L'Encyclopédie sur la mort


Les rayons et les ombres sur l'Europe

Stefan Zweig

Dans des pages saisissantes, Zweig *décrit la mentalité qui régnait en Europe avant la première guerre mondiale. La technique engendrait la prospérité qui créait, à son tour, de nouvelles ambitions nationales. Insouciance et indifférence s'accompagnaient paradoxalement d'individualismes nationaux et de l'éclosion d'une conscience européenne. Personne ne croyait à la guerre, à l'exception de quelques esprits éclairés parmi lesquels l'auteur cite en premier lieu Romain Rolland. Émouvante, la description qu'il fait de sa première visite à la demeure de ce grand pacifiste, qui deviendra son ami.


Au cours de ces dix années, on avait reconquis plus de liberté, de spontanéité et de naturel que précédemment en cent ans. Car il y avait un rythme nouveau dans le monde. Une année! Que ne se passait-il pas en une année! Une invention, une découverte chassait la précédente, et chacune devenait très vite le bien de tous. Pour la première fois, les nations se sentaient plus solidaires quand il y allait de l'intérêt général. Le jour ou le Zeppelin prit son vol pour son premier voyage, j'étais par hasard de passage à Strasbourg, me rendant en Belgique; il tourna autour de la cathédrale aux acclamations enthousiastes de la foule, comme s'il voulait, lui qui flottait dans les airs, s'incliner devant l'œuvre millénaire. Le soir, en Belgique, chez Verhaeren* arriva la nouvelle que le dirigeable s'était écrasé à Echterdingen. Verhaeren avait les larmes aux yeux et était terriblement agité. Loin d'être, en tant que Belge, indifférent à la catastrophe qui frappait l'Allemagne, en tant qu'Européen, en tant qu'homme de notre temps, il éprouvait aussi vivement la victoire commune sur les éléments que la commune épreuve. Nous poussâmes des cris d'allégresse, à Vienne, quand Blériot franchit la Manche, comme s'il était un héros de notre patrie. Grâce à la fierté qu'inspiraient à chaque heure les triomphes sans cesse renouvelés de notre technique, de notre science, pour la première fois, un sentiment de solidarité européenne, une conscience nationale européenne, était en devenir. Combien absurdes, nous disions-nous, sont ces frontières, alors qu'un avion les survole avec autant de facilité que si c'était un jeu, combien artificielles ces barrières douanières et ces gardes-frontières, combien contradictoires à l'esprit de notre temps qui manifestement désire l'union et la fraternité universelle! Cet essor du sentiment n'était pas moins merveilleux que celui des aéroplanes. Je plains tous ceux qui n'ont pas vécu ces dernières années de l'enfance de l'Europe. [...]

Elle était merveilleuse, cette vague tonique de force qui, de tous les rivages de l'Europe, battait contre nos cœurs. Mais ce qui nous rendait si heureux recelait en même temps un danger que nous ne soupçonnions pas. La tempête de fierté et de confiance qui soufflait aIors sur l'Europe charriait aussi des nuages. L'essor avait peut-être été trop rapide. Les Etats, les villes avaient acquis trop vite leur puissance, et le sentiment de leur force incite toujours les hommes, comme les Etats, à en user ou à en abuser. La France regorgeait de richesses. Mais elle en voulait davantage encore, elle voulait encore une colonie, bien qu'elle n'eût pas assez d'hommes, et de loin, pour peupler les anciennes; pour le Maroc, on faillit en venir à la guerre. L'Italie voulait la Cyrénaïque, l'Autriche annexait la Bosnie. La Serbie et la Bulgarie se lançaient contre la Turquie, et l'Allemagne, encore tenue à l'écart, serrait déjà les poings pour porter un coup furieux. [...]

Si aujourd'hui on se demande à tête reposée pourquoi l'Europe est entrée en guerre en 1914, on ne trouve pas un seul motif raisonnable, pas même un prétexte. Il s'agissait aucunement d'idées, il s'agissait à peine des petits districts frontaliers; je ne puis l'expliquer autrement que par cet excès de puissance, que comme une conséquence tragique de ce dynamisme interne qui s'était accumulé durant ces quarante années de paix et voulait se décharger violemment. Chaque Etat avait soudain le sentiment d'être fort et oubliait qu'il en était exactement de même du voisin; chacun voulait davantage et nous étions justement abusés par le sentiment que nous aimions le plus: notre commun optimisme. [...]

Et nous aussi, nous étions dans les rangs des ennemis de la guerre, nous autres écrivains, mais toujours isolés dans notre individualisme au lieu d'être unis et résolus. L'attitude de la plupart des intellectuels était malheureusement celle de l'indifférence passive, car par la faute de notre optimisme, le problème de la guerre, avec toutes ses conséquences morales, n'était absolument pas entré dans notre horizon intérieur. Dans aucun des ouvrages essentiels des esprits éminents de ce temps-là ne se trouve une seule déclaration de principe, un seul avertissement passionné. Nous croyions assez faire en pensant en Européens et en nous liant en une fraternité internationale, en avouant pour idéal [...] la compréhension réciproque et la fraternité spirituelle par-dessus les frontières des langues et des États. Et c'était justement la nouvelle génération qui se montrait le plus attachée à cette idée européenne. [...]

Et ce qui nous manquait, c'était un organisateur qui eût coalisé dans la conscience des buts à atteindre les forces latentes en nous. Nous n'avions parmi nous qu'un seul homme qui prodiguât ses avertissements, qui sut prévoir de loin les événements; [...]. C'est par hasard que je découvris encore à temps Romain Rolland*. [...] Finalement pour établir un lien entre nous, je lui envoyai un de mes livres, Bientôt arriva une lettre par laquelle il m'invitait à passer chez lui, et ainsi débuta une amitié qui, avec celles de Verhaeren et de Freud*, a été la plus fructueuse et même, en bien des heures, décisive pour la direction à donner à ma vie.

Les jours marquants de notre existence ont en eux plus de luminosité que les jours ordinaires. C'est ainsi que je me souviens encore avec la plus extrême netteté de cette première visite. [...] Dans cette modeste cellule monacale, le monde se mirait comme dans une chambre obscure. Il avait humainement joui de l'intimité des grands hommes de son temps, il avait été l'élève de Renan, l'hôte de la maison de Wagner, l'ami de Jaurès; c'est à lui que Tolstoî *avait écrit cette lettre célèbre qui, en tant que témoignage humain, est digne de trouver place à côté de son oeuvre littéraire. Ici je sentais - et cela libère toujours en moi un sentiment de bonheur - la supériorité morale et humaine, une liberté intérieure sans orgueil, une liberté qui allait de soi pour une âme forte. Au premier coup d'œil je reconnus en lui - et le temps m'a donné raison - l'homme qui, à l'heure décisive, serait la conscience de l'Europe. Nous parlâmes de Jean-Christophe. Rolland m'expliqua qu'il avait essayé par cet ouvrage de s'acquitter d'un triple devoir en exprimant sa reconnaissance à la musique, sa foi en l'unité européenne et un appel à la conscience et à la raison des peuples. Maintenant, disait-il, nous devions tous agir, chacun à sa place, chacun dans son pays, chacun dans sa langue. Il était temps d'être vigilant, de plus en plus vigilant. Les puissances qui poussaient à la haine étaient, en raison même de la bassesse de leur nature, plus véhémentes et plus agressives que les forces de conciliation; se tenaient en outre derrière elles des intérêts matériels qui en eux-mêmes étaient plus dénués de scrupules que les nôtres. L'absurdité était visiblement à l'œuvre et la lutte contre elle plus importante même que notre art. Je sentis qu'il s'affligeait de la fragilité de ce que nous construisions en ce monde, ce qui était doublement saisissant chez un homme qui avait célébré dans toute son œuvre l'éternité de l'art. «Il peut nous consoler chacun en particulier, me répondait-il, mais il ne peut rien contre la réalité. »
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

Documents associés

  • Lettres d'un exilé
  • c/o Vikigspress 18 East 48 th Street New York 5 juin 1941 À Paul Zech Cher Ami! J'ai été très...
  • Vieillissement
  • La douleur ne m'avait rompu les membres que pour un bon moment, le temps de recevoir le choc, de...
  • Le voyage dans le passé
  • Dans le vieux parc solitaire et glacé Deux spectres cherchent le passé Et à peine ces vers ...
  • Colloque sentimental
  • Dans le vieux parc solitaire et glacé Deux formes ont tout à l'heure passé. Leurs yeux sont...
  • Lettres à Friderike
  • Hôtel Regina, le 12 mai 1937 [...] Je ne suis plus celui que j'étais, je suis devenu un...