L'Encyclopédie sur la mort


Lettres à Friderike

Stefan Zweig

Une lettre, adressée par Zweig *à son épouse avant la seconde guerre*, montre que sa crise existentielle, déjà très présente, fut étroitement liée à sa misanthropie et son pessimisme d'une part, et au coup porté par l'Allemagne à la politique interne et à celle de l'Europe, d'autre part. Les deux lettres ultimes que, du Brésil, il a écrites de sa propre main à Friderike avant de mourir, témoignent du même état d'âme, avec en plus sa déception de ne pas pouvoir poursuivre son oeuvre. Mais surtout, sa décision ultime étant prise, il se sent soulagé et libéré. «Apaisé et libéré» sont les derniers mots que sa «chère Friderike» recevra de lui.
Hôtel Regina, le 12 mai 1937

[...] Je ne suis plus celui que j'étais, je suis devenu un misanthrope entièrement replié sur lui-même, à qui seul le travail apporte quelque joie. Tu vois de combien de choses je me suis séparé, et je sais aussi que c'est ma faute si le silence et le vide se font autour de moi; le coup que nous a porté l'Allemagne nous a touchés plus profondément que tu ne le penses, et tout ce qui est fête, plaisir, m'est devenu étranger, n'est plus qu'une ombre fantomatique. Non, tu ne perds pas grand-chose, et, en moi-même, je ne suis à coup sûr pas perdu pour toi - je sais très précisément qui tu es. Crois-moi, je n'ai qu'un désir: te savoir satisfaite - à tes filles aussi, je souhaite tout le bonheur possible. S'il m'est arrivé d'être mécontent d'elles, c'est uniquement parce qu'elles ne montraient pas cette ardeur à l'étude dont nous savons tous tes deux qu'elle fut le sens et la beauté de notre jeunesse. Mais, je te le répète, il n'y a pas en moi une seule goutte d'amertume à ton égard, seulement un immense regret. Je ressens cette époque comme une pression des plus cruelles. Quoi qu'il en soit, pardonne-moi si cette sorte de pessimisme t'a gâché bien des heures, mais tu sais que je ne me suis jamais facilité la tâche, pas plus que je n'ai facilité celles des autres - mis à part quelques heureuses exceptions - dans leurs rapports avec moi. Je te le demande de tout mon cœur, n'aie aucune méfiance à mon égard. Je suis bourré de défauts et d'insuffisances, mais tu sais une chose: c'est que je n'ai jamais oublié quelqu'un que j'ai aimé, et comment pourrais-je devenir un étranger pour toi, toi qui fus l'être le plus proche de moi ?

[...]

Stefan


Petropolis, le 20 janvier 1942

Ma chère Friderike,
[...] nous devons nous faire à l'idée que cette guerre va être longue et exténuante. En moi grandit de plus en plus la certitude que je ne reverrai jamais plus ma maison et que partout je ne serai qu'un hôte de passage; heureux ceux qui peuvent recommencer une nouvelle vie quelque part. J'ai reçu une magnifique lettre de Roger Martin du Gard, la plus belle que j'aie lue depuis des années, il exprime ce que je ressens moi-même, à savoir qu'à notre âge nous ne sommes que des spectateurs de cette grande pièce (plus exactement tragédie) où les jeunes, eux, doivent jouer leur rôle. Le nôtre est de disparaître en silence et dans la dignité. [...]

Stefan

Pétropolis, le 22 février 1942

Ma chère Friderike,
Quand tu recevras cette lettre, je me sentirai bien mieux qu'auparavant. Tu m'as vu à Ossining, et, après une bonne période de calme, ma dépression m'a accablé de plus belle - je souffrais tellement que je ne pouvais plus me concentrer. Et puis la certitude - la seule que nous eussions - que cette guerre durerait des années, qu'il faudrait une éternité avant que, dans notre situation, nous puissions retrouver notre foyer, cette certitude était trop décourageante. J'aimais beaucoup Petropolis, mais je n'avais pas les livres qu'il me fallait, et la solitude, qui. avait eu d'abord un effet si bienfaisant, commença à me peser - l'idée que mon œuvre capitale, le Balzac, ne pourrait jamais être terminée si je ne disposais pas de deux ans de vie paisible ni de tous les ouvrages nécessaires était très dure, et puis cette guerre, qui n'a pas encore atteint son point culminant. J'étais trop fatigué pour supporter cela. Tu as tes enfants, donc un devoir à accomplir, tu as de vastes champs d'intérêt et une énergie intacte. Je suis certain que tu verras des temps meilleurs, et tu me donneras raison de n'avoir pu attendre plus longtemps avec ma «bile noire ». Je t'écris ces lignes dans les dernières heures, tu ne peux t'imaginer comme je me sens heureux depuis que j'ai pris cette décision. Embrasse tes enfants et ne me plains pas -rappelle-toi le bon Joseph Roth, et Rieger, et comme je me suis réjoui qu'ils n'aient plus à supporter ces tourments.

Avec mon affection et mon amitié, courage - tu sais bien que je suis apaisé et heureux.

Stefan
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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