Il n’y a désir que de Dieu
Force mystérieuse que le désir. Il est le moteur essentiel de notre destin. C’est une soif d’absolu. Une soif que nous demandons aux choses d’assouvir, mais qu’elles ne peuvent. Là réside le paradoxe et le danger du désir : vouloir imposer au monde relatif un ordre absolu.
Si un homme était affamé à en mourir
et qu’on lui offrît les meilleurs mets,
il mourrait de faim plutôt que d’y goûter
s’il n’y voyait là une figure de Dieu.
Maître Eckhart
L’homme est une passion inutile.
Jean-Paul Sartre
I can’t get no satisfaction.
Mick Jagger
Force mystérieuse que le désir. Il est le moteur essentiel de notre destin. Pourtant, une part de son accomplissement, la part la plus précieuse et indicible, demeure toujours incomplète.
Une différence majeure distingue besoins et désirs. Les premiers, peu nombreux, peuvent être satisfaits : besoin de respirer, d’être au chaud, de boire, de manger. Ils sont liés à l’homéostasie corporelle; sitôt un équilibre intérieur ou extérieur rompu, ils se manifestent. Tant que l’équilibre est maintenu, ils sont repus. S’ils sont niés pour des durées de temps variables, l’organisme meurt : sans oxygène, on ne survit que quelques minutes, sans nourriture, quelques semaines.
On parle souvent de besoins « supérieurs », tels que les a énumérés Abraham Maslow dans sa hiérarchie des besoins, par exemple le besoin d’appartenance, d’estime de soi, de connaissance, de créativité. C’est un chevauchement de sens malheureux. Il serait plus indiqué, je crois, de parler « d’aspiration » de façon à faire ressortir la plus grande proximité qui existe entre aspiraton et désir qu’entre besoin et désir.
Le désir, comme le besoin, peut être « repu » – temporairement! – mais ne peut être satisfait. Il est une étrange démangeaison intérieure, constante course en avant, pourchassant un horizon qui toujours se dérobe au prochain détour. On travaille d’arrache-pied pour accomplir un labeur ou une œuvre, et quand il est réalisé… rien. C’est simplement une tension qui se relâche, une certaine satisfaction rapidement estompée. Puis on se lance dans un nouveau labeur, (mû par une impondérable et insaisissable séduction qui excite notre désir et le fait rejaillir).
Oscar Wilde écrit qu’il y a deux tragédies dans la vie : ne pas obtenir ce qu’on désire – et l’obtenir.
Oscar Wilde écrit qu’il y a deux tragédies dans la vie : ne pas obtenir ce qu’on désire – et l’obtenir. Dans chaque cas, on réalise que la déesse du désir ne s’est jamais donnée à nous, dans l’échec, en se refusant à nous, dans le succès, en se tenant toujours tout juste hors de portée de notre étreinte.
Dans chaque objet convoité rayonne une aura de félicité. Nous anticipons une jouissance qui sera donnée sans réserve, mais très vite passée. Pour reproduire l’instant de félicité, il faudra passer à un nouvel objet, le précédent ayant déjà été acquis et oublié.
La grande leçon du désir peut nous être livrée autant dans l’échec que dans le succès, mais c’est peut-être dans le succès qu’elle peut affleurer davantage. Au moment où l’on croit pouvoir être un avec l’objet de son désir, où on pense pouvoir l’accaparer et se l’incorporer définitivement, faire en sorte que l’autre devienne enfin soi-même, on constate qu’il se dérobe. Pire encore, on constate qu’il n’y a pas d’objet du désir, qu’il n’y en a jamais eu! Tout ce qui subsiste, c’est un attachement plus ou moins intense au souvenir de l’objet et une volonté illusoire d’en reproduire la félicité. Et refaire souvent cette constatation atténue le désir, le corrode, le rend même amer. « À quoi bon! »
Même déçu et interdit, le désir ne cesse d’exercer sa pression, mais en empruntant les formes de l’inversion : le ressentiment, la rancœur, l’envie, l’amertume. « Si je ne peux être le dieu que j’ai rêvé, personne ne peut l’être! »
À ce point-ci, la question du désir nous entraîne dans le domaine divin. Au fond du désir, il y en a un autre qui ne se révèle jamais, mais qui en coulisse anime tout: le désir du désir. Celui-ci est un irrépressible appétit d’absolu, l’exigence d’une impossibilité : être définitivement affirmé par son objet. C’est une soif d’absolu. Une soif que nous demandons aux choses d’assouvir, mais qu’elles ne peuvent. Là réside le paradoxe et le danger du désir : vouloir imposer au monde relatif un ordre absolu.
Pourtant, sans la revendication d’absolu qui habite le désir, le désir perdrait tout son attrait. C’est un paradoxe apparemment insoluble qui semble justifier le diagnostique de Jean-Paul Sartre : « L’homme est une passion inutile ». Mais Sartre a tort. Toutefois, pour le réfuter, il faut en appeler à Dieu.
À ce moment, permettez-moi de relater deux expériences spirituelles qui sont au fondement de ma vie. D’un côté, une rencontre du Royaume de Dieu; de l’autre, une plongée en enfer. Dans la première expérience, j’ai vu pour quelques secondes la prodigieuse majesté divine. Plusieurs attributs divins se sont dévoilés simultanément dans une fresque stupéfiante : un infini immédiatement perceptible, une lumière indicible, une paix sans raison, la présence de Dieu, ce Dieu qui, paradoxalement, est nulle part et partout à la fois. Or, cette divine fresque aurait pu n’être que l’ahurissant numéro de prestidigitation d’un faux dieu, sauf qu’une part cruciale a donné à l’événement la certitude absolue de la Vérité : dans cette étreinte divine, le désir de tous mes désirs, cette soif inextinguible qui avait propulsé toute ma vie, était pour la première fois totalement rassasiée. L’amour de Dieu était comme une matière liquide et argentée qui touchait au centre du centre, au cœur du cœur. L’appel profond et persistant d’exister trouvait réponse. J’étais totalement affirmé.
Mon séjour en enfer a duré plus longtemps : une dizaine de secondes peut-être. Dans un passage fulgurant vers une autre dimension, je me suis retrouvé au milieu de l’univers et, en même temps, enfermé hors de celui-ci. Un pur étranger dans un lieu totalement étrange. Une foule de perceptions se sont précipitées en même temps : l’évidence de mon immortalité, la certitude que cet emprisonnement est définitif, la sensation qu’au centre même de mon être il y a un seul désir aveugle et ravageur – et inconnaissable -, une seule et unique impulsion irrépressible – et inconnaissable. Et voici l’expérience infernale par excellence : je sais que cette soif prodigieuse ne sera jamais désaltérée.
Mais il y a encore de l’espoir dans la condition de Tantale : il existe une réponse à sa soif, même si elle lui est constamment refusée. Dans le lieu où j’ai été projeté, tout espoir était aboli : j’avais soif – et l’eau n’existait pas!
Cela évoque le supplice de Tantale dans la mythologie grecque : le damné affligé d’une soif ardente jeté dans une mare d’eau; chaque fois qu’il se penche pour s’abreuver, l’eau fuit, inaccessible. Mais il y a encore de l’espoir dans la condition de Tantale : il existe une réponse à sa soif, même si elle lui est constamment refusée. Dans le lieu où j’ai été projeté, tout espoir était aboli : j’avais soif – et l’eau n’existait pas! Je ne peux dire la terreur maniaque qui s’est emparée de moi. Des hurlements déments ont surgi et, lentement, j’ai pris conscience que ces cris surhumains venaient de moi. Ce sont eux qui ont déclenché le retour de cet enfer, un lieu bien plus horrible que l’enfer décrit par Dante dans La Divine Comédie. Cependant, un trait reliait ma vision et celle de Dante, un trait exprimé dans l’injonction que Dante affiche au-dessus de la porte de son Enfer : « Oublie tout espoir, toi qui entres ici ».
L’enfer ultime, le voici : l’abolition de tout espoir. Un désir irrépressible nous habite, mais cela qu’il veut embrasser n’existe même pas. Le désir est sans espoir. La soif du désir inextinguible n’a pas de réponse. À présent, voici le ciel : la réponse définitive à l’espoir, la soif du désir totalement désaltérée. Sur Terre, nous sommes dans une zone intermédiaire : l’espoir est possible, le désir peut entretenir l’espoir d’être rassasié - et il peut être rassasié par les objets du monde - mais que partiellement. Il y a toujours une part du désir, sa part la plus impondérable, que les objets du monde ne peuvent satisfaire. En même temps, nous n’avons pas le choix : le désir est inévitable, la soif, incontournable. L’athée conclut, comme Sartre, que l’homme est une passion inutile, comme Camus, que la quête de sens est absurde.
Mes expériences à caractère mystique entraînent deux autres réflexions. Dans la course des désirs, une chose se tisse à laquelle nous ne faisons pas attention : nous érigeons l’idole de l’accomplissement de notre désir, et cette idole, c’est nous-mêmes. Étonnamment, le matérialiste ne tient pas particulièrement à l’objet de son désir; cet objet est seulement l’effigie de sa réussite toujours anticipée, jamais accomplie. Il croit détenir une fortune personnelle, mais jamais elle ne le confirme entièrement. D’ailleurs, l’argent n’est-il pas une pure notion abstraite d’échange? Or, cette thésaurisation est aussi une effigie. Mais l’effigie de quoi? De l’idole de lui-même qu’il cherche toujours à incarner, à être, de façon à être enfin –enfin! – affirmé.
Voilà la faute originelle, celle qui a valu à l’humanité d’être expulsée du paradis : le narcissisme. Nous avons choisi de détourner notre regard de Dieu et de nous contempler nous-mêmes et nos œuvres.
Dans la Bible, il vaut la peine de se rappeler que la faute qui surpasse toutes les autres est l’idolâtrie, l’adoration des faux dieux. Or, voici qu’on peut dessiner un sens plus profond de l’idolâtrie : ce n’est pas l’adoration du veau d’or ou des divinités inférieures comme Baal ou Jupiter, c’est l’adoration de l’image idéalisée de soi-même que cherche incessamment à fixer le désir, qu’il s’agisse d’une statue d’entrepreneur, d’artiste, d’intellectuel, de sportif, de politicien, etc. Voilà la faute originelle, celle qui a valu à l’humanité d’être expulsée du paradis : le narcissisme. Nous avons choisi de détourner notre regard de Dieu et de nous contempler nous-mêmes et nos œuvres.
L’idolâtre cherche à être l’objet de son désir. Poursuite fondamentalement vouée à l’échec. Car l’humain n’est pas. Il existe, il se tient hors (selon l’étymologie latine : « ex stare »). Se tenant hors des choses, le désir nous conduit sans cesse à chercher à être l’objet qu’il vise. Poursuite dérisoire et absurde. Or, seul Dieu est. Atteindre à l’être, c’est atteindre à l’étreinte de Dieu. C’est le paradis.
S’agit-il de jeter le discrédit sur le désir? Certes non. Sans désir, il n’y a plus de vie. Mais toute la vie spirituelle consiste en ceci : déplacer notre regard de soi-même, de l’idole, vers le seul Dieu. Pour demeurer dans la logique du désir, il s’agit de cerner et de mettre en lumière le Désir du désir, le seul Désir qu’a toujours poursuivi et que poursuivra toujours le désir : Dieu.