Les festins de Noël

Nicole Morgan

Hier carnivores, demain herbivores ? Toujours joyeux ?

Gargantua à table. Gravure de Gustave Doré, 1873. Source: https://www.atabula.com/2016/01/03/gastronomie-rabelais/

Les traditions de Noël remontent à ce très riche Moyen âge dont on croirait bien à tort qu’il était sombre et ennuyeux. Il était dur, très certainement, mais, redécouvrons-le, dans son prolongement à la Renaissance Rabelais, l’époque était truculente.

 En relisant « Le Petit Journal illustré », paru en 1934, on retrouve d’ailleurs Gargantua, assis à la table de Noël, dont il ressortira vivant. Ce qui ne fut pas le cas, plusieurs siècles plus tard de ce pauvre petit abbé qui officia les trois de messes de Noël auxquelles nous fait participer un talentueux conteur : Alphonse Daudet[1].

Fermons la parenthèse et revenons à la table de Gargantua ou plutôt à celle d’un festin de Noël offert à sa famille et à ses amis par un gros négociant d’Anvers, au XVIe siècle.

« On servit d’abord deux plats de « carbonates » — c’est ce que nous appelons aujourd’hui biftecks — plus un grand plat d’andouilles, de boudins, de cervelas et de saucisses sur un coulis de jaunes d’œufs et de moutarde fine ; puis encore deux jambons de Malines cuits dans du vin avec une sauce aux tomates ; ensuite un plat de côtelettes de porc frais aux oignons et, pour finir, deux cochons de lait avec une sauce au vin et au sucre...

Ce n’est que le premier service, durant lequel on ne but que de la bière d’orge. Au second service, il y eut des chapons, un très beau dindon rempli de truffes d’Espagne, un cygne farci aux ciboules et cuit à l’étuvée dans du vin du Rhin, deux oies aux châtaignes sur un coulis de chair à saucisse, un pâté de pieds de cochon, une salade au lard et... deux plats de pruneaux. On ne but avec tout cela que du vin de Hainaut, du vin de Liège, du vin du Rhin et du vin de Champagne.

Vous croyez qu’après tout cela on peut se lever de table ? Eh bien ! non. Les bons gargantuas de Flandre n’étaient point rassasiés. Il y eut un troisième service composé de poissons : huîtres, plats de raie, d’esturgeon, de turbot, une tortue à l’étuvée, des cuisses de grenouilles à la sauce aux oeufs, des moules au lait et, par là-dessus, des beignets, des ratons — des crêpes, si vous préférez — des tourtes chaudes, des neiges de crème. Avec tout cela, on but du vin d’Espagne. Enfin vint le dessert : gaufres, gâteaux feuilletés, fromages de Brie et de Hollande, tartes aux conserves de coings, macarons, confitures sèches, gâteaux de riz et de gruau, figues sèches et dragées. Et l’on but force fiasques de vins de Grèce et d’Italie. »[2]

Le menu ne me surprend guère quoique, chaussée de mes sérieuses lunettes d’anthropologue, je relève quantité d’anachronismes que j’aimerais avoir le temps de vérifier. Mais je n’ai pas le temps et puis en cette veille de Noël de 2020 l’humanité n’a plus beaucoup de temps non plus pour penser au comment se nourrir sur une planète en surchauffe.  

Mais ce menu sonne juste quant à la quantité de nourriture absorbée ou il faudrait plutôt dire aux nombres d’animaux (plumes, poils, écailles confondus) qui faisaient les frais des festins.  

Commençons par les calories absorbées : elles étaient gargantuesques, de l’ordre des 6000 calories par jour dans certains couvents et monastères, nos sources les plus précieuses d’étude[3]. Car les moines notaient tout avec tant de précision que même en l’absence d’instruments de mesure nous avons une carte précise des sévères changements climatiques.  Le très célèbre tableau Les chasseurs dans la neige de Pieter Brueghel l'Ancien peint en 1565 est témoin de ce petit Age glaciaire qui s'est abattu en Europe occidentale entre le milieu du XIVe et le milieu du XIXe siècle.[4]  

Ce qui nous fait retourner à la table qui fut souvent dégarnie. Elle le fut par les famines qui ont hanté l’Europe. La France, « à tous égards, pays privilégié, a connu 10 famines générales au cours du Xe siècle ; 26 au XIe; 2 au XIIe; 4 au XIVe; 7 au XVe; 13 au XVIe, 11 en le dix-septième et le 16 au dix-huitième. »[5] [6]

Revenons aux carnivores invétérés que les Européens furent pendant des siècles entre les famines. Braudel nous met en garde de ne pas accepter trop facilement les plaintes littéraires selon lesquelles les paysans pauvres ont été « volés par les riches en vin, blé, avoine, bœufs, moutons et veaux, ne leur laissant que du pain de seigle ». Entre les famines, semble-t-il, « la consommation de viande à grande échelle n'était pas un luxe réservé aux très riches aux XVe et XVIe siècles. En 1580, Montaigne nota des stands de plats dans des auberges de Haute-Allemagne équipées de plusieurs compartiments, permettant aux domestiques d'offrir au moins deux plats de viande en même temps, avec des remplissages, et jusqu'à sept plats les jours spéciaux. " . Dans les périodes entre guerres et famines, les marchés européens regorgent de viande et de céréales à un point difficile à imaginer de nos jours….Les viandes abondaient dans les boucheries et les restaurants: bœuf, mouton, porc, volaille, pigeon, chèvre et agneau .... A part les grosses pièces (sanglier, cerf, chevreuil) la longue liste du marché d'Orléans (à partir de 1391 à 1560) indique des approvisionnements réguliers et abondants de gibier : lièvre, lapin, héron, perdrix, bécasse, alouette, pluvier, sarcelle. ».

 Les Européens étaient donc sanguinaires à bien des égards. Si sanguinaires que les Européens se comportèrent comme des porcs lorsqu’ils furent invités aux tables chinoises où la viande se faisait rare depuis le XIVème siècle. Il n'y avait pratiquement plus d'animaux à abattre : juste le porc domestique (nourri à la maison avec des restes et du riz), la volaille, le gibier et même le chien. Sauf en Mongolie, où le mouton bouilli était courant, la viande n'était jamais servie seule. Il était coupé en petits morceaux, de la taille d'une bouchée, voire haché. Lorsqu'ils ont eu accès à la Chine, nous explique Fernand Braudel, les Européens s'attendaient à ce que leurs « hôtes » les traitent de la même manière qu'ils l'auraient été en Europe. Ils ont ordonné que tous les poulets, les porcs et les bœufs soient abattus, à la grande horreur des Chinois qui en bons hôtes qu’ils étaient, obtempérèrent néanmoins.

Toute une histoire de l’humanité à table était en train de s’écrire et nous commençons seulement à la comprendre.

 

Joyeux Noël!

 


[1] Alphonse Daudet. Les Trois messes basses. http://touslescontes.com/biblio/conte.php?iDconte=431

[2] Traditions de Noël : bûche, sapin, menu de réveillon et chants

(D’après « Le Petit Journal illustré », paru en 1934)

Publié / Mis à jour le dimanche 13 décembre 2020. https://www.france-pittoresque.com/spip.php?article14681

[3] « En ce qui concerne les banquets festifs, ajoute Braudel,  les mêmes moines ont non seulement avalé leur ration ordinaire de pain au lait, de fruits, de viande et de purée, mais la ration de vin et de légumineuses a été doublée et on leur a également offert six œufs et deux oiseaux pour ces extraordinaires Ces rations totalisaient jusqu'à 9 000 calories La période était si prospère que les paysans et les autres ouvriers semblent également avoir participé à une alimentation riche

[4] Une Fabrique de l'histoire exceptionnelle enregistrée le samedi 12 janvier en public à la Sorbonne dans le cadre du Forum France Culture intitulé "La planète se réchauffe... Comment on s'y prépare". https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-de-lhistoire/le-petit-age-glaciaire-les-variations-climatiques-du-passe

[5] Fernand Braudel. La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l'époque de Philippe II. Paris. Armand Colin 1949

[6]  Ajoutons que l’Église soucieuse de civiliser le ventre imposa les périodes d’abstinence imposée. Au 5e ou le 6e siècle le carême de 40 jours devint coutume. La consommation d’aliments d’origine animale est alors proscrite. On ne peut manger qu’un seul repas par jour, et ce, après le coucher du soleil.

 

 

Extrait

"Commençons par les calories absorbées : elles étaient gargantuesques, de l’ordre des 6000 calories par jour dans certains couvents et monastères, nos sources les plus précieuses d’étude. Car les moines notaient tout avec tant de précision que même en l’absence d’instruments de mesure nous avons une carte précise des sévères changements climatiques."

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