L'Encyclopédie sur la mort


Comment on doit se préparer à la mort

Didier Érasme de Rotterdam

Le petit traité De Praeparatione ad mortem est l'une des dernières oeuvres d'Érasme. Il représente «le testament spirituel» du plus illustre et du plus génial des humanistes chrétiens. Marcel Bataillon déplore que ce «libelle» ait été « injustement négligé par les historiens de la pensée religieuse». Le Père de Lubac partage cette admiration et ce regret. Cet ouvrage a paru à Bâle, chez Froben, à la fin de décembre 1533 ou en janvier 1534. Il est précédé d'une lettre-préface adressée à Thomas Boleyn, comte de Wiltshire, le frère de la malheureuse Anne Boleyn et qui devrait à son tour monter sur l'échafaud.

De toutes les horreurs, la plus terrible est la mort, a dit un philosophe de grand renom (1), mais qui qui n'avait pas entendu le philosophe céleste. Celui-ci nous a enseigné, non pas seulement par ses discours, mais par des exemples indubitables, que la mort du corps ne détruit pas l'homme, mais le divise: l'âme est pour ainsi dire libérée d'une dure prison et accède à un bienheureux repos; le corps est destiné à ressusciter un jour pour participer lui aussi à la gloire. Il n'avait pas entendu cette affirmation de l'Esprit: «Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur » (2) ll n'avait pas entendu Paul se lamenter et soupirer: « Je désire partir pour être avec le Christ (3) et «Pour moi, vivre, c'est le Christ et la mort m'est un gain» Mais ne doit-on pas s'étonner que les hommes qui croient que l'homme entier est détruit par la mort et qui n'ont pas cette espérance que seule nous procure la foi au Christ déplorent la mort des autres et éprouvent, quand ils pensent à la leur, des sentiments d'épouvante et d'horreur. Il y a plutôt lieu de s'étonner qu'il y en ait tant comme moi: qui, parfaitement instruits de la philosophie chrétienne et en faisant profession, ne laissent pas de redouter la mort, comme s'ils croyaient qu'il ne reste rien de l'homme après le dernier soupir; ou comme s'ils se défiaient des promesses du Christ, ou comme s'ils désespéraient sans recours de leur destinée. La première attitude est celle des Sardanapales, la seconde celle des incrédules, la troisième de ceux qui méconnaissent la miséricorde de Dieu. Sur ce point, ils ressemblent aux païens qui sont clans l'ignorance de Dieu. Il ignore Dieu, en effet, celui qui ne sait pas que sa miséricorde est infinie.

Il n'y a pas de doute: cette épouvante que le commun des hommes ressentent à la pensée de la mort provient pour une part de la faiblesse de leur foi, pour l'autre de l'amour des biens terrestres. Il ignore la peur celui qui, rempli de la confiance dont l'Apôtre était animé. s'écrie avec lui: «Si nous vivons, c'est pour le Seigneur que nous vivons; si nous mourons, c'est pour le Seigneur que nous mourons. Dans la vie comme dans la mort, nous sommes donc au Seigneur.» (5) Ce que le Seigneur a pris une fois en sa garde ne saurait périr. Témoin nous en est cette voix prophétique d'une âme sans effroi: «Dussé-je traverser l'ombre de la mort, je ne craindrai aucun mal, car «tu es avec moi» (6). Le Seigneur, qui est fidèle, n'abandonne jamais ceux qui ont mis toute leur confiance en lui; mais il les garde comme la prunelle de son œil. Car il est le Maître de la vie et celui de la mort: et pour lui rien n'est mort, mais toutes choses vivent qui sont unies à lui par la foi. C'est de la faiblesse de la foi que provient l'amour des biens temporels. Si nous croyons de tout notre cœur ce que Dieu nous a promis par son fils Jésus, aussitôt perdent toute valeur à nos yeux les délices de la vie présente, et la mort qui, au terme d'un passage douloureux il est vrai, mais bref, nous introduit dans l'au-delà bienheureux, nous est moins redoutable. Écoutons le cri du Sage hébreu: «O ! mort, que ton évocation est amère! » Mais il ajoute: «à l'homme qui vit en paix au milieu de ses biens.» (7) Il ne dit pas « qui possède des richesses », car beaucoup d'hommes pieux possèdent des richesses; mais il vise celui qui s'y complaît. Et ce qui est dit des richesses doit être entendu aussi des honneurs, des plaisirs, de l'épouse et des enfants, des parents et amis, de la beauté, de la jeunesse; de la bonne santé, bref des biens et avantages de tout genre que la mort arrache indistinctement aux dévots et aux impies. Plus est fort notre attachement à une chose, plus il est douloureux de nous la voir arracher. «Ce qui excite la passion, on y renonce à contre-cœur », dit un sage qui pourtant ignore le Christ. (8) Or ils se passionnent pour ces biens transitoires, ceux qui se reposent en eux comme s'il s'agissait de biens personnels et perpétuels, alors qu'ils nous sont seulement prêtés et pour un temps limité: c'est donc non seulement sans regret, mais avec des remerciements qu'il nous faut les remettre dès qu'il nous les réclame, celui qui nous les a donnés.

En effet, se reposer dans les biens de ce monde, c'est jouir comme d'une possession de ce qui ne doit être qu'à notre usage et d'un usage passager et transitoire. C'est le sens de cette exhortation de l'Apôtre aux Corinthiens: «Reste, mes frères, que ceux qui ont femme vivent comme s'ils n'en avaient pas; ceux qui pleurent, comme s'ils ne pleuraient pas; ceux qui sont dans la joie, comme s'ils n'étaient pas dans la joie; ceux qui achètent, comme s'ils ne possédaient pas; ceux qui usent de ce monde, comme s'ils n'en usaient pas. Car elle passe, la figure de ce monde.» (9) Nous sommes des voyageurs en ce monde, nous n'y habitons pas; étrangers nous logeons à l'auberge, ou, pour mieux dire, sous la tente: nous ne vivons pas dans notre patrie. Toute cette vie n'est qu'une marche vers la mort , et qui dure bien peu de temps; mais la mort est la porte de la vie éternelle.

Chez les Juifs, la durée des contrats était limitée par la loi à une date déterminée; dès lors, plus l'intervalle de temps était court, moins le prix des choses était élevé. À combien plus forte raison devons-nous mépriser tous ces biens précaires, sujets à tant d'accidents et qui, en admettant que nul accident ne nous en prive, nous sont en tout cas arrachés par la mort. Ajoutez cette considération: les coureurs du stade voient quel espace ils ont laissé derrière eux et la distance qui les sépare de la borne d'arrivée; ceux qui autrefois attendaient le jubilé savaient combien de temps il leur était loisible de jouir de leurs achats. Au contraire, il n'est personne parmi les hommes qui soit assuré de vivre le lendemain. Nous courons, mais la mort aux talons, ou plutôt notre corps entier portant en lui la mort. Nous avons reçu la vie du Seigneur comme un don gratuit, mais à cette condition qu'à tout moment nous la lui rendions s'il nous la réclame.

Admettons qu'une longue vieillesse nous soit accordée: elle est accordée à bien peu de gens, tout le monde le sait; même en ce cas, qu'est-ce donc, grand Dieu, que la durée totale de l'homme? Le tour d'un petit stade et où nous courons sans arrêt, bon gré mal gré, que nous dormions, que nous veillions, que nous soyons dans le plaisir ou dans la souffrance. Nous sommes emportés comme par un torrent, dans le flux éternel des âges, même si, à nos yeux et aux yeux d'autrui, nous paraissons immobiles. Dès lors, si nous évaluons le prix des choses de ce monde par la brièveté de leur durée, il va de soi que nous jugerons sans valeur ce qui n'est même pas assuré de l'heure qui suit; et, ce que nous mettons à si bas prix, il nous est facile de nous en détacher.

Ceux qui n'habitent pas chez eux, mais qui voyagent, si quelque bonne chance leur advient dans une hôtellerie ou sur le chemin, évitent de s'y attacher à l'excès, car ils auront bientôt à quitter ce plaisir. S'il s'agit d'une contrariété, ils l'endurent d'un cœur léger, se disant: le dîner ici, le souper ailleurs. «Les choses visibles, dit saint Paul, n'ont qu'un temps; les invisibles sont éternelles.»(10) Ainsi voit-on l'importance de cette partie de la philosophie chrétienne qui nous prépare à la mort et qui, dans cette vue, nous enseigne à contempler les réalités éternelles et célestes pour nous inspirer le mépris des choses temporaires et terrestres.

Platon* déclarait que la philosophie dans son ensemble, n'était qu'une méditation de la mort. Cette méditation, dit-il, implique une préparation et une sorte d'entraînement à la mort; ainsi le jeune soldat, avant d'aller au combat, s'exerce au maniement des armes. (11) Rien de plus utile que cet enseignement philosophique d'un philosophe si nous l'entendons, nous chrétiens, dans un sens chrétien. Ce n'est pas en effet la contemplation des figures mathématiques abstraites ni la représentation des Idées platoniciennes qui nous mettra en état de bien mourir. Mais plutôt de considérer souvent, par les yeux de la foi, combien surpassent toute conception humaine les biens que Dieu, par son fils Jésus, a promis à ses fidèles et les maux dont il a menacé les incrédules et les rebelles. Cette dernière pensée nous détournera du péché, la première nous invitera aux bonnes actions. Et certes il y a une vérité permanente dans certaines doctrines humaines, mais elles ne procurent à personne la véritable béatitude. Mais il est éternel Celui qui nous a fait ces promesses; éternel est Celui qui nous les a transmises; éternel est l'objet de ces promesses, éternelle est la félicité qu'elles octroient aux fidèles qui les accueillent, éternel sera le malheur de ceux qui les méprisent. Cette méditation de la mort, c'est la méditation de la vraie vie. Non seulement elle nous mérite ce que nous promet le philosophe, à savoir que l'âme abandonne avec un moindre regret sa demeure corporelle; mais elle fait davantage: l'âme, soulevée par une allégresse spirituelle, comme le prisonnier impatient de sortir de sa geôle obscure et odieuse, s'élance vers la bien heureuse liberté et vers cette lumière seule digne d'être aimée et qui ne connaît pas de nuit. «Le corps corruptible appesantit l'âme et l'enveloppe terrestre alourdit l'esprit aux préoccupations multiples.» (12) C'est pourquoi le divin Psalmiste s'écrie: «Fais-moi sortir de cette prison, afin que je glorifie ton nom, Seigneur.» (13) hommes, que te soit décernée l'immortalité? Mais pense donc un peu combien tu as de compagnons, et de quelle qualité: alors c'est d'un esprit plus serein que tu supporteras ta condition. Il n'est pas moins impudent de nous indigner parce que nous sommes destinés à mourir qu'il ne le serait si nous nous indignions d'être nés ou d'avoir été créés humains et non pas anges. Dans cette pensée nous trouverons ]a première consolation et elle n'est pas négligeable. Il sera plus efficace encore de supputer la réelle valeur de ce que nous laissons. Beaucoup sentent les tourments de la mort parce qu'ils ne considèrent que les agréments qu'ils laissent ici-bas. Ils évoquent alors la joie de voir le soleil, l'admirable ordonnance de l'univers, les charmes et la beauté de la terre au printemps, les jeux, les banquets, leurs épouses, leurs enfants, leur maison, leur jardin. Mais aussi il nous faut ouvrir l'autre œil, et nous verrons alors combien de maux nous quittons, plus nombreux que les biens; et, parmi les choses que nous tenons pour des biens, combien sont mêlées de douleurs et d'amertumes, Que l'on parcoure par la mémoire toutes les étapes de la vie humaine: conception immonde, gestation périlleuse, naissance pitoyable, enfance exposée à mille maladies, jeunesse souillée de tant de vices, maturité accablée de tant de soucis, vieillesse tourmentée de tant de maux: dès lors je ne pense pas que l'on puisse trouver une seule personne, même née sous une bonne étoile, qui, si Dieu lui accordait de repasser par tous les âges de sa vie passée en suivant le même chemin depuis la conception, avec la perspective de jouir des mêmes bonheurs et de subir les mêmes malheurs, accepterait la proposition. Ainsi, quelle preuve d'irréflexion nous donnons quand nous nous montrons à ce point bouleversés au moment d'abandonner ce que nous refuserions de reprendre s'il nous était permis de le recevoir de nouveau? Et je passe sous silence les maux dont notre vie est environnée, au point que les païens ont estimé que les dieux (pour parler comme eux) ne pouvaient faire à l'homme aucun don plus précieux que la permission de mettre fin à sa propre vie lorsqu'il le trouverait bon et un illustre poète n'a pas hésité à prononcer: «Nul animal n'est plus infortuné que l'homme.» Si l'autorité d'un poète païen nous paraît négligeable, rappelons que l'Ecclésiaste, cet écrivain sacré, n'a pas craint d'écrire;
«Plus heureux est le jour de la mort que celui de la naissance.»




Notes
(1) Aristote.
(2) Apoc., t4.
(3) Phil., 1.
(4) Ibidem.
(5) Rom., 14.
(6) Psaume 22.
(7) Eccli, 41, 1.
(8) Horace.
(9) 1 Cor. 7. 29, ss.
(10) II Cor., 4, 18.
(11) Litt: «s'exerce au poteau» (mannequin qui figurait l'ennemi) n. tr.
(12) Sap., 9. 15.
(13) Psaume 141 (auj. 142,18, n. tr.).
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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