, on a vu certains marginaux asséner à leurs lecteurs et auditeurs d’interminables onomatopées éviscérées de tout sens, des élucubrations surréalistes, des divagations automatistes jusqu’au vague à l’âme du nouveau roman. Une supercherie qui ne peut pas tromper longtemps : on peut s’en amuser et même s’en divertir un soir – mais pas deux! 

Car en définitive, la littérature est le seul art qui ait échappé dans une grande mesure aux constructions cérébrales, aléatoires et désincarnées de la modernité. Les auteurs n’ont pas le choix; s’ils espèrent se faire comprendre du public, ils doivent avoir recours au langage commun. On connaît de grands auteurs du XXe siècle dont la renommée et la stature se comparent avantageusement aux plus grands de la tradition classique. Ils empruntent sensiblement le même vocabulaire, la même syntaxe, la même grammaire, les mêmes thèmes que Victor Hugo, Shakespeare ou Goethe. Pourtant, à travers ce matériau commun, ils introduisent mille inflexions qui font de leurs œuvres une production indéniablement actuelle et moderne – et qui parle encore un langage signifiant à son public.

 Dans le monde francophone, par exemple, on peut penser parmi de nombreux autres à Jean d’Ormesson et Maurice Druon, plus récemment à Éric-Emmanuel Schmitt; dans le monde anglophone, à John Fowles et Rohinton Mistry.

Dans les autres arts, on a cru pouvoir réduire la matière artistique à sa plus élémentaire composante. En musique on n’a plus fait de la musique, mais du son. En peinture, on n’a plus fait des objets ou des sujets de la nature, mais des formes et des couleurs, le plus souvent endeuillées ou agressives; aujourd’hui, on en est rendu à faire des « installations » mettant en scène toutes sortes d'objets hétéroclites. En danse, on ne met plus en scène des humains et leur expression émotionnelle, mais des corps et leurs convulsions. .             !           !          

En tant qu’amateurs d’art, il est incroyable qu’on se soit laissé endormir et hypnotiser si longtemps par une idéologie qui soutenait que l’avènement de l’art contemporain était historiquement logique et inévitable.  C’est un argument que Schoenberg servait à son public, par exemple, et qui a été repris indéfiniment depuis.

Il y a en musique des fondements analogues à ceux de la littérature. Par exemple, il y a moyen d’utiliser les mêmes matériaux harmoniques, contrapuntiques et mélodiques de Mozart, Liszt ou Wagner et d’en faire une production aux accents modernes et actuels. Une partie de la musique de cinéma en fait la preuve régulièrement. Malheureusement, cette musique est au service d’une trame filmique qui l’empêche le plus souvent de se déployer pleinement, ce qui en fait un art relativement mineur. Mais s’il est un lieu où la musique belle et inspirante subsiste, c’est bien au cinéma. 

Faut-il faire une croix sur toute la production du dernier siècle? Certes non. Pour renforcer un argument, cet essai recourt à des propositions excessives. Car il est indéniable qu’aux plans structurel et plastique plusieurs avancées des écoles contemporaines sont marquantes et précieuses, tout particulièirement dans la richesse de l’   orchestration et la diversité des percussions.

Art sérieux et art populaire

Mais il reste qu’en s’enfermant dans un formalisme subjectif et stérile, les praticiens de l’art contemporain ont instauré un divorce entre l’art sérieux et l’art populaire. L’art sérieux s’est interdit les moyens de parler à un public plus large, obligeant les amateurs d’art à se réfugier dans les produits du passé. En musique, nous consommons et reconsommons la 2 367e interprétation de la cinquième symphonie de Beethoven. En peinture, puisque nous ne pouvons pas nous procurer les originaux de Manet et Monet, nous multiplions les affiches reproduisant ces chefs d’œuvre.

Cela entraîne un état de fait malheureux : notre nécrophilie des œuvres du passé a eu pour effet que nous avons développé une idolâtrie de l’interprète. Ce n’est plus tant la 5è symphonie de Beethoven qui compte, mais cette 2 367e interprétation du maestro untel. 

Est-il donc illusoire d’anticiper le jour où nous irons à la salle de concert, non pour entendre une nième interprétation, mais pour faire la découverte de la création d’un compositeur contemporain dont nous serions susceptibles de comprendre et d’aimer le langage. ?

Renversements élémentaires

Simplement en renversant tous les termes-clés qui définissaient les arts traditionnels, on obtient l’essentiel de l’esthétique contemporaine. Ainsi, aux termes de beauté, d’harmonie, de joie, de courage, d’allégresse, il suffit de substituer les termes de dissonance, de désespoir, voire de cynisme. Prophète du siècle à venir, Picasso disait : « Dans mon cas, une peinture est une somme de destructions. »

Le livre de Theodor Andorno, Philosophie de la nouvelle musique, paru en 1948, constitue un moment charnière de cette évolution des arts, Adorno se faisant le penseur d’un phénomène culturel qui avait cours déjà depuis plus de 50 ans. Stigmatisant le stalinisme et le fascisme pour leur promotion de tout ce qui n’était pas « art des masses » ou « art populaire », il a pris parti pour les « modernes » et leurs constructions élitistes de langages atonaux. Cette dichotomie existait déjà avant Adorno et divisait les milieux artistiques. Toutefois, des compositeurs comme George Gershwin, Kurt Weill et Aaron Copland avaient tenté de la résoudre en créant des œuvres sérieuses qui, en renouant avec une tradition remontant aux troubadours médiévaux et à Bach, exerceraient un attrait sur le peuple.

Mais Adorno a scellé idéologiquement la dichotomie, d’abord en dévalorisant et méprisant tout ce qui prétendait être « populaire », comme étant un syndrome de soumission à l’autorité  (représentée à ses yeux par le fascisme, le capitalisme et le bolchévisme et leurs manipulations des citoyens par le biais d’une culture de masse), et ensuite, en valorisant les œuvres des modernes comme une résistance à cette autorité et une recherche de la de vérité.  Selon Adorno, la musique atonale est un produit corrosif mais nécessaire pour les classes moyennes si sensibles à l’économie de marché!

Voici un passage éloquent d’Adorno : « (La nouvelle musique) prend sur elle toute la noirceur et la culpabilité du monde. Son bonheur tient tout entier dans la perception de la misère, toute sa beauté tient à son refus des illusions de la beauté. »

Ces propos résument l’essentiel de la définition de l’art contemporain et son parti pris : choquer et brutaliser les sensibilités des « petit-bourgeois ». En musique, on a privilégié uniquement le bruit, la dissonance puis progressivement, le vacarme pur et simple. En littérature, tout en préservant le langage commun, on a mis à l’honneur des thèmes déliquescents de la contrefaçon, du mensonge, de l’absurde. En arts visuels, on a désarticulé de plus en plus la réalité pour en arriver aujourd’hui à des productions qui privilégient franchement la laideur, pour ne pas dire l’horreur.

Mais parfois l’appel de la beauté transpire quand même. C’est le cas, par exemple, des œuvres d’un Zao Wou-ki dont les vastes taches de couleur, qui évoquent la tradition picturale chinoise, constituent une sorte d’hyper-impressionnisme.

L’art contemporain rejette les illusions de la beauté. Et ceux qui le pratiquent s’appuient sur le pilier de son originalité! C’est un leurre qui a trompé toute la communauté artistique.

C’est le terme «unicité » qui caractérise le créateur authentique. Il est difficile, par exemple, de trouver un créateur moins « original » que Bach. Dans son temps, on le considérait comme un représentant réactionnaire de la vieille école de la polyphonie. Les « originaux » de son époque – ses fils notamment – délaissaient résolument les formes contrapuntiques pour épouser les nouvelles approches harmoniques et monodiques. Pourtant, malgré ce soi-disant manque d’originalité, aucun créateur n’est aussi unique, aussi grand que Bach.

Aux antipodes, on trouve Beethoven. Le monde n’avait jamais rien entendu comme la Sonate à la lune et la 3e symphonie, l’Héroïque. Leur originalité était éclatante. Mais dix ans après la mort de ce génie, cet effet d’originalité s’était dissipé. C’est son unicité qui lui assure sa présence au panthéon de la musique.

Ce qui ressort de cette course à l’originalité à tout prix de la scène contemporaine des arts, c’est plutôt une volonté d’être original. Un impératif fort différent qui relève davantage du torticolis intellectuel que de la souplesse créatrice. Certes, certains réussissent à se distinguer, mais c’est au prix d’un empilement d’éléments de plus en plus rébarbatifs et repoussants, comme l’accumulation de sons inaudibles ou de formes accablantes, qui les enferment de plus en plus dans un solipsisme desséchant et incommunicable.

Par un étrange paradoxe, force est de constater que cette originalité à tout prix est un impératif qui provient du monde commercial – que ces artistes méprisent tant. Dans l’économie de marché, il est absolument requis de publiciser un produit nouveau ou transformé pour préserver sa part de marché ou en acquérir une nouvelle.           Dans le monde artistique, comment qualifier une telle course à la nouveauté ?

Faut-il conclure de ce qui précède que n’ont de valeur que la conformité et le simple copier-coller des œuvres du passé? Ne soyons pas absurdes. L’unicité du grand artiste demeure la valeur cardinale. Mais cette unicité, cette capacité à devenir de plus en plus ce qu’on est, n’est guère encouragée par ce conformisme de l’originalité qui prévaut et qui agit plutôt comme un frein à la créativité. « L’esprit qu’on veut avoir gâte celui qu’on a ».

Refonder la musique et les arts

La grande victime de l’idéologie contemporaine demeure l’idéal de beauté, l’un des trois transcendantaux, avec la vérité et le bien, sur lesquels l’Occident s’est érigé, celui de beauté fondant les arts. Devant l’impossibilité de définir et de fixer définitivement la beauté – qui demeure éternellement insaisissable – on a décrété qu’elle n’existe pas.  Plus précisément par une hyper-intellectualisation et une hyper-cérébralisation de tout le domaine des arts, on s’est acharné à la disséquer, déconstruire, triturer et finalement saccager, pour en arriver, œuvre d’art après œuvre d’art, à établir la preuve de son inexistence.     Ce même constat s’étendant évidemment à la vérité et au bien.

Or, il est justement impossible de définir la beauté et d’en fixer les termes. Comme une Eurydice, elle s’évanouit sitôt qu’on croit l’étreindre. Si on affirme que la beauté tient à l’harmonie et à l’équilibre des formes, par exemple, on pourra toujours démontrer qu’elle peut également résider dans la dissonance et le déséquilibre. Et même dans certaines choses qu’on trouve laides par convention, on peut encore y trouver de la beauté.

 Pourtant, même ce         ux qui s‘acharnent à nier la beauté, lorsqu’ ils se retrouvent devant certains « objets » (paysages, personnes, œuvres), ne peuvent s’empêcher de s’exclamer : « C’est beau! ». Et c’est cette petite exclamation qui est à la source de toute l’expérience esthétique de l’art. En écoutant la 7e symphonie de Beethoven, avant même d’articuler quelque analyse que ce soit, la réaction première est la sensation de la beauté. Il en est de même devant une toile de Corot, un poème de Hugo ou une sculpture de Rodin : « C’est beau! ».

Quelle est donc cette chose impalpable, indicible, indéfinissable, et pourtant omniprésente qui est belle? C’est ce qui inspire. La beauté, c’est cela : ce qui inspire. Comme l’acte héroïque, comme le geste charitable, comme la pensée juste : ils inspirent. Et cette inspiration est tout aussi insaisissable et indicible, mais dans l’œuvre d’art, son action provoque un arrêt, une ouverture, une suspension devant un appel vers ce qui est plus grand, plus beau, plus vivant; un appel vers un plus-être.

Une des définitions les plus simples et les plus éloquentes de l’œuvre d’art tient au mot d’ordre que tentait d’appliquer Molière dans sa création théâtrale : « plaire tout en instruisant ». Cette formule apparemment simple et banale recouvre en réalité beaucoup de sagesse et de vérité, et vaut certainement pour les arts de la parole et de l’écriture. Mais la formule de Molière se transpose mal dans les arts visuels et musicaux, où une formule plus appropriée serait : « plaire tout en inspirant ». Sans oublier que l’inspiration ne se contente pas de plaire, mais procure une joie intérieure, une contemplation bien au-delà du « plaisir ».

Or, même l’idée de plaire est devenue anathème dans l’art contemporain. La moindre tentative mélodique de la part d’un musicien, le moindre petit morceau figuratif du peintre, le moindre détail un brin trop accrocheur du sculpteur sont considérés par leurs pairs comme une atteinte à cette déconstruction des arts présentée comme une découverte scientifique, comme un projet cérébral et désincarné dont le concepteur doit expliquer sa raison d’être.

  L’amateur aura été disposé par les critiques à reconnaître dans cette production une expression de sa propre subjectivité mais sans l’émotion suscitée par la beauté. Il trouvera l’œuvre d’art « intéressante », « novatrice », « originale », « décapante », etc. Mais il lui faudra faire un effort presque indécent d’imagination pour la trouver belle.      

L’hyper-subjectivité dans laquelle s’est enlisé l’art au cours des cent dernières années, constitue une destruction culturelle majeure pour notre civilisation.

Il résulte de tout cela une faille devenue insurmontable dans nos cultures. D’un côté, on trouve un art savant et sur-sophistiqué qui s’est coupé de ses sources métaphysiques de beauté et de vérité; de l’autre, un art populaire qui se complaît trop souvent dans la facilité, la sentimentalité, même la vulgarité. Dans toutes les sociétés traditionnelles, le supérieur veillait à communiquer avec l’inférieur et à l’instruire. Dans notre situation contemporaine, nos élites artistiques méprisent le peuple et ont coupé tous les ponts avec lui. Ce dernier le leur rend bien en les ignorant totalement.

Le seul endroit où un certain courant passe encore entre les mondes transcendants de la beauté/vérité et les couches plus populaires est dans la salle de concert ou dans le musée où on donne à entendre ou à voir des œuvres d’artistes le plus souvent antérieurs à notre époque

 

Au seuil de deux traditions

Y a-t-il un chemin hors de l’impasse où loge l’art d’aujourd’hui? Je le crois. Ce chemin emprunte deux voies : un retour aux grandes traditions de l’Occident; et un emprunt à la tradition orientale.

En musique, le retour à la tradition implique de remettre en valeur les matériaux communs de la mélodie, de l’harmonie, du contrepoint, du développement. Ces matériaux sont l’équivalent en littérature du sens, de la grammaire, du dictionnaire commun, tous ces matériaux que la littérature a préservés puisqu’elle doit parler le langage commun.

Ce retour est inévitable. Il s’effectue déjà chez certains pionniers. Car après s’être englouti dans un gouffre de non-sens et de dissonances, le compositeur est confronté à deux choix : continuer à s’y complaire et le creuser encore davantage, ou revenir vers la lumière et la beauté.

Je vois émerger ici et là des compositeurs qui remettent à l’honneur ces matériaux de la tradition. Le retour a été inauguré par l’école dite « minimaliste » de compositeurs comme Philip Glass et Arvo Pärt. Cette avenue encore étroite qui se restreint à un matériau musical très élémentaire – minimaliste – est appelée à s’élargir de plus en plus.

Ces créateurs ont rompu dans leur modestie avec la revendication narcissique d’originalité du siècle précédent pour se tourner vers les choses à dire, la beauté à révéler, l’inspiration à communiquer. Car en définitive, l’art contemporain c’est cela : la dernière convulsion d’un romantisme hypertrophié qui déifiait le moi artistique, l’équivalent du cri d’un adolescent ordonnant à l’univers de ne porter attention qu’à lui.

Dans ce changement d’orientation, l’artiste vraisemblablement puisera – devrait puiser! – dans la tradition artistique orientale pour laquelle compte en premier lieu, non pas l’œuvre et son originalité, mais l’aspiration qui s’incarne dans la vérité et la beauté. Dans une telle perspective, l’œuvre d’art n’est plus une « performance », mais le témoignage d’une méditation sans cesse renouvelée et approfondie sur les réalités fondamentales de l’être, du vrai, du bien, du beau, du divin.

 

1-      Musique Yan Barcelo, You Tube

 

 

 

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