Université

Jacques Dufresne


«Autrefois, précise le Littré, le mot université désignait le corps de maîtres, établi par autorité publique, jouissant de grands privilèges et ayant pour objet l'enseignement de la théologie, du droit, de la médecine et des sept arts, qui sont la grammaire, la rhétorique, la dialectique, l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et la musique.» Utilisé dans ce sens, le mot université vient du mot latin universitas, signifiant compagnie, corporation.

Dans son sens le plus usuel aujourd'hui, le mot université désigne une institution de haut savoir. Il renvoie aux mots univers et universel, venant eux-mêmes de deux mots latins, unus, un, et vertere, tourner. Le mot université signifie littéralement tourné vers l'unité. Il enferme à la fois l'idée de totalité et d'unité. L'université conforme à cette définition serait celle où l'on s'intéresserait à tous les savoirs avec le souci de les rattacher à un principe d'unité. Telle était la conception de John Henry Newman: «Une université ne doit pas s'occuper seulement de science, ni seulement de lettres, ni seulement de théologie, ni seulement de connaissances abstraites ou expérimentales, morales ou pratiques, métaphysiques ou historiques, mais de tout savoir. Elle est en effet le siège réservé à cette vaste philosophie qui embrasse toute vérité, les situe en leur lieu propre et enseigne la méthode à suivre pour atteindre chacune.»1

La pensée de celui que l'on considère comme le père des universités modernes, Wilhem von Humbold, le fondateur de l'Université de Berlin, en 1810, est assez proche de celle de Newman. «L'université idéale, selon lui, se caractérise par l'unité de l'enseignement et de la recherche. "La particularité des établissements scientifiques supérieurs doit être de traiter la science comme un problème non encore entièrement résolu qui doit donc toujours faire l'objet de recherches" (GS, X, p. 251). L'université doit être elle aussi un établissement de culture générale, une Alma mater, réunissant toutes les disciplines sans chercher à dispenser un semblant de formation professionnelle.»2

«Dans son essai sur la Théorie de l'éducation de l'homme», il répond, à la question de savoir ce qu'il faut exiger "d'une nation, d'un siècle, du genre humain": "l'Éducation, la Vérité et la Vertu», qu'il faut répandre jusqu'à ce que «le concept d'humanité" prenne en chaque individu toute sa grandeur et toute sa dignité (GS, I, p. 284). C'est là une tâche que chacun doit toutefois accomplir par soi-même; il doit «absorber - avec tous les moyens que lui offre sa sensibilité - toute la substance présente dans le monde qui l'entoure et dans son moi intérieur, la transformer avec toute la force de sa spontanéité et se l'approprier et, ainsi, instaurer entre son moi et la nature l'interaction la plus large, la plus active et la plus harmonieuse» (GS, II, p. 117). 3

Les universités ont évolué dans une direction opposée à la fin que leur avait assignée les grands réformateurs du XIXe siècle. Elles sont devenues progressivement une juxtaposition d'écoles professionnelles et de disciplines théoriques spécialisées. Parallèlement, les procédés de la raison étaient négligés au profit de la documentation. Au début de la décennie 1940, l'économiste québécois Édouard Montpetit, responsable du développement des sciences humaines à l'Université de Montréal, formulait le diagnostic suivant: «Nous avons confondu la science et la documentation, la logique et le phénomène, la connaissance et la donnée. Certes la science a de merveilleux élans; mais, comme la Renaissance pouvait reprocher au Moyen Âge d'être riche en principes et pauvre en faits, nous devons nous demander si nous ne sommes pas riches en faits et pauvres en principes. Notre malaise vient de ce que nous cherchons le salut dans la documentation plutôt que dans le recours aux procédés de la raison. (...) Le laboratoire n'éclaire pas les destinées humaines, s'il enregistre les phénomènes et les manifestations que lui livre la réalité. La civilisation dépasse les procédés et les recettes. »4

Tous n'ont pas renoncé à l'unité et à l'universalité de l'université. Il y a quelques années les recteurs des universités du Québec formulaient avec regret le diagnostic suivant: «L'Université est devenue, selon les mots célèbres de Clark Kerr, la multiversité, c'est-à-dire cet immense agrégat de dispensation de compétences très diverses, aux finalités parfaitement hétérogènes et correspondant à des niveaux d'exigence très divers. Mais cette diversité extrême s'est dissimulée derrière une façade lisse de diplômes toujours étiquetés de la même façon: baccalauréat, maîtrise et doctorat»5

La réponse à la question que pose ce diagnostic, il faut la chercher dans la pensée de visionnaires comme le physicien roumain Basarab Nicolescu. Il n'hésite pas à affirmer que les maisons de haut savoir doivent revenir aux fins associées au mot université: l'unité et l'universalité. Pour indiquer la voie vers l'unité dans un contexte où l'éclatement semble être la règle, Basarab Nicolescu a développé le concept de transdisciplinarité.Il a également compris que le souci de l'unité implique celui du concret, ce qui l'amène à déplorer le caractère exagérément formaliste et abstrait de l'université actuelle. «La clef de voûte de la transdiciplinarité réside dans l'unification sémantique et opérative des acceptions à travers et au delà des disciplines. Elle présuppose un rationalité ouverte, par un nouveau regard sur la relativité des notions de "définition" et d'"objectivité". Leformalismeexcessif, la rigidité des définitions et l'absolutisation de l'objectivité comportant l'exclusion du sujet conduisent à l'appauvrissement.»6


Notes

1- John Henry Newman, L'idée d'université. Les discours de 1852. Traduction française par Edmond Robillard et Maurice Labelle. Introduction et notes par Edmond Robillard. Ottawa/Paris, Le Cercle du Livre de France/Desclée de Brouwer, 1968. Coll. « Textes newmaniens ».
2- Wilhelm von Humbold et l'éducation, Gerd Hohendorf.
3- Ibidem.
4- Édouard Montpetit, Propos sur la montagne L'arbre 1946.
5- Rapport de la Conférence des recteurs (CREPUQ) sur les nouvelles technologies de l’information, 1996.

Essentiel

La contestation dans les universités américaines au cours de la décennie 1960 a provoqué un débat de fond. L'un des grands moments de ce débat fut la publication, par la revue Daedalus, en 1974 et 1975, de deux numéros auxquels une centaine d'universitaires de premier plan ont participé: David Riesman, B.F. Skinner, Clark Kerr, Allan Bloom, Kenneth Boulding, etc.

Voici un résumé de l'article de Robert N. Bellah, professeur de sociologie à Berkeley. L'article s'intitulait “The New Religious Consciousness and The Secular University.”

Robert N. Bellah montre comment l'enseignement universitaire actuel est fondé sur la rationalité, mais une rationalité qui n'a plus rien à voir avec la recherche de la vérité ou d'une réalité ultime. “La connaissance est un outil de manipulation du monde.” Le seul but de l'université, c'est de donner à l'étudiant les moyens concrets et les connaissances suffisantes pour parvenir à cette manipulation.

Tout autre était la conception des grandes sociétés traditionnelles. Dans le confucianisme, par exemple, la relation de l'élève avec son maître était aussi importante que celle de l'enfant avec ses parents. L'enseignement revêtait des
formes disciplinaires rigoureuses. Éduquer, c'était transformer un être, lui donner accès à la sagesse. “L'éducation traditionnelle n'était pas une relation entre un sujet fermé et un objet étranger, mais le développement d'une personne transformée par sa relation avec un tout organique qui comprenait la société où elle vivait, le monde de la nature et le cosmos tout entier.”

L'esprit critique qui a commencé à se répandre au XVIle siècle a progressivement miné toutes les grandes doctrines sociales et religieuses. Les grands maîtres du doute du XIXe siècle, Marx, Nietzsche et Freud, ont dénoncé tous les masques sous lesquels se cachait l'homo religiosus. Malgré tout, on peut dire qu'un enseignement tenant compte de la formation complète de l'élève a subsisté aux Etats-Unis jusqu'à tout récemment. Mais l'accès des masses à l'université et la sécularisation des programmes a rapidement éliminé toute trace de ce type d'éducation.

Ce sécularisme moderne, en faisant disparaître la tyrannie religieuse, a fait naître une tyrannie pire encore, celle du pragmatisme et de ses conséquences: l'homme bureaucrate, technocrate et manipulateur, qui rejette la transcendance et dont la “vision est unilatérale”, pour reprendre le mot de Blake.

Ce diagnostic posé, l'auteur se réfère à ce que Ricoeur appelle la “naïveté seconde” par opposition à la “naïveté première”, c'est-à-dire à tout ce qui était perçu comme acquis et qui a été miné par la critique systématique.

La “naïveté seconde”, ce serait, une fois la part faite à l'esprit critique, le retour conscient aux grands symboles religieux. Et c'est cette naïveté seconde que Bellah désigne comme “une nouvelle conscience religieuse”. “En usant de mots franchement traditionnels, on pourrait définir la naïveté seconde comme l'accomplissement ultime de l'iconoclasme biblique, qui n'accepte aucun ersatz de la Divinité elle-même.”

L'adepte de cette naïveté nie le caractère définitif de toute interprétation religieuse. Mais à la différence des maîtres du doute, il croit que les symboles religieux ont une signification inépuisable, même s'ils sont sujets à tous les changements sociaux, historiques et idéologiques. L'auteur oppose également cette conscience à la contre-culture; cette conscience religieuse se fait à l'intérieur de la culture moderne et non en opposition avec elle.

Bellah croit que cette nouvelle conscience religieuse pourrait trouver un support dans un département de religion et, éventuellement, si fragile soit-elle, contribuer en s'étendant, à régler le schisme entre le rationalisme désincarné de l'université actuelle et notre être humain tout entier.

 

 


6- Transdisciplinarité

Essentiel

La contestation dans les universités américaines au cours de la décennie 1960 a provoqué un débat de fond. L'un des grands moments de ce débat fut la publication, par la revue Daedalus, en 1974 et 1975, de deux numéros auxquels une centaine d'universitaires de premier plan ont participé: David Riesman, B.F. Skinner, Clark Kerr, Allan Bloom, Kenneth Boulding, etc.

Voici un résumé de l'article de Robert N. Bellah, professeur de sociologie à Berkeley. L'article s'intitulait “The New Religious Consciousness and The Secular University.”

Robert N. Bellah montre comment l'enseignement universitaire actuel est fondé sur la rationalité, mais une rationalité qui n'a plus rien à voir avec la recherche de la vérité ou d'une réalité ultime. “La connaissance est un outil de manipulation du monde.” Le seul but de l'université, c'est de donner à l'étudiant les moyens concrets et les connaissances suffisantes pour parvenir à cette manipulation.

Tout autre était la conception des grandes sociétés traditionnelles. Dans le confucianisme, par exemple, la relation de l'élève avec son maître était aussi importante que celle de l'enfant avec ses parents. L'enseignement revêtait des
formes disciplinaires rigoureuses. Éduquer, c'était transformer un être, lui donner accès à la sagesse. “L'éducation traditionnelle n'était pas une relation entre un sujet fermé et un objet étranger, mais le développement d'une personne transformée par sa relation avec un tout organique qui comprenait la société où elle vivait, le monde de la nature et le cosmos tout entier.”

L'esprit critique qui a commencé à se répandre au XVIle siècle a progressivement miné toutes les grandes doctrines sociales et religieuses. Les grands maîtres du doute du XIXe siècle, Marx, Nietzsche et Freud, ont dénoncé tous les masques sous lesquels se cachait l'homo religiosus. Malgré tout, on peut dire qu'un enseignement tenant compte de la formation complète de l'élève a subsisté aux Etats-Unis jusqu'à tout récemment. Mais l'accès des masses à l'université et la sécularisation des programmes a rapidement éliminé toute trace de ce type d'éducation.

Ce sécularisme moderne, en faisant disparaître la tyrannie religieuse, a fait naître une tyrannie pire encore, celle du pragmatisme et de ses conséquences: l'homme bureaucrate, technocrate et manipulateur, qui rejette la transcendance et dont la “vision est unilatérale”, pour reprendre le mot de Blake.

Ce diagnostic posé, l'auteur se réfère à ce que Ricoeur appelle la “naïveté seconde” par opposition à la “naïveté première”, c'est-à-dire à tout ce qui était perçu comme acquis et qui a été miné par la critique systématique.

La “naïveté seconde”, ce serait, une fois la part faite à l'esprit critique, le retour conscient aux grands symboles religieux. Et c'est cette naïveté seconde que Bellah désigne comme “une nouvelle conscience religieuse”. “En usant de mots franchement traditionnels, on pourrait définir la naïveté seconde comme l'accomplissement ultime de l'iconoclasme biblique, qui n'accepte aucun ersatz de la Divinité elle-même.”

L'adepte de cette naïveté nie le caractère définitif de toute interprétation religieuse. Mais à la différence des maîtres du doute, il croit que les symboles religieux ont une signification inépuisable, même s'ils sont sujets à tous les changements sociaux, historiques et idéologiques. L'auteur oppose également cette conscience à la contre-culture; cette conscience religieuse se fait à l'intérieur de la culture moderne et non en opposition avec elle.

Bellah croit que cette nouvelle conscience religieuse pourrait trouver un support dans un département de religion et, éventuellement, si fragile soit-elle, contribuer en s'étendant, à régler le schisme entre le rationalisme désincarné de l'université actuelle et notre être humain tout entier.

Enjeux

L’examen sans scolarité

Une solution partielle mais juste au problème des frais de scolarité.

Les sophistes du temps de Socrate furent les premiers professeurs d’université. En argent d’aujourd’hui, les frais de scolarité exigés par Protagoras, le plus célèbre d’entre eux, pour une formation complète de quatre ans, s’élevaient à 10 000 drachmes. Si l’on admet, comme le soutient Henri-I. Marrou, qu’un drachme équivaut à une journée de salaire d’un ouvrier qualifié et si l’on établit à 100$ la valeur de la journée actuelle d’un tel ouvrier, les honoraires exigés par Protagoras s’élevaient à 250 000$ par année. Il existe heureusement de meilleures raisons de revenir au système des sophistes, qui consiste à choisir librement le meilleur professeur.

Les cours du MIT sont désormais offerts gratuitement dans le cadre du projet MIT-Opencourseware. «La physique ne m’intéressait plus, avoue tel étudiant français, allemand ou japonais mais depuis que j’ai découvert le cours du professeur X, prix Nobel, j’y suis revenu avec enthousiasme.» De nouveaux commentaires de ce genre s’ajoutent régulièrement sur le site OCW.


Quand cet étudiant aura maîtrisé un sujet grâce à un cours OCW, sera-t-il obligé de s’inscrire au MIT pour obtenir les crédits correspondant à son apprentissage? Les 645 universités de langue espagnole réunies dans le projet Universia ont réglé ce problème. Elles ont en effet entrepris la traduction des cours du MIT. On peut présumer qu’elles s’engagent par là à reconnaître les connaissances acquises par ce moyen.

Les voyages ont toujours formé la jeunesse et les jeunes ont toujours aimé les voyages. Or ils ont aujourd’hui plus que jamais par rapport au passé les moyens de satisfaire ce désir. Plusieurs font coïncider voyage et étude. F.D. a quitté l’université à vingt ans, après deux tentatives infructueuses pour s’adapter à un climat qui ne correspondait ni à ses attentes, ni à ses besoins. Il devient alors serveur de restaurant, ce qui lui permet d’économiser en un peu plus d’un an l’argent (15 000$) dont il aura besoin pour réaliser un rêve, qui fut celui de Goethe et d’un grand nombre d’artistes et d’écrivains de premier plan : un voyage en Italie. Pendant les loisirs que lui laissait son emploi de serveur, il lisait les écrits sur l’Italie de Goethe, Stendhal, Lord Byron et André Suarès. Il rêvait de devenir un grand peintre. Pour quelle raison a-t-il élu domicile à Naples plutôt qu’à Florence, Venise ou Rome? Peut-être parce qu’au Musée de Naples il s’est lié d’amitié avec un gardien qui lui en a facilité l’accès tous les jours gratuitement.

À son retour, F.D. parlait correctement l’italien, il avait fait des centaines d’esquisses, lu, de Vasari à Panofsky, des dizaines de bons ouvrages sur l’histoire de l’art. Quand il correspond avec des amis italiens sur Internet, il leur demande toujours de lui écrire en italien de façon à ce qu’il puisse conserver sa maîtrise de cette langue.

Chacun connaît un exemple de ce genre où l’on voit comment les voyages complétés par Internet peuvent former la jeunesse. Bon nombre de ces jeunes apprennent en un an l’équivalent de ce que les meilleurs étudiants sédentaires apprennent en deux ou trois ans à l’université.

Ne devrait-on pas encourager ce type d’apprentissage? On pourrait le faire de façon à réduire le coût de l’enseignement supérieur. Il faudrait d’abord mettre en place, aux niveaux collégial et universitaire, un système d’examens ne comportant aucune discrimination à l’endroit des étudiants itinérants ou internautes. Celui qui obtiendrait la note de passage recevrait en récompense la moitié de ce qu’une année à l’université coûte à l’état. Libre à lui ensuite d’utiliser cette somme pour entreprendre un nouveau voyage d’étude.

On verrait des jeunes se regrouper soit pour suivre un cours du MIT, soit pour mieux profiter d’un voyage. Il existe déjà de nombreux exemples de ce type de regroupement. Si un étudiant peut arriver à ses fins par ce moyen, pourquoi le contraindre à s’endetter pour payer des frais de scolarité tout en demeurant à la charge de l’état?

On me dira que cette libéralisation de l’accès aux examens aurait pour effet d’appauvrir les universités et d’accélérer leur déclin. Je parie que c’est le contraire qui se produirait. Supposons, ce qui n’est pas du tout invraisemblable, que les étudiants non inscrits réussissent mieux que leurs confrères qui font leurs études de la façon considérée aujourd’hui comme normale. Il en résulterait, entre les deux camps, une émulation qui ne pourrait avoir que des effets bienfaisants pour l’un et l’autre.

Comme Peter Drucker1 le notait déjà il y a vingt ans, les Universités sont victimes de leur monopole. Que cela plaise ou non, ce monopole est en train d’éclater. Le mal, si c’en est un, est déjà fait. Tous les sujets auront bientôt été traités par des maîtres sur Internet. On va au concert pour entendre les meilleurs interprètes du monde, au musée pour contempler les œuvres des plus grands peintres, au cirque pour voir les meilleurs acrobates. L’École, à tous les niveaux, est en crise en grande partie parce qu’elle déroge à la règle universelle du libre accès à ce qu’il y a de meilleur au monde.

Internet donne déjà accès aux meilleurs textes du passé et à une part croissante des meilleurs textes du temps présent. Dans vingt ans, les cours actuels du MIT seront toujours disponibles et ils obligeront les nouveaux professeurs à se dépasser pour rester à la hauteur de leurs prédécesseurs.

Nous revenons ainsi aux origines de l’enseignement universitaire, celui des sophistes, à bien des égards injustement décrié par Socrate. Les sophistes allaient de ville en ville faire montre de leur savoir et leur savoir-faire en tant que pédagogues pour attirer vers eux la clientèle étudiante. Les frais de scolarité de Protagoras étaient de 10 000 drachmes. Un siècle plus tard, les sophistes étant plus nombreux, ces frais avaient baissé considérablement. Isocrate ne demandait que mille drachmes pour une formation complète de quatre ans et il vilipendait ceux de ses confrères qui acceptaient un tarif inférieur. «Il déplorait, précise Marrou, que des concurrents déloyaux acceptent de traiter au rabais pour quatre ou même trois cents drachmes.»2

Désormais, une fois rémunérés par leur institution, les homologues de Protagoras et d’Isocrate offrent leur savoir gratuitement, les maîtres du passé ressuscitent et ces choses se passent non pas à l’échelle de quelques minuscules cités grecques, mais à celle de l’humanité entière. Comment dans un tel contexte les universités pourraient-elles rester enfermées dans leur monopole comme la tortue dans sa carapace?

Cette ouverture au public dont elles vivent et qui est leur raison d’être, sera pour elles une occasion unique de se régénérer, en revenant à un principe solide : c’est le savoir qui importe et non les diverses façons d’y accéder. La situation de monopole dont jouissent les maisons d’enseignement a créé la funeste illusion que l’accès à ces maisons et aux résultats acquis selon leurs règles était plus important que le savoir lui-même.

Tel professeur d’université pakistanais raconte sur le site OCW qu’il se sert tous les jours des cours du MIT dans son propre enseignement. Il devient ainsi pour le plus grand bien de ses étudiants le commentateur d’un maître jusqu’au jour où, devenu maître à son tour, il aura des commentateurs ailleurs dans le monde et des millions de self learners3 dans le monde iront à son école.

En offrant ainsi leur savoir les universités, et leurs étudiants surtout, ont tout à gagner. Sachant qu’il s’expose en le publiant à la critique de ses collègues du reste du monde, le professeur aura tendance à mieux faire son travail ; témoin de cet effort et en bénéficiant lui-même, le contribuable sera mieux disposé à l’égard de ces coûteuses institutions.

Si en plus, le nécessaire est fait pour encourager l’apprentissage hors institution, le savoir se répandra davantage, d’une façon plus juste que dans le passé. Fortes du prestige accru dont elles jouiront dans l’opinion publique, les universités connaîtront une nouvelle prospérité. Une seule chose justifie le monopole actuel des universités sur les diplômes : la présence réelle du maître et le dialogue chaleureux qu’il établit avec ses disciples. Encore faut-il qu’il soit un maître et que le dialogue existe réellement. S’il n’est pas un maître et si en plus il n’établit pas de dialogue chaleureux avec ses étudiants, ces derniers auront tout à gagner en choisissant la voie des examens sans scolarité. Le scénario idéal serait celui où les institutions humanisées seraient plus aptes à satisfaire les besoins des étudiants les plus fragiles, cependant que les plus autonomes, créeraient leurs propres ilôts d’humanité en se regroupant pour voyager ou pour faire leur apprentissage à partir d’Internet.

1- La situation actuelle des universités dans de nombreux pays occidentaux ne confirme-t-elle pas les prédictions que Peter Drucker faisait, il y a vingt ans? En effet, dès 1978, Peter Drucker, faisait un parallèle, pour les U.S.A., entre le système de transport et le système d'enseignement supérieur. On sait comment, au début du XXe siècle, les autoroutes ont remplacé les irremplaçables chemins de fer. À long terme, les syndicats de cheminots, tout-puissants en raison du monopole dont ils jouissaient, devaient avoir une influence néfaste sur les chemins de fer. Les mêmes causes pourraient produire les mêmes effets en éducation, prédisait Drucker:
La permanence va devenir de plus en plus une menace, même pour les professeurs déjà permanents. [...] L'actuelle politique de sécurité d'emploi condamne l'éducation supérieure à devenir une industrie déclinante et, éventuellement, une industrie mourante. Tout indique que les collèges vont devenir les chemins de fer de l'industrie de la connaissance. (Peter F. Drucker, «The professor as featherbeader», dans The Chronicle of Higher Education, 31 janvier 1977).
1- Henri-I. Marrou, Histoire de l'éducation dans l'antiquité, Éditions du Seuil, Paris, 1960, p. 85.
2- Ibid., p. 85.
3- J’utilise l’expression anglaise self learner parce que dans le contexte où on l’emploie au MIT, elle n’a pas les connotations péjoratives du mot autodidacte.



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L'enseignement supérieur, et après? (dossier du Courrier de l'Unesco, septembre 1998).

L'université et la Francophonie, par Jacques Dufresne (Conférence prononcée lors du colloque «L'université et la francophonie», Centre de recherche en civilisation canadienne-française, Université d'Ottawa, 5 novembre 1998).

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