L'Encyclopédie de L'Agora : une vision organique du monde
Si je rassemblais mes écrits sur ce sujet depuis 1970, tout y graviterait autour de la question du rapport entre le vivant et le mécanique en éducation : aider l’enfant à croître de l’intérieur grâce à des nourritures et des soins appropriés ou le construire de l’extérieur par des méthodes assimilables au conditionnement.
De l'archétypce au prototype: le prix de l'égalité en éducation
La vie est inégalitaire. La chose est manifeste et semble immuable chez les plantes et les animaux, mais l’inégalité est dans ces cas compensée par le caractère unique de chaque créature. Il en va autrement parmi les humains, où l’on tend vers l’égalité, au risque d’éroder le caractère unique des individus. Ce risque s’accroît par le passage, en éducation, de l’artisanat à l’industrie. Ce passage a commencé par des techniques pédagogiques simples, comme le boulier et s’est poursuivi notamment en Europe au XVIème siècle, par les progrès dans l’apprentissage de l’écriture. Au même moment , l'enseignement simultané, à l'origine de nos écoles, remplaçait les maîtres d'écriture. On peut dire que l’ère industrielle a commencé aux XXème siècle par les techniques de conditionnement, la pédagogie par objectifs etc., pour déboucher sur des machines complexes auxquelles les humains sous-traitent des activités intellectuelles : la calculatrice et, dans son sillage, ces robots logiques relevant de ce qu’on appelle frauduleusement l’intelligence artificielle. À l’aide de ces méthodes, le plus faible, en toutes choses ou presque, devient de plus en plus efficacement l’égal du plus fort tout en s’assimilant aux machines et aux objets fabriqués en série. On passe ainsi de l’archétype au prototype. (D’où, hypothèse, la montée, chez les enfants, d’un individualisme incompatible avec l’enseignement simultané!)
Cette tendance inquiète de nombreux enseignants et de nombreux penseurs, dont nous. Nous devons toutefois prendre acte du fait que, pour freiner l’emmachination en éducation, il faudrait tempérer le désir d’égalité intellectuelle et le remplacer par celui d’une égale excellence dans des domaines variés et inégaux : aussi fort en judo qu’un autre en physique et tous appelés à l’amour!
Voilà pourquoi j’ai choisi de lancer cette synthèse par ce passage sur la conception vitaliste de l'éducation. On remarquera que le mot âme y retrouve la place qu’il a perdue dans le discours dominant.
L’éducateur vitaliste
«Aucun éducateur vitaliste ne peut s'imaginer être à même de changer ou d'améliorer quelque chose. D'un cône de sapin sort un sapin, d'une faîne un hêtre, d'un gland un chêne, et celui qui veille sur le germe n'est pas le générateur de la croissance ni le modeleur de la forme. Mais une plante a besoin de lumière et d'humidité et deviendra plus ou moins belle selon que je prendrai plus ou moins soin de lui fournir l'une et l'autre.[…].Quels sont maintenant les principaux aliments de l'âme? Le prodige, l'amour et l'exemple. Le prodige, l'âme le trouve par exemple à la vue d'un paysage, dans la poésie, dans la beauté. Qu'on lui présente donc le paysage, la poésie, la beauté et qu'on regarde si elle s'épanouit là. L'amour au sens le plus large – auquel se rattachent la vénération, l'adoration, l'admiration et toutes les formes d'approbation affective – ne réchauffe avec une vraie efficacité que sous l'action de l'être aimant. L'image éternelle de ce mode d'éducation est l'image de la mère aimante et de l'enfant bien-aimé. Qu'on entoure donc l'âme de tous les rayons de l'amour maternel et qu'on regarde si elle s'épanouit là. L'exemple ce sont les dieux, les poètes et les héros. Qu'on donne à l'âme le spectacle des héros et qu'on regarde comment elle s'épanouit là. […]Car c'est là le secret de l'âme de ne s'enrichir qu'en donnant. Ce n'est pas l'amour qu'un homme reçoit, mais l'amour qui s'allume en lui au contact de l'amour reçu, qui nourrit son âme.» Ludwig Klages
La fin est le commencement
La perspective historique la plus longue possible est la voie royale pour préciser le diagnostic et trouver les meilleurs remèdes au mal qui frappe l’éducation.
Au commencement était l’émerveillement…devant le ciel étoilé. Pour en contempler l’ordre, c’est-à-dire, la beauté et la vérité, indissociables l’une de l’autre, on arrachait du temps au labeur quotidien, condition du bien-être du lendemain. Ce furent les premières heures de l’éducation. D’où ce besoin d’étudier venait-il ? Si l’on en croit Pythagore, Platon et bien d’autres, l’homme enferme en lui une parcelle de divinité qui aspire à se fondre dans sa Source éternelle au moyen de la connaissance et de l’amour : connaître pour aimer, aimer parce qu’on connaît. C’est ainsi que, charmé par la musique, Pythagore découvrit la gamme, fonda la physique… et l’une des premières écoles. Mystère des bonnes écoles : union de la vérité et de la beauté, de la science et de l’art.
«Objet de la science : le beau (c'est-à-dire, l'ordre, la proportion, l'harmonie) en tant que suprasensible et nécessaire. Objet de l'art : le beau sensible et contingent, perçu à travers le filet du hasard et du mal.» Simone Weil, La pesanteur et la grâce.
«Tout reposait dans Ur et dans Jerimadeth;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l'ombre
Brillait à l'occident, et Ruth se demandait,
Immobile, ouvrant l'oeil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l'éternel été,
Avait, en s'en allant, négligemment jeté
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles.»
Hugo, Booz endormi
«Tout puissants étrangers, inévitables astres
Qui daignez faire luire au lointain temporel
Je ne sais quoi de pur et de surnaturel;»
Valéry, La jeune Parque
Existe-il une vie intellectuelle? Pas au sens d’occupation, de travail, d’activité, de carrière, mais au sens premier du mot vie. On distingue un style vivant d’un style mort. Peut-on distinguer de façon analogue une personne possédant une vie intellectuelle d’une autre qui en est privée? Question cruciale à un moment de l’histoire où tout conspire à faire de l’être humain une machine, à commencer par la pédagogie constructiviste et d’une manière plus générale par la tendance à réduire l’activité intellectuelle à celle d’un cerveau fonctionnant comme un ordinateur. Seule la vie au sens de carrière, est associée aujourd’hui à l'éducation, la vie en tant que telle ne l'est pas...ou plutôt ne l'est plus car au début du XXe siècle, en réaction aux excès de la révolution industrielle, il y eut dans toute l'Europe un intérêt marqué pour l'éducation centrée sur la vie : en Allemagne dans le sillage de Nietzsche et Klages, en France dans le sillage de Bergson, en Espagne dans le sillage de Miguel de Unamuno, tous des philosophes qui tentèrent de donner sa juste place à la vie, face à une raison devenue trop sûre d'elle-même après trois siècles de rationalisme. En Angleterre, déjà au XIXe siècle, Newman, l'auteur de L'Idée d'université, avait placé la vie au cœur de sa pédagogie.
[…]
En 1920 paraissait en France un livre appelé à connaître de nombreuses rééditions : La Vie intellectuelle de A.D. Sertillanges. Le même auteur a consacré un livre à Bergson quelques années plus tard. Il y aurait donc une vie intellectuelle. La chose paraît bien étrange à nous qui ne connaissons que le travail intellectuel.
La notion de travail évoque l'idée d'une volonté tendue vers la réussite scolaire, comme elle sera plus tard tendue vers la réussite d'un projet. On y sent l'effort plus que le plaisir, la servitude plus que la liberté, et à l'horizon on aperçoit la performance et non l'harmonie.
À l'enthousiasme chez Klages et à l'influence chez Newman, correspond chez Sertillanges l'extase. Les plantes, tout jardinier le sait, n'ont qu'une passion : le soleil. Leur extase c'est la photosynthèse. Ainsi en est-il de la vie intellectuelle. «Toute œuvre intellectuelle commence par l'extase; après seulement s'exerce le talent de l'arrangeur, la technique des enchaînements, des rapports, de la construction. Or, qu'est l'extase, sinon un essor loin de soi-même, un oubli de vivre, soi, afin que vive dans la pensée et le cœur l'objet de notre ivresse.» «Il n'étudiait pas Dieu, il s'en éblouissait », écrivait de son côté Victor Hugo dans Les Misérables, à propos de l'Évêque de Digne.
Dans un ouvrage encore tout chaud sur la culture française (2005), La pensée tiède, écrit par un admirateur anglais du Monde diplomatique, Perry Anderson, on peut lire ce diagnostic sur l'éducation en France et dans le monde:
«La démocratisation par le bas ne pouvait que saper le moral et la cohésion d'une institution nationale qui avait été l'orgueil de la IIIe République. Le prestige de l'instituteur s'est effondré; les programmes n'ont cessé d'être dépecés et revus à la baisse, si bien qu'aujourd'hui le lycéen moyen n'est en contact qu'avec des bribes des grands classiques français; les écoles privées se développent sur ces carences. Il s'agit d'une histoire bien connue que l'on retrouve dans pratiquement toutes les sociétés occidentales. »1,2
L’effondrement a été plus rapide au Québec et la déchirure sans doute plus profonde.
La demande soiciale
Au cours de la décennie 1970, deux historiens français, parmi les plus réputés de leur génération, François Furet et Jacques Ozouf, ont mené avec une armée de chercheurs une enquête minutieuse sur l'alphabétisation des Français à partir du XVIe siècle.
Dans ce prodigieux essor de l'éducation, concluent-ils, c'est la demande sociale qui a été déterminante. Le moindre petit village réclamait des maîtres et des écoles. C'est l'enseignement qui importait aux gens, l'école n'était qu'un moyen parmi d'autres. La Savoie fut l'une des premières régions alphabétisées de France, grâce aux maîtres ambulants.
La grande éclosion
«Rien de prévisible et de standardisé, comme aujourd'hui ; au contraire, une mosaïque d'institutions et de pratiques superposées, rivales, complémentaires, un compromis protéiforme entre des vouloirs locaux, une politique continue de l'Église, des impératifs occasionnels d'État, bref une existence et une histoire d'autant plus fluides qu'elles ont été plus longtemps ignorées par les grandes lois unificatrices de la monarchie. ..»
Déjà le corporatisme parmi les maîtres
L'allusion aux maîtres qui se formaient d'eux-mêmes dans les vallées alpines donne une idée du génie dont les peuples ont dû faire preuve pour faire jaillir de leurs rangs ceux qui auraient la responsabilité de former leurs enfants. L'allusion aux gémissements des maîtres écrivains nous rappelle d'autre part que très tôt le corporatisme a mis un frein aux progrès de la pédagogie et à la diffusion des lumières...
L’erreur fatale dans la formation des maîtres au Québec
Avant la loi Chagnon (1994), un certificat d'un an suffisait à un titulaire de baccalauréat spécialisé, de maîtrise ou de doctorat pour devenir enseignant. Ces spécialistes dans une discipline doivent désormais s'inscrire à un baccalauréat de pédagogie de quatre ans pour avoir le droit d'enseigner au secondaire. Dans ce régime, Einstein n'aurait pas le droit d'enseigner la physique dans nos écoles secondaires....
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Internet : choisir, le nouveau défi
Il faut, rappelions-nous, de l'ascèse, des épreuves en éducation, le savoir ne suscitant la passion que dans la mesure où il apparaît d'abord comme un trésor caché. Vu sous cet angle, Internet inaugure un nouveau règne de la rareté et par suite de la difficulté et de l'ascèse. La bibliothèque universelle est dans chaque maison. Sur le plan matériel, tout est devenu facile et le pauvre est l'égal du riche. C'est alors que commence l'aventure intérieure. Tout est là à portée de l'œil, mais l'excellent, le médiocre, le vulgaire, le sordide, le pervers et le robotique sont offerts pêle-mêle. Il faut trouver les perles et les ranger dans le bon ordre. C'est le nouveau défi et il est beau.
[…]
De quoi nous faire regretter ces temples situés sur de hautes montagnes et habités par des prêtres aristocrates ne livrant leur savoir qu'à une petite élite prête à subir mille épreuves pour mériter cette faveur. L'école est devenue facile au sens ancien du mot comme au sens actuel. Et pourtant elle est encore trop difficile pour une forte proportion des jeunes. C'est encore une fois le programme unique et obligatoire dans un contexte étatique qui est en cause ici et la solution se trouve du côté de la souplesse.
«Dans Le monastère buissonnier, Simon Nadeau, un jeune romancier québécois, opère, en s’adressant à ses contemporains, un retour à une école d’inspiration pythagoricienne.« Tout change cependant, partout, en toute chose et de plus en plus vite. La vie est devenue liquide selon l’heureuse métaphore de Zygmunt Bauman et les glissements de terrain emportent les monastères solides, structurés, hiérarchisés. Simon Nadeau imagine dans ce contexte des monastères de transition à mi-chemin entre la souplesse et la spontanéité de la vie et la solidité des institutions. Il les appelle buissonniers comme certaines écoles marginales du passé, groupuscules d’émerveillés liés par l’amitié, oscillant entre la ville et la campagne, petits vols d’outardes dont la capitaine cède souvent sa place à une autre.»
Les concours et les examens solennels corrigés de façon impersonnelle n’ont plus la cote. Ils ont sombré, au Québec plus qu’en France, dans un discrédit que résume le mot bachotage. S’ouvraIt alors l’ère des écoles sans examens. Dés le début de cette nouvelle ère, j’ai éprouvé le besoin de réhabiliter la pratique surannée en proposant que la sélection des professeurs de cégep s’opère par un concours d’agrégation calqué sur celui de la France pour l’accès à l’enseignement secondaire. Personne n’a pris cette proposition au sérieux. Cela m’a inspiré un article d'intérêt général, intitulé : Des examens sans écoles. J'y propose un concours où chacun, librement, de tout âge, pour l’honneur seulement, aurait,à certaines conditions minimales, accès à des épreuves solennelles corrigées anonymement. Le seul but de cet exercice serait de baliser la voie vers une culture générale digne de ce nom, d’autant plus nécessaire aujourd’hui que le progrès et la spécialisation des sciences la fait paraître inaccessible.Ces épreuves, instituées à titre expérimental, présenteraient aux jeunes des sommets à atteindre et à la société un modèle d’évaluation portant sur l’essentiel : des connaissances bien orchestrées dans une vie intellectuelle.
Tout le monde connaît les inconvénients du bachotage, mais tout le monde sous-estime aussi ceux du régime actuel, où le professeur, juge et partie, hésite à dire la vérité à ses élèves.« Pour pouvoir être sévère sans méchanceté avec un être, il faut aimer cet être d'un amour qui suppose un minimum de familiarité, il faut le connaître assez pour savoir ce qu'il peut supporter sans être meurtri. Un tel amour est impossible quand un professeur rencontre trois cents étudiants nouveaux chaque année pour quelques heures et quand, de son côté, l'étudiant en est à son centième effort pour s'adapter à une figure paternelle nouvelle. Dans de telles conditions, on a toujours le sentiment que le mensonge est moins nocif que la vérité; ce qui est faux. La correction qui n'eût été qu'une bonne leçon devient une humiliation souvent insurmontable quand elle est infligée hors saison. Nous le savons tous par expérience.»
L’échec à un concours est-il préférable pour l’égo de l’étudiant? La réponse à cette question ne peut que varier selon les contextes. Chose certaine par contre, de juge et partie dans le régime actuel, le maître devient un partenaire de l’étudiant dans la préparation d’un examen.l’équivalent d’un entraîneur dans les sports.
Dans le contexte actuel, le retour aux examens solennels aurait aussi l’avantage de rendre impossible le plagiat au moyen d’Internet.
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De la compétition à l’émulation
Le phénomène de la concurrence doit aussi être repensé. Il existe dans le monde des affaires une compétition dont l'objectif est l'élimination pure et simple des concurrents. Elle procède de ce besoin excessif de se comparer que l'on retrouve dans toutes les formes d'hystérie et dans toutes les manifestations de l'insuffisance biologique ou psychologique.
Cette description sommaire de l'homme compétitif correspond à celle que Scheler donne de l'arriviste dans L'homme du ressentiment.
[…]
Il existe pourtant une forme de concurrence parfaitement saine et naturelle, où le besoin de comparaison est secondaire par rapport au sens du réel et de la perfection. Quoi de plus normal pour un jardinier que de désirer avoir le plus beau jardin du village. Les actes qu'entraîne un tel désir n'enlèvent rien à personne et ils sont pour la collectivité une source de richesse et de plaisirs esthétiques. La concurrence de ce genre, à laquelle il conviendrait de réserver le mot émulation, est la vie, la palpitation même des sociétés. Là où règnent la grisaille et la tristesse, on peut être sûr qu'elle est absente. Si nos écoles sont devenues si ternes, c'est, partiellement du moins, parce qu'en voulant éliminer la compétition, on a porté atteinte aux conditions de l'émulation, lesquelles sont aussi fragiles que l'équilibre écologique du Grand Nord. Pour les recréer dans les écoles, il faudra sans doute multiplier les petits potagers à l'intérieur de ces vastes kolkhozes que sont les polyvalentes, les cegeps et les universités.
Dans un milieu organique, rares sont les gens qui ne peuvent pas être reconnus, tant les types de compétence admis sont variés. Celui qui fauche bien le foin n'est pas écrasé par celui qui joue bien du violon, ni celui qui cultive bien les tomates par celui qui coupe bien le bois. Si l'on veut éviter que l'émulation ne dégénère en compétition ou en indifférence, il faut veiller à ce que la variété des dons reconnus permette le jeu des transferts et compensations nécessaires à l'estime de soi. Dans les collèges d'autrefois, dans les pensionnats surtout, l'atmosphère était saine de ce point de vue. à côté des forts en thème, il y avait les forts en musique, les forts en hockey, les forts en art et même les forts en vertu. Dans les groupes des nouveaux collèges qui n'existent que pour quelques heures, seuls peuvent être reconnus les talents qui sont directement reliés à l'objectif poursuivi.
L’élitisme
Tout apprenti en musique doit émuler Jean-Sébastien Bach. L’éducation est essentiellement élitiste : educare : nourrir (pour assurer la meilleure croissance), élever.Autre racine : e-ducere, conduire, guider hors de soi, vers plus grand que soi.
Mais même s'il devait bientôt prendre la forme de l'émulation, l'élitisme paraîtra inopportun aussi longtemps que les idées reçues sur la justice n'auront pas été revivifiées.
Au Québec, comme partout ailleurs dans le monde occidental, la démocratisation de l'éducation a été accomplie sous le signe de la justice horizontale. Cette justice procède d'une vision synchronique et instantanée des choses. Chaque groupe d'âge, isolé artificiellement des autres, est considéré comme étant formé de coureurs qui doivent prendre le départ sur une même ligne et au même moment. Cela s'appelle l'égalité des chances.
On a bien vite compris que la course était truquée, que chaque coureur avait au départ l'avance ou le retard que lui donnait son passé génétique ou social. Mais plutôt que de réviser l'idée qu'on se faisait de la justice, on a tenté de corriger la réalité. Les causes de l'avance, mais surtout celles du retard, ont fait l'objet d'une multitude de travaux savants. L'ensemble du système scolaire fut bientôt traversé par un immense remords: comment éviter que le désavantage initial de l'enfant défavorisé ne soit aggravé par des échecs scolaires? On se demanda ensuite comment utiliser l'école pour contrecarrer l'influence négative de la nature et de la société sur les individus. Le professeur Allan Bloom pose le problème ainsi:
« On peut se demander si une université peut poursuivre sa propre finalité si elle doit s'engager dans la lutte contre l'inégalité sociale. Mais on exigeait d'elle beaucoup plus. Il y avait et il y a toujours une opinion selon laquelle les inégalités naturelles sont aussi offensantes que les inégalités sociales et conventionnelles, et que c'est l'affaire de l'université de corriger les premières comme les secondes. L'université doit donc déclarer la guerre à la nature et à la société au nom de l'égalité. 23.
[…]
En favorisant un être qui a de l'avance au point de départ, nous ne faisons que rendre justice à ses ancêtres, nous achevons l'oeuvre qu'ils ont commencée en amassant leur capital de civilisation. Cette continuité, dont presque tous les parents sentent la nécessité, n'est rien d'autre que l'émulation transposée à l'échelle des générations.
La justice horizontale doit donc être tempérée par la justice verticale. En pratique, cela signifie qu'on doit porter au moins autant d'attention aux exceptions positives qu'aux exceptions négatives.
Où l’auteur rappelle, à partir d’une distinction entre les fins et les objectifs, que l’éducation est un art orienté vers une fin et non une technique visant des objectifs.
Le mot objectif, pris substantivement, était autrefois réservé au langage militaire. Littré note: «Terme de stratégie. Substantivement. Avoir tel point pour objectif, diriger son attaque sur ce point.» L'objectif, était donc un but qu'il fallait atteindre, mais en vue de le détruire.
Selon Larousse, ce mot désigne désormais « un but précis et concret ». Il a subi une métamorphose depuis Littré. Il se souvient néanmoins de ses origines militaires : parce qu'il est demeuré un but précis et concret, l'objectif peut encore être atteint par une stratégie.
C'est pourquoi, sans doute, il semble normal que les technocrates poursuivent des objectifs. Le même mot toutefois paraîtrait tout à fait insolite dans la bouche d'un artiste. On imagine mal Michel-Ange annonçant qu'il s'est donné pour objectif de produire deux David par mois! Le terme n'est pas neutre. Il dérive du mot objet. Il désigne une fin représentable, c'est-à-dire une fin qui est présente dans l'esprit comme un objet est présent dans le monde : avec un contour précis et un contenu exact. Les nombres étant les choses qui réalisent le mieux cette forme de présence à l'esprit, on pourrait dire de l'objectif qu'il atteint sa perfection lorsqu'il peut être traduit par une formule mathématique.
Il existe aussi des fins non représentables. Les artistes le savent par expérience. Quand ils commencent une œuvre, ils ne sont pas dans le même état d'esprit que le maçon dont l'objectif est de poser tant de pierres en tant d'heures. Ils n'ont pas d'objectifs. Ils savent cependant où ils vont, dans la mesure du moins où ils sont inspirés. Ils ont une fin. Elle est présente à leur esprit non à la manière d'un feu de circulation, mais à la manière d'une étoile; non à la manière d'un nombre, mais à la manière, par exemple, de l'idée de justice que personne ne peut définir mais dont tout le monde a cependant une vision assez claire pour pouvoir repérer ce qui s'en éloigne dans la réalité. Il y a dans leur esprit, ce que Pascal appelle un modèle d'agrément et de beauté. Ce modèle est à peine plus clair que l'œuvre qui s'ébauche. Ils ne le connaissent donc pas. Et cependant, ils le connaissent assez pour corriger ce qui s'en éloigne dans les esquisses qu'ils tracent.
Si le modèle avait des contours trop bien définis, ils ne pourraient plus s'en inspirer. Ils ne seraient plus artistes mais techniciens. Le langage courant ne s'y trompe pas. Devant une mauvaise toile, on dit volontiers: ce peintre n'est qu'un technicien. Les techniciens ont d'ailleurs leur revanche. Face à une structure qui s'écroule avant d'être achevée, ils disent: cet ingénieur n'était qu'un artiste!
Extrait :
Paideia est un mot grec signifiant éducation. Le philologue allemand Werner Jaeger lui a donné un sens plus précis et plus évocateur dans son grand ouvrage: Paideia ou la formation de l'homme grec. La paideia est pour lui une formation donnée à la fois par la cité et par un enseignement formel qui est lui-même en harmonie avec ce qu'enseigne la cité de façon informelle: on imagine un philosophe grec expliquant l'idée d'harmonie à ses disciples devant une musique ou un temple qui sont eux-mêmes des incarnations de cette idée. On pourrait résumer ainsi la paideia: nous ne pouvons former (au sens de concevoir) que les idées par lesquelles nous avons été formées (au sens de modeler)... et inversement. Commentant Platon et Protagoras, Jaeger écrit: "l'harmonie et le rythme de la musique doivent être communiqués à l'âme pour que, à son tour, celle-ci devienne harmonieuse et obéisse aux lois rythmiques." (Paideia, p.361)
Voici un extrait de la conférence que Jean-Jacques Wunenburger prononça lors du colloque L'éducation, le temps des solutions, au Centre d'Arts d'Orford , le 29 avril 1988.
Les potentialités psychiques qui sommeillent en chaque enfant ne peuvent prendre une forme unique et achevée que si elles se trouvent fortifiées, c'est-à-dire ni brusquement brisées ou rigidement réprimées, ni à l'inverse laissées en friche, abandonnées à elles-mêmes sans contraintes. Une force quelconque ne croît et ne s'amplifie que dans la mesure où elle se heurte et trouve par là-même une nouvelle forme. L'âme est comparable aux vagues de la mer qui, en se brisant sur les rochers, se trouvent élevées vers le haut, décuplées en force. C'est pourquoi éduquer consiste d'abord à donner du ressort à un être, agir sur lui, avec lui, comme avec un ressort, que l'on va comprimer intentionnellement pour lui donner une force nouvelle capable de le projeter loin au devant de lui-même. Car chaque enfant est une réserve d'énergie inemployée, disponible selon des quantités propres à chacun, mais qu'il s'agit de rendre active par un mouvement de pression qui n'est ni répression ni inaction. Sans obstacle ni contrainte, la force d'âme végète ou meurt. Pliée par une autorité extérieure, elle n'est pas détruite mais au contraire resserrée sur elle-même, préparée pour une expansion proportionnelle à la contraction. Telle est une des lois les plus secrètes de la vie, qui se trouve en fin de compte organiser même des machines simples comme le ressort en spirale, où le mécanisme se règle sur le vivant.
Mais un élan n'est qu'énergie dilapidée s'il n'est pas orienté dans la bonne direction, tendu vers un but, conforme à la réalisation de soi de l'homme. Trop souvent l'éducation ne développe en l'enfant des qualités qu'en vue de servir des fins utilitaires qui le dépassent. Or une de ses premières tâches consiste à se mettre au service de la croissance de la personne, non en la soumettant à un résultat fixé à l'avance, mais en l'entraînant dans une conquête incessante de son propre accomplissement, de son propre perfectionnement. C'est ce qu'avaient compris les Grecs qui concevaient la paideia, de Homère à Aristote, comme une grandeur d'âme aspirant à la manifestation supérieure de la personnalité morale et intellectuelle. L'éducation est bien en ce sens un processus aristocratique consistant à devenir le meilleur, à réaliser la plus haute figure de l'homme. Les aristoi ne sont pas des êtres supérieurs par quelque prérogative de naissance ou privilège acquis, mais des êtres qu'on a aidés à aller de l'avant, à monter au front de la vie, pour être présents sur une ligne qui se déplace toujours au fur à mesure qu'on avance, qui monte de plus en plus haut.
Voici le texte de la conférence qu'Émile Robichaud prononça lors du colloque L'éducation, le temps des solutions, au Centre d'Arts d'Orford , le 29 avril 1988. On peut considérer cette conférence comme un manifeste sur la conception organique de l'éducation.
Le mot grec «OIKOS» signifie maison, habitat et a donné naissance aux mots écologie (étude de l'habitat) et économie (organisation de la maison).Le choix de ce mot annonce une conception de l'éducation qui s'inspire d'une vision du monde fidèle à celle de Platon telle que l'a interprétée Simone Weil, qui a voulu placer la vie au centre de l'univers des valeurs pour en faire la valeur fondatrice.
Dans cette vision du monde, l'homme n'est plus le maître de l'univers qu'il modèle à son image: il habite l'univers et essaie d'établir un rapport harmonieux avec lui.
Cet humanisme accueille la culture plutôt que de vouloir la produire, de toutes pièces, à partir de la raison: il voit en elle «le lieu de l'homme» comme l'écrivait Fernand Dumont.
C'est un humanisme soucieux de bâtir une société et des institutions à la mesure de l'homme sans faire de l'homme la mesure de tout. OIKOS, c'est, surtout, la maison et, par là même, l'affirmation que chacune des écoles a sa vie propre et ne peut pas être le rouage anonyme d'un système.
Un réseau scolaire digne de ce nom n'a pas de succursales: il a des racines et chacune des écoles en est une.
Retenons aussi que le principe de clôture y a toujours été appliqué, l’école par excellence étant le pensionnat, luxe que les familles à l’aise pouvaient s’offrir. Loin de la place publique, protégé même contre l’influence de sa propre famille, l’enfant pouvait recevoir l’empreinte de l’institution, souvent rattachée à un ordre religieux qui avait sa propre philosophie de l’éducation.
L'idée centrale est sans doute celle de la nature formatrice qui, en se reflétant dans l'esprit humain grâce au parallélisme de l'homme et de la nature, entraîne, par son ordre même, le processus éducatif. C'est l'ordre des choses qui constitue le véritable principe enseignant, mais c'est un ordre actif, et l'éducateur ne saurait accomplir sa tâche qu'en demeurant un instrument aux mains de la nature. L'éducation fait donc corps avec le processus formateur qui anime tous les êtres et n'est qu'un des aspects de ce vaste développement.
La contestation dans les universités américaines au cours de la décennie 1960 a provoqué un débat de fond. L'un des grands moments de ce débat fut la publication, par la revue Daedalus, en 1974 et 1975, de deux numéros auxquels une centaine d'universitaires de premier plan ont participé: David Riesman, B.F. Skinner, Clark Kerr, Allan Bloom, Kenneth Boulding, etc.
Voici un résumé de l'article de Robert N. Bellah, professeur de sociologie à Berkeley. L'article s'intitulait “The New Religious Consciousness and The Secular University.” Robert N. Bellah montre comment l'enseignement universitaire actuel est fondé sur la rationalité, mais une rationalité qui n'a plus rien à voir avec la recherche de la vérité ou d'une réalité ultime.
“La connaissance est un outil de manipulation du monde.” Le seul but de l'université, c'est de donner à l'étudiant les moyens concrets et les connaissances suffisantes pour parvenir à cette manipulation.
Tout autre était la conception des grandes sociétés traditionnelles. Dans le confucianisme, par exemple, la relation de l'élève avec son maître était aussi importante que celle de l'enfant avec ses parents. L'enseignement revêtait des formes disciplinaires rigoureuses. Éduquer, c'était transformer un être, lui donner accès à la sagesse. “L'éducation traditionnelle n'était pas une relation entre un sujet fermé et un objet étranger, mais le développement d'une personne transformée par sa relation avec un tout organique qui comprenait la société où elle vivait, le monde de la nature et le cosmos tout entier.”
« L’utilité est la grande idole de l’Époque; elle demande que toutes les forces lui soient asservies et que tous les talents lui rendent hommage. Sur cette balance grossière le mérite spirituel de l’art est sans poids; privé de tout encouragement, celui-ci se retire de la kermesse bruyante du siècle… » « J’espère vous persuader…que pour résoudre dans l’expérience le problème politique dont j’ai parlé, la voie à suivre est de considérer d’abord le problème esthétique; car c’est par la beauté que l’on s’achemine à la liberté » Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, p.89-91.
Faut-il forcer la marche des enfants vers les robots, les algorithmes et l’intelligence artificielle comme nos gouvernements s’engagent à le faire ? Puisqu’ils courent déjà spontanément dans cette direction et devancent même les adultes, ne faudrait-il pas les inviter à se tourner vers d’autres destinations ne serait-ce que pour leur éviter de s’étaler plutôt que de s’étager
L'Encyclopédie de l’Agora n’est pas une somme des connaissances établie par une myriade de spécialistes sans grandes affinités entre eux. Elle est une œuvre, celle d’un auteur principal entouré d’amis ayant des affinités intellectuelles avec lui et ébauchant séparément leur propre synthèse. [En savoir davantage]
« C'est à coups de tonnerre et de feux d'artifice célestes qu'il faut parler aux sens flasques et endormis. Mais la voix de la beauté parle bas: elle ne s'insinue que dans les âmes les plus éveillées. Doucement mon bouclier a vibré et a ri aujourd'hui : c'était le frisson et le rire sacré de la beauté! » Nietzsche
Selon Marguerite Yourcenar, Marc Aurèle,le sage Marc-Aurèle, le divin Marc, est le Romain de l’antiquité dont il subsiste le plus de sculptures. Preuve qu’il a été le plus admiré, aimé. S’il est vrai que la qualité d’un amour se mesure à la beauté, à la variété et au nombre des œuvres d’art qu’il a inspirées, le christianisme est une prodigieuse histoire d’amour.
Plus nous avançons sur le chemin de la paix intérieure et de l'intégrité, plus le sens de l'appartenance croît et s'approfondit. Ce n'est pas seulement l'appartenance [...] à une communauté qui est en cause, mais aussi l'appartenance à l'univers, à la terre, à l'eau, à tout ce qui vit, à toute l'humanité.
La perspective historique la plus longue possible est la voie royale pour préciser le diagnostic et trouver les meilleurs remèdes au mal qui frappe l’éducation.
La caractérologie, une science en plein essor au début du XXème siècle, semble être aujourd’hui en voie d’extinction. Ne serait-ce pas parce que le caractère des personnes a disparu ? Certains maîtres en cette discipline, dont Ludwig Klages, en avaient prédit l’extinction pour cette raison.
Proche du scepticisme sur le plan intellectuel, la neutralité est aussi proche de l'indifférence sur le plan affectif et de l'indifférentiation sur le plan physiologique.