La liberté malade du droit

Yan Barcelo

Le cri « liberté! » suggère des images empanachées et romantiques. On voit un héros intrépide, la narine frémissante, seul face à l’adversité des institutions, criant sur fond de ciel orageux : « Nul n’entravera mon chemin! »

Il semble n’y avoir que des avantages à l’exercice de la liberté. C’est oublier que la liberté des uns devient vite l’entrave des autres. Et elle dégénère vite en licence, comme on l’a vu lors de la crise financière 2008-2009. C’est une vision pervertie de la liberté qui est à la racine de cette crise dont les séquelles nous hantent encore. À un niveau plus prosaïque, une jeune fille d’une école secondaire, au nom de sa liberté de se vêtir comme les catins médiatiques de l’heure, contestait récemment devant les tribunaux le code vestimentaire de son école, lequel exige modestie et pudeur.

La multiplication de situations aberrantes impose de retrouver un volet plus fondamental à la liberté, celui de la liberté intérieure, voie qui ramène à une mise en valeur de la responsabilité. Car, avant la revendication des « droits et libertés », nos vies sont tissées d’appartenances qui imposent devoirs et responsabilités.

La conception de la liberté qui prévaut aujourd’hui est bien exprimée dans ce texte d’un correspondant.

« La liberté, c’est faire ce qu’on veut, jouer à être Dieu en n’acceptant les contraintes ni de la nature ni des autres. La liberté est fonction du pouvoir qu’on possède, puisque c’est toujours le pouvoir qui fait défaut quand on ne fait pas ce qu’on veut. Liberté et pouvoir sont les deux faces de la même médaille. Le corollaire est qu’on est dans un jeu à somme nulle et que le pouvoir des uns pose la limite de la liberté des autres. »

Cette conception de la liberté est essentiellement « politique » et « légaliste ». Elle limite la liberté à la capacité de faire : je ne suis libre que dans la mesure où j’ai la latitude politique et sociale d’exécuter mon désir pour combler un besoin, satisfaire une pulsion, réaliser un désir. Cette liberté se confond avec le pouvoir. Un pouvoir absolu – soit la capacité d’exécuter infiniment mon désir – implique une liberté absolue.

La forme restreinte de cette liberté renvoie à l’époque où le citoyen visait à se libérer du joug des aristocraties. La révolution américaine de 1776 est emblématique de la revendication de liberté qui voulait se protéger de « l’arbitraire du prince » et fonder le concert social sur la primauté du droit.

Erreur anthropologique

La liberté absolue évoquée plus haut repose sur une erreur anthropologique, héritée en grande partie de la pensée anglo-saxonne et amplifiée par le néolibéralisme économique. Cette erreur consiste à percevoir l’individu comme un pur agent détaché et sans ancrage, un atome ou un « électron libre » qui, à loisir, oriente son action selon une sorte de décision souveraine et dégagée de toute amarre. Ce n’est qu’après coup que cet agent libre choisit ou non de s’inscrire dans le vaste réseau des appartenances et enracinements sociaux.

Cette notion d’un individu atomisé a une longue tradition qui débute, à mon sens, avec la notion de « contrat social » chez Jean-Jacques Rousseau, et qui s’est poursuivie tout particulièrement du côté anglo-saxon. Le philosophe libéral américain John Rawls s’inscrit dans ce courant avec son idée de « justice as fairness », où les interactions sociales, économiques et politiques « justes » sont pensées dans un vacuum d’individus souverains, sans attaches préalables – déracinés. C’est pourquoi Rawls se sent contraint de chercher à réconcilier liberté et égalité, car la notion de liberté sur laquelle il s’appuie est celle de « l’électron libre ».
 
La conception de l’agent libre est une vue de l’esprit. Notre humanité est pétrie, dès le départ, de tout le bagage acquis des mains d’autrui. Sans autrui, sans toute l’histoire humaine transmise par mes prochains et incarnée dans multiples institutions et pratiques, je ne suis strictement rien, tout au plus une sorte d’humain-loup coupé de tout langage, de toute articulation, de tout moyen de gagner ma subsistance, de toute possibilité de réaliser une œuvre. Pensons simplement au langage et à l’écriture; ces outils fondamentaux que l’humanité a mis des dizaines de milliers d’années à acquérir, ils m’ont été inculqués en moins d’une douzaine d’années. Il en est de même tant pour ma capacité de planter un clou que pour celle de résoudre une équation algébrique.
 
Je suis, et chacun de nous est, enchâssé de façon inextricable à la communauté humaine et nous en sommes entièrement tributaires. Plus encore, nous lui sommes obligés, pour reprendre les mots de Simone Weil, qui subordonnait les droits aux obligations. « Un homme qui serait seul dans l'univers, écrit-elle, n'aurait aucun droit, mais il aurait des obligations ».[

En fait, sur la base de ce cosmos commun, il devient évident que la responsabilité est première et constitue la couche fondatrice sur laquelle émerge, dans un deuxième temps, la liberté. Ma condition fondamentale n’est pas d’être libre, mais lié. Tous les instruments et les institutions de la vie me sont transmis en premier lieu par les humains, et c’est seulement après coup que j’exerce parmi ces instruments et véhicules ma liberté de choix et d’action.

Les sociétés anciennes, tant en Occident qu’en Orient, ne s’y sont pas trompées en comprenant la société en premier lieu non pas comme un échafaudage de libertés et de droits, mais comme un tissu de responsabilités et de devoirs. Ce n’est que très tardivement, grâce à la réflexion chrétienne sur le message évangélique durant le Haut Moyen-Âge, que nous avons élaboré une philosophie totalement originale et inédite des droits et libertés individuelles.

Il en a émergé le discours tout à fait légitime de la liberté du citoyen, libre d’exercer son action sans craindre l’arbitraire et la répression d’un État oligarchique constitué autour des seuls intérêts des puissants. Ce fut la naissance de nos démocraties modernes. Et encore une fois, cette dimension de la liberté, est tout à fait justifiée, légitime et nécessaire.

Mais cela ne doit pas nous faire oublier la dimension qui précède la liberté d’action : celle du libre arbitre. C’est la possibilité intérieure, dans l’intimité et le « silence articulé » de la conscience, de choisir entre l’action bonne et l’action mauvaise, entre l’action égoïste et l’action responsable.
 
La notion actuelle de liberté en tant que liberté d’action, notion sœur de celle de pouvoir, nous a lentement fait dériver vers une myopie qui nous fait voir la liberté comme s’exerçant seulement dans l’aire du choix gratifiant et égoïste, tandis que le choix qui s’exerce en faveur de la responsabilité et du devoir est vu comme une contrainte et une obligation. La liberté d’action est la liberté de l’adolescent et l’adolescence de la liberté.

Car, au-delà de la liberté qui nous fait opter pour l’action qui gratifie et exalte notre sensation de pouvoir, il y a une liberté plus noble et plus grande : c’est la liberté de choisir la voie responsable, celle du bien commun, que nous commande d’exercer le libre arbitre à la lumière de la conscience. En fait, c’est la première et la plus haute liberté : celle qui nous fait reconnaître notre appartenance à la communauté humaine et nous engage dans son soutien et son affirmation, comme nous y engageait la règle morale de Kant.

Nous passons ici dans l’aire de la liberté intérieure, dans l’exercice du détachement et du sacrifice intime qui nous mène à relativiser les pulsions et désirs individualistes et égoïstes de façon à donner primauté à l’accomplissement du devoir pour le bien commun. Est-ce à dire que les pulsions et désirs doivent être systématiquement réprimés? Certes non. Leur déploiement est légitime et nécessaire. Mais ils doivent être perçus et vécus dans la perspective plus large du bien commun.

La crise de l’irresponsabilité

La liberté absolue débouche sur l’hystérie; la chose est apparue de façon éclatante au cours de la crise financière de 2007-09. Qu’est-ce qui réside au cœur du cœur de cette crise? Un liberté de cupidité et d’avidité, chauffées à blanc. En contrepartie, une irresponsabilité devenue systématique et systémique.

Une des fautes originelles de la crise tient au phénomène de la titrisation financière. Il s’agit de l’acte par lequel une banque transforme les dettes et hypothèques qu’elle détient dans ses comptes en instruments d’investissement via une foule d’organismes intermédiaires. Le newspeak financier appelle ça « gestion du risque ». La banque transfère à d’autres, en leur promettant un certain rendement à l’avenant, les risques qu’elle ne veut plus assumer. En réalité, c’est un processus systématique par lequel les institutions financières se dégagent de leurs responsabilités et devoirs – la gestion des prêts qu’elles ont librement consentis – pour en refiler la charge à d’autres. Par la jonglerie de la titrisation, le gestionnaire d’un fonds de pension en Estonie s’est retrouvé victime d’une crise immobilière en Floride dont une banque américaine avait esquivé la responsabilité.

Cette irresponsabilité érigée en système, à partir de ce mécanisme de titrisation, a entraîné une chaîne interminable de processus tout aussi irresponsables. Tout d’abord, les banques étant libérées de leurs prêts antérieurs, avaient toute la place pour en absorber de nouveaux – pour aussitôt les refiler à d’autres. Quelle aubaine! Elles avaient trouvé un mécanisme financier légal pour faire assumer leurs responsabilités par d’autres.

La chasse aux prêts était donc ouverte – et peu importe la qualité des prêts qu’elles consentaient – l’important était de recruter des millions de nouveaux débiteurs pour alimenter la machine de titrisation. Pour y parvenir, les banques ont donné le mandat à des armées d’intermédiaires, des courtiers en prêts, de mettre le grappin sur n’importe quel quidam muni d’un salaire annuel de 35 000 $ assez stupide pour s’encombrer d’une maison de 600 000$, harnaché d’une hypothèque de 595 000$. J’exagère? Très peu. La période de la crise regorge d’épisodes semblables.

Évidemment, on peut s’interroger sur le sens des responsabilités dévoyé autant des banques que de notre quidam. Ici, il n’y a pas d’innocents.

Si on voulait faire la preuve que notre conception de la liberté a dégénéré en revendication de licence et de caprice, en un désir démesuré d’action sans contrainte, et que nous avons jeté aux orties toute notion de devoir et de responsabilité, on ne pourrait trouver plus flagrante démonstration que cette crise qui a déferlé sur la moitié du monde.

Notre liberté débridée maintient constamment – on pourrait même dire systématiquement – notre action à la limite de l’acceptable. Bien sûr, on affirme toujours que la limite de la liberté de l’un est tracée par celle de l’autre. Mais sans le frein et le garde-fou de l’exercice de la liberté intérieure, notre « liberté » nous pousse constamment à nourrir le feu de nos pulsions et à tenter d’en repousser les limites – avec la tentation constante d’empiéter sur les limites du prochain. Dès qu’une brèche dans la loi et les règles permet une extension de notre « liberté » (comme les lois ont permis aux banques de se déresponsabiliser de leurs actifs hypothécaires)  chacun s’empresse de transgresser. Les irresponsabilités communes…s’appuient les unes sur les autres: la banque et ses agents clament ne pas être responsables des choix de leurs clients et les clients, de leur côté, trouvent dans les banques les complices de leurs désirs irréalistes. Chacun pour soi! Il n’y a pas plus éloquente maxime du néolibéralisme dominant.

Une charte rééquilibrée

L’argument mis de l’avant ici entraîne des conséquences très concrètes. Au premier chef, une remise en question des chartes des droits et libertés. Il devient de plus en plus évident que ces chartes, dominantes dans nos sociétés occidentales, sont unijambistes.

Il faut de toute urgence les compléter par ce fondement que l’on tenait pour acquis : les devoirs et responsabilités. Pétris d’un sens du devoir inculqué par les siècles de l’héritage chrétien, on a tenu pour acquis que les gens en étaient bien avertis. D’invisible, ce fondement est devenu quasi-inexistant.

Je ne condamne en aucune façon la légitimité des chartes de droits et libertés. Au contraire, je salue tout particulièrement ce fruit de notre héritage occidental, le seul qui se soit occupé de définir, tout d’abord l’individualité des personnes, ensuite l’aire essentielle de leurs droits et libertés. C’est l’excès dans le recours à ces chartes que je condamne : elles donnent lieu à un discours devenu hystérique et débridé dont la prévalence est en voie d’étouffer la zone plus fondamentale des devoirs et responsabilités.
 
Il devient de plus en plus évident que la liberté d’action et d’expression qu’on accorde à une multitude d’individus et de groupes devient un obstacle à l’exercice des responsabilités et devoirs par ceux qui les assument. Les premières victimes, à mon avis, sont les parents imbriqués dans une cellule familiale envahie par une horde d’influences et de sollicitations oeuvrant systématiquement à l’encontre de tout projet pédagogique : jeux vidéo, musique déjantée, Internet de la licence, amitiés factices de Facebook.

Or, quantité de jeux vidéos sont en fait des systèmes d’entraînement simulés au crime. Combien de parents sont aux prises avec le problème d’adolescents intoxiqués par ces instruments de mort et de laideur – et on laisse faire. Au lieu de frapper d’interdit les fabricants de ces jeux sordides, au lieu de les brimer dans leur « liberté d’action et d’expression », on préfère brimer les familles dans l’accomplissement de leurs devoirs et responsabilités.

La vraie liberté est celle que nous exerçons dans l’intimité de la conscience, celle où nous prenons une nécessaire distance et tempérons les revendications des pulsions et désirs, de façon à permettre chez nous-mêmes et chez autrui l’exercice du devoir et des responsabilités. La vraie liberté est celle qui dégage la clairière de la conscience morale de façon à permettre la prise en charge des devoirs et responsabilités.

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