La pensée d'Alain Médam «est une pensée qui touche ce qu'il y a de plus intangible en chacun: l'âme, le souffle, la vie, ou appelez cela comme vous voulez, l'enfant qu'on porte en soi jusqu'à la mort, dont on accouchera un jour dans son dernier souffle, et que le libre jeu de la pensée, le beau cycle de la pensée tournante, ses rondes, ses voltes, ses révoltes et ses virevoltes, sous le ciel variable et dans les multiples variantes de notre monde, ne cesse d'entretenir, d'alimenter de jour en jour, retardant le plus longtemps possibles celui où l'on en sera fatalement sevré.» (Pierre Ouellet, «Préface», op. cit., p. 12)
«Je veux mourir philosophe» — cela signifie-t-il «mourir avec philosophie»? Pas vraiment. Mourir philosophiquement, cela pourrait vouloir dire: avec résignation, selon cette sagesse du consentement. Ce n’est pas ce que je souhaite. Mourir philosophe, pour moi, cela signifie mourir en méditant, travaillant, éprouvant mon esprit aux questions les plus hautes que je puisse atteindre, jusqu’au dernier instant possible. En se tenant debout, par l’esprit, d’autant plus que le corps s’affaisse; se voulant d’autant plus à vif que la mort, sans le dire, prend ses quartiers en soi. Mourir philosophe, cela ne suppose pas, nécessairement, une grande force de spéculation. Chacun fait comme il peut. Ce qui compte est cette façon de se tenir: se tenir en alerte parce qu’on se tient à l’opposé, si longtemps qu’on le peut, de l’abandon de son esprit.
Aller, donc, jusqu’au bout de soi-même — en tant que vivant qui se questionne —, juste avant d’être contraint de se rendre jusqu’au terme de soi. Philosopher, c’est toujours réfléchir sur l’extrême bord d’un inconnu. Ainsi, de la mort. Rien de surprenant, donc, à l’orée de celle-ci et sur la frange extrême de cet inconnaissable, que soit ressentie l’importance de philosopher. L’ombre qui nous attend exige, de nous, que nous fassions lumière sur ces questions qui accompagnèrent notre vie et que cette vie, précisément, nous dissuada d’aborder jusqu’ici, tant elle nous absorba en ses exigences ordinaires. Dans ce désir, que ressent l’homme vieillissant, de revenir à la pensée philosophique, il se cache un espoir d’immortalité. Si je sais accéder, se dit l’homme, à ce qu’il demeure d’impérissable, d’intangible, dans le champ de la pensée humaine, peut-être demeurera-t-il de moi quelque chose d’intangible? Si je sais faire en sorte que mon esprit, dans ses limites, sache se hisser jusqu’aux spéculations qui élevèrent l’humanité, peut-être ne se laissera-t-il pas tomber, entièrement, dans les bas-fonds de l’impensable? J’aurai pensé, tant que possible. Donc, je serai encore.
Et peut-être les philosophes, eux-mêmes, n’ont-ils guère philosophé qu’afin de ne pas disparaître. Mais n’est-ce pas le cas de tous les créateurs qui laissent, derrière eux, leurs œuvres? Sans doute, mais là, en l’espèce, c’est autre chose, me semble-t-il. Il y a ce désir, cet espoir, chaque fois, d’aller «au bout des choses», vers la vérité, l’ipséité, l’ultime limite de ce qui se pense. Si je sais me rendre jusque là, se dit le penseur — par-delà, au-delà de ce qui se conçoit du réel —, le réel, peut-être, ne se saisira pas de moi de la même façon afin de me faire connaître — en dernière instance — les impératifs de la disparition. La tension aura été telle — vers le métaphysique — que l’emprise de la fin physique, sur moi, ne s’exercera pas de la même façon.
«Ré-flexion». Un retour après un recourbement, après une flexion, tout comme il en va pour un rayon lumineux qui change de direction après avoir frappé une surface réfléchissante. La question est donc: quelle est la surface qui nous renvoie à nous? Qui force à la réflexion notre pensée? Cette surface, c’est le mur de ce que nous ne comprenons pas, qui nous arrête, auquel nous nous heurtons. C’est, à la fois, le monde tel qu’il se trouve être et le fait que, de ce monde, l’être nous échappe. Nous «ré-fléchissons» parce que nous n’avançons plus; parce que l’existence ne s’ouvre plus devant nous; parce que ses touffeurs s’opposent à nos avancées, devenant objets d’inquiétude. Nous ne faisons donc retour sur nous — notre pensée ne se pense elle-même — qu’à l’instant où ces inquiétudes que le monde nous impose, nous rendent soucieux quant à nos capacités d’y faire face. «Ré-flexion», en ce sens, est aveu de faiblesse dont une force surprenante — l’intelligence humaine — peut surgir. S’il ne devait y avoir réflexion, la pensée irait plus vite, plus loin, mais en s’abandonnant elle-même en route. Il faut faire retour pour ne pas se perdre — pour ne pas se perdre de vue soi-même — en ce que l’on défriche et déchiffre.
Une fois la pensée reconduite à elle-même, elle ne peut faire autrement que s’interroger comme pensée. Elle ne se contente pas de se demander: que suis-je, moi, face au monde? Elle se demande aussi: que suis-je face à moi-même? Et elle ne se borne pas, non plus, à poser cette question: quelles idées puis-je produire sur le monde et sur moi? Elle demande, encore: quelle idée puis-je me faire sur l’idée? L’égarement — toujours possible — dans l’irréflexion, incite à saisir mieux ce qui permet de faire le point. Nous voulons comprendre ce qui nous permet de comprendre et, ainsi, nous voulons réfléchir à la réflexion.
Il est impossible de ne partir que de soi. Il est impossible de ne pas partir de soi. Nous ne pouvons ignorer ce que l’humanité pensa avant nous. Nous ne pouvons, non plus, ne plus oser penser par nous-mêmes, sous l’argument que l’entière humanité pensa déjà, bien avant nous, ce à quoi nous prétendons penser. Il est nécessaire de nous soumettre à la critique de ceux qui, avant nous, surent dire mieux que nous ce que nous voulons exprimer sans pourtant renoncer, pour cette seule raison, à l’affirmation de notre parole. Nous avons le droit (en un sens, nous avons le devoir) de ne pas laisser sans expression ce que nous voulons exprimer. Si ce qui ne peut se dire, il faut le taire, ce qui ne peut être tu, il faut le dire. Que cela, qui est dit, soit ou non digne d’écoute, est alors presque secondaire. Et de même, il n’est pas si décisif, finalement, de savoir si ce qui se pense ici, dans l’instant, fut ou non pensé par d’autres — et cent fois plus profondément.
Amateur philosophe? L’amateur est celui qui aime. Incontestablement, je prends plaisir au jeu des idées, à la connaissance, comme l’on dit, des «œuvres de la raison», aux spéculations sur les mondes inconnus qui continuent de faire énigme pour nos esprits. J’aime m’interroger, aussi, sur ce que sont — ou ne parviennent à être — les valeurs humaines, les principes qui doivent guider nos existences. Cette recherche me plaît, me stimule. Elle m’aide à lire le monde; à le déchiffrer; à me déchiffrer, moi-même, lisant le monde. Je tente de trouver des formes d’intelligence qui sachent comprendre — tenir ensemble — ce que j’observe, ce que je ressens, éprouve, ce que j’expérimente ou redoute. Ces formes compréhensives que je tente de me donner — serait-ce par l’écriture d’un simple paragraphe — me procurent le sentiment d’être philosophe, en effet; d’essayer de le devenir; de faire prévaloir la raison sur les passions, la vérité sur les leurres, l’humanité sur l’inhumanité. «Le philosophe, écrit Voltaire, est l’amateur de la sagesse et de la vérité.» Amateur philosophe, je ne puis donc qu’aimer doublement, aimant, en moi, celui qui aime la sagesse et la vérité.
Mais je ne suis qu’amateur et c’est dire, par là, que professionnel, je ne le suis point. Simple dilettante, donc? Probablement. Je me cultive, mais ce jardin où je fais pousser mes plantes, j’ignore comment le nourrir, le soigner, ne disposant pas de l’art ni du savoir du jardinier. Je fais comme je peux, à ma façon, me disant donc que ce que je crois découvrir, voici des lustres que cela fut mis au jour; me disant, aussi, que ces formes que j’entends façonner
pour pouvoir comprendre, ne sont que dérisoires au regard des architectures des philosophes de profession. Ce «travail d’amateur», n’est-ce donc rien que ceci qui puisse naître du plaisir que me donne la philosophie? Du moins, dans mon ignorance, suis-je tenu de penser par moi-même, me dis-je: à partir de moi. Peut-être, ainsi, pourrais-je découvrir une intelligence et une direction. Un sentier d’amateur.
J’ai soixante-dix ans. Je tente de revenir donc aux grandes questions philosophiques: nécessité et liberté; sagesse et action; amour et compassion; espérance et révolte… Voici qu’à cet instant mon regard se détourne de l’ouvrage que je lis et se porte vers le ciel, en oblique, par-delà la fenêtre. Il me semble, à ce moment-là (et c’est une illusion, je le sais), que mon professeur de philosophie, mort depuis des années, se tient là, quelque part devant moi, heureux de me savoir rester fidèle à ce qu’alors — voici plus d’un demi-siècle — je tentais d’être. Et cette illusion, dans l’instant, m’aide à vivre; remplit de sens mon existence. Je m’interroge donc sur la vérité — sur la vérité qu’il peut y avoir à la rechercher — et, cependant que je m’attache à ces questions, je découvre qu’il fait partie de ma vérité particulière de me laisser aller à ce mirage. Est-ce pourquoi mon professeur sourit dans l’image que je m’en donne? Il me considère tenter de penser ma pensée et me félicite, peut-être, de ce que je découvre n’y parvenir point. Quelque chose m’échappe, qui reste une énigme. N’est-il pas heureux que mon maître d’autrefois m’accompagne en cette incertitude? L’image, déjà, s’est évanouie. Il n’en reste que ces mots. Peut-être est-ce cela que mon maître désirait: que je consigne ces mots cependant que lui-même, se dissoudrait dans l’impossible.
Aller, donc, jusqu’au bout de soi-même — en tant que vivant qui se questionne —, juste avant d’être contraint de se rendre jusqu’au terme de soi. Philosopher, c’est toujours réfléchir sur l’extrême bord d’un inconnu. Ainsi, de la mort. Rien de surprenant, donc, à l’orée de celle-ci et sur la frange extrême de cet inconnaissable, que soit ressentie l’importance de philosopher. L’ombre qui nous attend exige, de nous, que nous fassions lumière sur ces questions qui accompagnèrent notre vie et que cette vie, précisément, nous dissuada d’aborder jusqu’ici, tant elle nous absorba en ses exigences ordinaires. Dans ce désir, que ressent l’homme vieillissant, de revenir à la pensée philosophique, il se cache un espoir d’immortalité. Si je sais accéder, se dit l’homme, à ce qu’il demeure d’impérissable, d’intangible, dans le champ de la pensée humaine, peut-être demeurera-t-il de moi quelque chose d’intangible? Si je sais faire en sorte que mon esprit, dans ses limites, sache se hisser jusqu’aux spéculations qui élevèrent l’humanité, peut-être ne se laissera-t-il pas tomber, entièrement, dans les bas-fonds de l’impensable? J’aurai pensé, tant que possible. Donc, je serai encore.
Et peut-être les philosophes, eux-mêmes, n’ont-ils guère philosophé qu’afin de ne pas disparaître. Mais n’est-ce pas le cas de tous les créateurs qui laissent, derrière eux, leurs œuvres? Sans doute, mais là, en l’espèce, c’est autre chose, me semble-t-il. Il y a ce désir, cet espoir, chaque fois, d’aller «au bout des choses», vers la vérité, l’ipséité, l’ultime limite de ce qui se pense. Si je sais me rendre jusque là, se dit le penseur — par-delà, au-delà de ce qui se conçoit du réel —, le réel, peut-être, ne se saisira pas de moi de la même façon afin de me faire connaître — en dernière instance — les impératifs de la disparition. La tension aura été telle — vers le métaphysique — que l’emprise de la fin physique, sur moi, ne s’exercera pas de la même façon.
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«Ré-flexion». Un retour après un recourbement, après une flexion, tout comme il en va pour un rayon lumineux qui change de direction après avoir frappé une surface réfléchissante. La question est donc: quelle est la surface qui nous renvoie à nous? Qui force à la réflexion notre pensée? Cette surface, c’est le mur de ce que nous ne comprenons pas, qui nous arrête, auquel nous nous heurtons. C’est, à la fois, le monde tel qu’il se trouve être et le fait que, de ce monde, l’être nous échappe. Nous «ré-fléchissons» parce que nous n’avançons plus; parce que l’existence ne s’ouvre plus devant nous; parce que ses touffeurs s’opposent à nos avancées, devenant objets d’inquiétude. Nous ne faisons donc retour sur nous — notre pensée ne se pense elle-même — qu’à l’instant où ces inquiétudes que le monde nous impose, nous rendent soucieux quant à nos capacités d’y faire face. «Ré-flexion», en ce sens, est aveu de faiblesse dont une force surprenante — l’intelligence humaine — peut surgir. S’il ne devait y avoir réflexion, la pensée irait plus vite, plus loin, mais en s’abandonnant elle-même en route. Il faut faire retour pour ne pas se perdre — pour ne pas se perdre de vue soi-même — en ce que l’on défriche et déchiffre.
Une fois la pensée reconduite à elle-même, elle ne peut faire autrement que s’interroger comme pensée. Elle ne se contente pas de se demander: que suis-je, moi, face au monde? Elle se demande aussi: que suis-je face à moi-même? Et elle ne se borne pas, non plus, à poser cette question: quelles idées puis-je produire sur le monde et sur moi? Elle demande, encore: quelle idée puis-je me faire sur l’idée? L’égarement — toujours possible — dans l’irréflexion, incite à saisir mieux ce qui permet de faire le point. Nous voulons comprendre ce qui nous permet de comprendre et, ainsi, nous voulons réfléchir à la réflexion.
Il est impossible de ne partir que de soi. Il est impossible de ne pas partir de soi. Nous ne pouvons ignorer ce que l’humanité pensa avant nous. Nous ne pouvons, non plus, ne plus oser penser par nous-mêmes, sous l’argument que l’entière humanité pensa déjà, bien avant nous, ce à quoi nous prétendons penser. Il est nécessaire de nous soumettre à la critique de ceux qui, avant nous, surent dire mieux que nous ce que nous voulons exprimer sans pourtant renoncer, pour cette seule raison, à l’affirmation de notre parole. Nous avons le droit (en un sens, nous avons le devoir) de ne pas laisser sans expression ce que nous voulons exprimer. Si ce qui ne peut se dire, il faut le taire, ce qui ne peut être tu, il faut le dire. Que cela, qui est dit, soit ou non digne d’écoute, est alors presque secondaire. Et de même, il n’est pas si décisif, finalement, de savoir si ce qui se pense ici, dans l’instant, fut ou non pensé par d’autres — et cent fois plus profondément.
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Amateur philosophe? L’amateur est celui qui aime. Incontestablement, je prends plaisir au jeu des idées, à la connaissance, comme l’on dit, des «œuvres de la raison», aux spéculations sur les mondes inconnus qui continuent de faire énigme pour nos esprits. J’aime m’interroger, aussi, sur ce que sont — ou ne parviennent à être — les valeurs humaines, les principes qui doivent guider nos existences. Cette recherche me plaît, me stimule. Elle m’aide à lire le monde; à le déchiffrer; à me déchiffrer, moi-même, lisant le monde. Je tente de trouver des formes d’intelligence qui sachent comprendre — tenir ensemble — ce que j’observe, ce que je ressens, éprouve, ce que j’expérimente ou redoute. Ces formes compréhensives que je tente de me donner — serait-ce par l’écriture d’un simple paragraphe — me procurent le sentiment d’être philosophe, en effet; d’essayer de le devenir; de faire prévaloir la raison sur les passions, la vérité sur les leurres, l’humanité sur l’inhumanité. «Le philosophe, écrit Voltaire, est l’amateur de la sagesse et de la vérité.» Amateur philosophe, je ne puis donc qu’aimer doublement, aimant, en moi, celui qui aime la sagesse et la vérité.
Mais je ne suis qu’amateur et c’est dire, par là, que professionnel, je ne le suis point. Simple dilettante, donc? Probablement. Je me cultive, mais ce jardin où je fais pousser mes plantes, j’ignore comment le nourrir, le soigner, ne disposant pas de l’art ni du savoir du jardinier. Je fais comme je peux, à ma façon, me disant donc que ce que je crois découvrir, voici des lustres que cela fut mis au jour; me disant, aussi, que ces formes que j’entends façonner
pour pouvoir comprendre, ne sont que dérisoires au regard des architectures des philosophes de profession. Ce «travail d’amateur», n’est-ce donc rien que ceci qui puisse naître du plaisir que me donne la philosophie? Du moins, dans mon ignorance, suis-je tenu de penser par moi-même, me dis-je: à partir de moi. Peut-être, ainsi, pourrais-je découvrir une intelligence et une direction. Un sentier d’amateur.
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J’ai soixante-dix ans. Je tente de revenir donc aux grandes questions philosophiques: nécessité et liberté; sagesse et action; amour et compassion; espérance et révolte… Voici qu’à cet instant mon regard se détourne de l’ouvrage que je lis et se porte vers le ciel, en oblique, par-delà la fenêtre. Il me semble, à ce moment-là (et c’est une illusion, je le sais), que mon professeur de philosophie, mort depuis des années, se tient là, quelque part devant moi, heureux de me savoir rester fidèle à ce qu’alors — voici plus d’un demi-siècle — je tentais d’être. Et cette illusion, dans l’instant, m’aide à vivre; remplit de sens mon existence. Je m’interroge donc sur la vérité — sur la vérité qu’il peut y avoir à la rechercher — et, cependant que je m’attache à ces questions, je découvre qu’il fait partie de ma vérité particulière de me laisser aller à ce mirage. Est-ce pourquoi mon professeur sourit dans l’image que je m’en donne? Il me considère tenter de penser ma pensée et me félicite, peut-être, de ce que je découvre n’y parvenir point. Quelque chose m’échappe, qui reste une énigme. N’est-il pas heureux que mon maître d’autrefois m’accompagne en cette incertitude? L’image, déjà, s’est évanouie. Il n’en reste que ces mots. Peut-être est-ce cela que mon maître désirait: que je consigne ces mots cependant que lui-même, se dissoudrait dans l’impossible.