L'Encyclopédie sur la mort


Lettres d'un exilé

Stefan Zweig

Des extraits de quelques lettres nous permettent de comprendre dans quel état se trouve Stefan Zweig. Celui-ci est dépressif pour de multiples raisons qui convergent toutes vers l'exil comme choix imposé par la guerre et la persécution. Outre la fatigue physique causée par ses errances, il souffre d'être privé de ses livres et de ses documents pour faire ses recherches, privé de sa langue allemande pour exprimer sa pensée. C'est pourtant le travail intellectuel qui demeure sa planche de salut dans la détresse et dans l'absurdité d'une existence. L'aliénation dont il souffre n'est pas celle de la folie, mais celle d'être étranger par rapport à son pays d'accueil, étranger par rapport à lui-même (identité), étranger par rapport au non-sens de la guerre et de la violence.
c/o Vikigspress
18 East 48 th Street
New York
5 juin 1941

À Paul Zech

Cher Ami!
J'ai été très secoué par la terrible nouvelle que ta lettre m'a apprise (1). Bien sûr, cette époque, avec sa cruauté, nous a habitués à porter sur chaque homme qui s'en échappe un regard de compréhension secrète. Ils se sont facilité les choses, mais ils les rendent aussi plus difficiles aux autres, à ceux qui sont destinées à rester. À vrai dire, tous autant que nous sommes, nous ne savons plus pourquoi nous vivons, si nous croyons plus en l'avenir, et notre génération en particulier mourra en errant dans le désert, comme beaucoup d'enfants d'Israël, sans avoir pu porter depuis le mont Nébo un regard sur la Terre promise (1). Nous sommes mal tombés, à tout point de vue; il faudrait aujourd'hui avoir vingt ans ou quatre-vingt, avoir déjà sa vie derrière soi ou tout entière devant soi. Mais il nous est resté une chose, le travail*, et même privé de sa portée, il a conservé sa capacité à nous détourner du reste.

[...]

Mon cher, ce serait idiot et mensonger de vouloir te dire: sois confiant, nous allons gagner, tout va s'arranger. C'est d'un tout autre courage [dont] nous avons besoin, pas d'un optimisme artificiel, mais d'un courage du «pourtant» et du «malgré tout». Je crois que nous avons le devoir d'aller chercher en nous ce qui est en nous, même si nous ne voyons pas clairement ce qu'il en ressortira, et selon la loi de la roulette, ce serait forcément, en fin du compte, après tous ces coups noirs, l'autre série qui sortirait. Appuyons-nous sur ce que nous pouvons préserver en y mettant de la bonne volonté, l'amitié avant tout et la compréhension mutuelle. En ce sens, rien ne doit nous ébranler, et le mauvais exemple que nous observons chez d'autres qui se poussent du coude avec une brutalité croissante à mesure que le niveau de la soupe baisse dans la marmite, ne doit que nous rendre plus forts, dans le bon sens.

[...]

Avec les amitiés les plus sincères
De ton fidèle

Stefan Zweig

Notes
1. Contexte inconnu.
2. Deut. XXXII, 49. Moïse gravit le mont Nebo juste avant de mourir pour contempler la Terre promise.

* * * * * * *

7 Ramapo Road Ossining
State New York
[non datée: vraisemblablement juillet 1941]

À Ben Huebsch (2)

Mon cher ami, j'espère que vous passez des jours paisibles et heureux et que le 18th East (3) ne vous manque pas trop. Je ne veux pas vous causer de souci avec mes soucis. Je me sens extrêmement déprimé et l'idée de voyager encore, de ne jamais avoir une maison ni de repos pendant des années, de vivre toujours dans des chambres d'hôtel et d'être l'esclave d'un passeport étrangers et d'autorisations, à mon âge, m'enlève toute la joie que j'ai de l'existence. J'ai près de soixante ans et les sept dernières années ont été harassantes en continu; je suis terriblement fatigué et je me sens responsable de ne pas offrir un monde meilleur à ma fidèle et vaillante compagne.

Je vous ai dit que les dépressions* étaient propices à mon travail. J'ai travaillé ici comme sept démons sans une seule promenade et presque sans quitter la maison.

[...]

Rien n'est encore arrêté, mais je crois que je partirai bientôt au Brésil et je compte m'y cloîtrer - je veux quelques mois de repos total. En tout cas, je vous ferai savoir dans une semaine environ comment nous nous organisons. Si vous deviez passer une journée à New York, faites-le-moi savoir avant; j'aimerais beaucoup vous voir.

La guerre semble de plus en plus devenir la forme normale de l'existence, je ne peux imaginer que nous revoyions un jour la paix. Il n'y a nulle part un signe de relâchement - j'ai parfois l'impression que la vraie guerre ne commencera que dans deux ou trois ans. Puisse-t-elle être épargnée au moins à votre fils; notre vie ne compte plus beaucoup - il n'y a rien de pire que d'être spectateur d'une pièce sans en avoir envie.

Fidèlement vôtre

Stefan Zweig

Notes
2. Lettre traduite de l'anglais
3. Adresse des Viking Press.
* * * * * * *

Rua Gonçalves Dias
Petropolis
Bresil
20 novembre 1941

À Franz et Alma Werfel

Cher Franz, ma chère Alma, cela me touche beaucoup que vous pensiez à moi, comme c'est étrange de recevoir ici sous les palmes et les lianes ce salut fraternel; avec toute l'imagination propre à notre métier, je n'aurais jamais imaginé m'enterrer dans un petit village brésilien, mais Tolstoï * l' instamment prescrit: après soixante ans, tout homme devrait comme les vieilles bêtes commencer à sa cacher dans la jungle. Je n'ai pas été bien, j'ai fait en Amérique, a vrai dire sans raison, plutôt par la suite d'une accumulation de raisons, un vrai breakdown. La raison la plus profonde tient au fond même de notre existence et transparaît davantage à mesure que la substance se fait plus mince: je ne trouvais plus l'identité avec moi-même dans toutes les absurdités que le temps nous impose - écrivain, poète dans une langue sans avoir le droit d'écrire dans cette langue, alternativement étranger ennemi et citoyen dans l'autre pays, soumis aux autorisations, grâces et permissions dans tous les autres, coupé de tout ce qui était patrie - l'Europe, en particulier la France, l'Italie, le monde latin - encombré de valises et privé de ses livres, de ses papiers, se propulsant de lieu en lieu avec en sus cette haine mortelle non seulement pour la guerre* mais aussi pour la déraison qui des années durant l'a rendue possible: tout cela m'accablait atrocement, et avec çà, la chose que vous pourriez le mieux comprendre, que dans cette vie de nomade, avec au-dessus de la tête une tempête déchaînée et destructrice, je ne parvenais pas à travailler, ou du moins pas en me concentrant.

[...]

Sincèrement vôtre

Stefan Zweig


Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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