L'Encyclopédie sur la mort


Vingt-quatre heures dans la vie d'une femme (Extraits)

Stefan Zweig

Un soir, étant entré au casino, le narrateur du présent récit entend, avec surprise, un bruit singulier, celui d'un craquement ou d'un claquement de doigts qui se brisent. Il s'approche de la table d'où lui parvient ce bruit. Zweig réussit merveilleusement bien à nous rendre l'atmosphère fébrile qui règne dans le casino et la tension particulière du joueur qu'il observe.
C'étaient des mains d'une beauté très rare, extraordinairement longues, extraordinairement minces, et pourtant traversées de muscles extrêmement rigides - des mains très blanches, avec, au bout, des ongles pâles, aux dessus nacrés et délicatement arrondis. Je les ai regardées toute la soirée, oui, je les ai regardées avec une surprise toujours nouvelle, ces mains extraordinaires, vraiment uniques; mais ce qui d'abord me surprit d'une manière si terrifiante, c'était leur fièvre, leur expression follement passionnée, cette façon convulsive de s'étreindre et de lutter entre elles. Ici, je le compris tout de suite, c'était un homme débordant de force qui concentrait toute sa passion dans les extrémités de ses doigts, pour qu'elle ne fît pas exploser son être tout entier. Et maintenant..., à la seconde où la boule tomba dans le trou avec un bruit sec et mat et où le croupier cria le numéro ..., à cette seconde les deux mains se séparèrent soudain l'une de l'autre, comme deux animaux frappés à mort d'une même balle.

Elles tombèrent, toutes les deux, véritablement mortes et non pas seulement épuisées; elles tombèrent avec une expression si accusée d'abattement et de désillusion, comme foudroyées et à bout, que mes paroles sont impuissantes à le décrire. Car jamais auparavant et jamais plus depuis lors je n'ai vu des mains si parlantes, dans lesquelles chaque muscle était comme une bouche et où la passion sortait presque tangiblement par tous les pores.

Pendant un moment, elles restèrent étendues toutes les deux sur le tapis vert, telles des méduses échouées sur le rivage, veules et sans vie, Puis l'une d'elles, la droite, se mit péniblement à relever la pointe de ses doigts; elle trembla, elle se replia, tourna autour d'elle-même, hésita, décrivit un cercle et finalement saisit avec nervosité un jeton qu'elle fit rouler d'un air perplexe entre l'extrémité du pouce et celle de l'index, comme une petite roue. Et soudain cette main s'arqua comme une panthère en faisant félinement le gros dos et elle lança ou plutôt elle cracha presque le jeton de cent francs qu'elle tenait, au milieu du carreau noir. Aussitôt, comme sur un signal l'agitation s'empara aussi de la main gauche qui était restée inerte; elle se souleva, glissa, rampa même, pour ainsi dire, vers la main fraternelle toute tremblante, que son geste de lancement semblait avoir fatiguée, et toutes deux étaient maintenant frémissantes l'une à côté de l'autre; toutes deux, pareilles à des dents qui, dans le frisson de la fièvre, claquent légèrement l'une contre l'autre, tapaient sur la table avec leurs articulations, sans faire de bruit. Non, jamais, jamais encore, je n'avais vu des mains ayant une expression si extraordinairement parlante, une forme si spasmodique d'agitation et de tension, Tout le reste de ce qui se passait sous cette grande voûte : le murmure qui remplissait les salons, les cris bruyants des croupiers, le va-et-vient des gens et celui de la boule elle-même, qui maintenant, lancée de haut, bondissait comme une possédée dans sa cage ronde au parquet luisant, - toute cette multiplicité d'impressions s'enchevêtrant et se succédant pêle-mêle et obsédant les nerfs avec violence, tout cela me paraissait brusquement mort et immobile à côté de deux mains frémissantes, haletantes, comme essoufflées, en proie à l'attente, grelottantes et frissonnantes, à côté de ces mains inouïes qui, en quelque sorte, me fascinaient en accaparant toute mon attention.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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