Dégénérations
À l’occasion du bel hommage que les collègues, anciens étudiants et amis ont offert au professeur de philosophie Daniel Tanguay à l’Université d’Ottawa en septembre 2024, on a fait référence à un de ses articles publié en 2003 dans la revue Mens et dont le titre est Une question sacrilège de Pierre Vadeboncœur. La lecture de cet article et du livre de Vadeboncœur auquel cet article fait référence, soit Les deux royaumes, a jeté un nouvel éclairage sur ma perception de la Révolution tranquille.
À l’occasion du bel hommage que les collègues, anciens étudiants et amis ont offert au professeur de philosophie Daniel Tanguay à l’Université d’Ottawa en septembre 2024, on a fait référence à un de ses articles publié en 2003 dans la revue Mens et dont le titre est Une question sacrilège de Pierre Vadeboncœur[1]. La lecture de cet article et du livre de Vadeboncœur auquel cet article fait référence, soit Les deux royaumes, a jeté un nouvel éclairage sur ma perception de la Révolution tranquille. Je croyais qu’un des objectifs de tous les auteurs de cette révolution était de briser l’influence spirituelle de l’Église, voire de liquider l’héritage catholique ; la lecture de l’article de Tanguay m’a sensibilisé au fait que le but visé par Vadeboncœur, un de ses artisans, était de «réévangéliser» un Québec enfermé dans un régime clérical corrupteur à la fois de la politique et de la religion. Le livre de Vadeboncœur témoigne du désenchantement qui l’affligea lorsqu’il prit conscience qu’en fait tout était en train de se déspiritualiser. L’auteur qui avait été éduqué par les Jésuites qui lui enseignèrent tout ce qu’il y a d’important à savoir dans la vie, fut profondément ébranlé de constater que « le désir de satisfaire à un meilleur appel de l’âme n’existait pas, ou était sorti de leur esprit, ou ne faisait pas en eux de lumière[2] … ». Les années 70 troquèrent la quête du meilleur contre la performance et l’insignifiance. Tout comme l’Insensé d’un profond texte[3] de Nietzsche, qui, s’effarant de constater l’inconscience des gens sur la place publique, sentit le besoin de vociférer pour les amener à prendre conscience de la vacuité de leur vie sans Dieu, Vadeboncœur qui ressentait une grande tristesse face à l’hédonisme, au mercantilisme et au militantisme de ces années, posa un question sacrilège à ses contemporains : cette révolution que nous avons réalisée est-elle aussi libératrice qu’on le prétend, n’avons-nous pas confondu liberté et licence ?
Vadeboncœur qui ressentait une grande tristesse face à l’hédonisme, au mercantilisme et au militantisme de ces années, posa un question sacrilège à ses contemporains : cette révolution que nous avons réalisée est-elle aussi libératrice qu’on le prétend?
Nous connaissons tous cette belle et interpellante chanson du groupe Nos Aïeux intitulée Dégénérations :
Ton arrière-arrière-grand-père, il a défriché la terre
Ton arrière-grand-père, il a labouré la terre
Mon ancêtre Jacques Lussier est arrivé au pays probablement à l’été 1665 avec le régiment de Carignan-Salières pour sécuriser les habitants de la Nouvelle-France contre les attaques des Iroquois. Après le traité de paix de 1667, plusieurs soldats démobilisés de ce régiment s’établirent sur les terres mises à leur disposition par l’administration coloniale. Jacques Lussier se vit octroyer des terres à Boucherville et à Varennes. Il s’y installa en 1669 avec Charlotte Lamarche, fille du roi, puis suite au décès prématuré de celle-ci, il se remaria en 1671 avec une autre fille du roi, Catherine Clérice. S’improviser fermiers pour ces deux Parisiens, ne dût pas être de tout repos. Défricher la terre, la cultiver, perdre trois de leurs enfants en bas âge dont un mort-né, les éduquer, perdre des proches lors d’épidémies, vivre sous la menace des incursions iroquoises, tout cela à nos yeux de contemporains, c’est de la misère noire, et pourtant la vie, la vie : on se mariait, on faisait baptiser ses enfants, on « swingnait fort dans les veillées », on offrait des funérailles dignes de ce nom aux siens.
Il m’arrive parfois d’imaginer la réaction que pourrait avoir mon ancêtre devant l’état actuel de notre nation. Il se réjouirait sans aucun doute de notre prospérité, mais s’étonnerait de constater que notre nation risque de disparaître. Il serait estomaqué de voir l’état lamentable du tissu social, de la famille; de constater que les jeunes refusent de s’engager, qu’ils ne se marient que rarement, que trop d’hommes arrivent au travail, comme le chante Charlebois « les yeux fermés bien durs », ou qu’il faille mettre des gants blancs de velours pour ne pas froisser leur sensibilité. Il se demanderait comment des hommes, pères de famille, ont pu voter une loi en 1991 autorisant une adolescente de 14 ans à se faire avorter sans le consentement de ses parents. La colère l’aurait manifestement submergé d’entendre un enfant-roi menacer son père de le poursuivre en justice pour lui avoir coupé les vivres. Puis, il n’en reviendrait tout simplement pas de voir avec quelle facilité sous prétexte d’égalité ou de discrimination positive les patrons et les élus jettent leur dévolu sur une personne incompétente ou qu’un néo-féminisme revanchard faisant preuve d’idéalisme déjanté et d’aveuglement volontaire revendique, la parité hommes-femmes dans tous les domaines. Un profond sentiment de pitié l’aurait sans doute envahi face au narcissisme victimaire de notre époque, particulièrement du féminisme en constant mode de jérémiade juvénile, et un rire inextinguible se serait emparé de lui face à la suffisante condescendance des néo-féministes qui sur toutes les tribunes cherchent à éduquer le mâle. Il s’étonnerait sans doute aussi que le ressentiment d’un grand nombre de gens à l’égard du clergé les ait amenés à jeter le bébé avec l’eau du bain, selon l’expression consacrée, et que nos politiciens aient décidé d’éradiquer la religion catholique des écoles alors qu’une grande majorité des parents choisirent dans les années 80 le cours d’éducation religieuse pour leurs enfants plutôt que le cours d’enseignement moral. Il s’indignerait du turpide manque de reconnaissance et de l’esprit de déconstruction qui amenèrent les autorités à débaptiser l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu en 1976 en celui d’Hôpital Louis-H. Lafontaine, alors que les Sœurs de la Providence s’occupèrent pendant plus de 100 ans de nos malades mentaux en fondant cet hôpital en 1873. Copie quasi conforme à Québec où on renomma l’Hôpital Saint-Michel-Archange en celui de Centre hospitalier Robert-Giffard, alors que dès 1893 les Sœurs de la Charité firent preuve de beaucoup de charité en prenant soin de nos malades mentaux.
Ton arrière-arrière-grand-mère, elle a eu quatorze enfants
Ton arrière-grand-mère en a eu quasiment autant
Et pis ta grand-mère en a eu trois, c’tait suffisant
Pis ta mère en voulait pas, toé t’était un accident
Et pis toé ma p’tite fille, tu changes de partenaires tout l’temps
Quand tu fais des conneries, tu t’en sauves en avortant
Mon ancêtre Catherine Clérice-Lussier n’en reviendrait sûrement pas de constater qu’une femme au foyer, une «trad-wife», est aujourd’hui objet de dérision de la part d’un grand nombre de bourgeoises et que le Québec connaît un des plus faibles taux de fécondité de son histoire[4]. Elle serait révulsée de voir qu’une vie en gestation[5] ait si peu de valeur et que des femmes ministres, sans doute bien intentionnées, aient utilisé l’appellation racoleuse d’aide médicale à mourir pour voiler la réalité de suicides, d’euthanasies. Elle serait heureuse et fière des combats que remportèrent les premières féministes pour le droit des femmes, et de voir ses filles devenir médecins, avocates, scientifiques de renom, mais aurait eu honte de cette petite oie blanche qui, emportée par la mouvance de #moiaussi, décida après deux ans de tergiversations de poursuivre anonymement, un homme de pouvoir pour agression sexuelle alors que, majeure depuis plusieurs années, elle aurait pu le repousser : elle s’en abstint par faiblesse et par crainte de perdre son poste. Mon ancêtre aurait trouvé le courage de cette jeune femme, encensée dans les journaux, bien pâle en comparaison de la bravoure d’une Jeanne d’Arc[6]. Enfin, elle aurait été médusée de l’irrationnalité hystérique des néo-féministes dont témoigne brillamment le tout récent mouvement 4B dont les adeptes disent non au mariage, aux rencontres romantiques, aux relations sexuelles avec les hommes et à la maternité[7].
Mes ancêtres se demanderaient sûrement ce qui s’est passé pour qu’on en soit arrivé à un tel degré de dégénérescence. Ils en trouveraient sûrement dans le fait que les artisans de la Révolution tranquille ont embrassé sans trop de discernement les idées des penseurs modernes à l’origine de la déspiritualisation, de la mercantilisation et de la désincarnation opérée par une conception mécanique de l’être humain. Sur ce thème de la désincarnation, ils auraient beaucoup appris à la lecture des articles que Jacques Dufresne a publié dans la Lettre de l’Agora [8].
Aujourd’hui, la lucidité et l’enthousiasme de ces jeunes qui se forment aux humanités plutôt qu’aux sciences et qui voient la différence entre une vie vécue à l’horizontale et celle qui se vit aussi à la verticale, nourrissent en tout cas mon espérance.
Devant l’état lamentable de notre société mes ancêtres auraient-ils dit à leurs descendants qu’il n’y a rien à faire pour changer la donne ? J’en doute fort, car ils savaient se tenir debout et espérer. Aujourd’hui, la lucidité et l’enthousiasme de ces jeunes qui se forment aux humanités plutôt qu’aux sciences et qui voient la différence entre une vie vécue à l’horizontale et celle qui se vit aussi à la verticale, nourrissent en tout cas mon espérance. Chesterton disait qu’un « être mort peut suivre le courant, mais que seul un être vivant peut aller à contre-courant. » À n’en point douter, ces Raphaël, Eva, Laura-Maude, Gabriel, Jérémie et tant d’autres jeunes sont, je vous l’assure, bien vivants.
[1] https://www.erudit.org/fr/revues/mensaf/2003-v3-n2-mensaf01359/1024641ar.pdf
[2] Les deux royaumes, page 14 .
[3] Gai savoir, page 136 .
[4] « L’indice synthétique de fécondité a diminué de nouveau pour s’établir à 1,38 enfant par femme en 2023, soit l’une des plus faibles fécondités de l’histoire du Québec. » Institut de statistiques du Québec, https://statistique.quebec.ca/fr/produit/publication/naissances-fecondite-bilan-demographique .
[5] « Plus crûment, l’avortement ne signifie-t-il pas dans sa signification profonde la fermeture à l’autre en soi-même ou le remplacement du rapport à autrui par la tentation solipsiste où le moi est la seule réalité existante ? » Jean-Philippe Trottier, Le grand mensonge du féminisme, Michel Brûlé, 2007, page 13.
[6] Voir l’excellent article de Me Jacques Larochelle publié dans une précédente Lettre de l’Agra, https://agora.qc.ca/chroniques/comparaison-de-deux-heroines .
[7] Si ce tout récent mouvement serait jugé extrémiste par la majorité des femmes, il n’en demeure pas moins que plusieurs féministes ont un problème avec les hommes, de l’avis même d’une grande féministe américaine : « Elles craignent et méprisent le masculin. Les féministes universitaires pensent que les rats de bibliothèque intellos qui leur servent de maris personnifient le modèle idéal de la virilité humaine. » Camille Paglia, Femmes libres, hommes libres, PUL, 2019, page 94 .
[8] Https://agora.qc.ca/recherche?q=désincarnation